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Fiasco à la chypriote

7 min

La gestion calamiteuse de la crise chypriote a miné la confiance dans la sécurité des dépôts placés dans les banques européennes et décrédibilisé le projet d'union bancaire, pourtant indispensable à la sortie de crise.

L’enfer, dit-on, est pavé des meilleures intentions. La gestion de la crise chypriote aurait dû constituer un modèle pour la gestion des crises bancaires en Europe. Ce fut un désastre, l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. En quelques semaines, la faillite d’une économie pesant à peine 0,2 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro (18 milliards d’euros) a réussi à miner la confiance dans la sécurité des dépôts placés dans les banques européennes et à saper la crédibilité du projet d’union bancaire, si laborieusement promu par les dirigeants européens l’an passé. Et pour couronner le tout, Chypre est désormais isolée financièrement du reste de la zone euro par un contrôle sévère des mouvements de capitaux, un précédent qui jette un doute sérieux sur le caractère irréversible de l’union monétaire.

Un système bancaire hypertrophié

A l’origine de la crise, on trouve des ingrédients malheureusement familiers depuis 2008 : un système bancaire hypertrophié, à la tête d’actifs équivalents à sept fois la valeur du PIB, des placements massifs sur la dette souveraine, dont 22 milliards d’euros sur la seule dette grecque ! Avec en prime un ingrédient exotique : le rôle de l’île dans le recyclage des capitaux fuyant le fisc russe, qui représentent le tiers des dépôts gérés par les banques locales. Dès 2011, la dévalorisation de la dette grecque et l’accumulation de créances douteuses absorbent le capital des deux plus grandes banques chypriotes (voir tableau). La faillite de la deuxième d’entre elles, Laiki Bank, n’est évitée que par le rachat par l’Etat de 84 % de son capital. La socialisation des pertes bancaires déstabilise à son tour l’Etat chypriote (voir graphique), qui cherche d’abord un soutien auprès de la Russie, avant de solliciter formellement l’aide européenne en juin 2012.

Estimations et prévisions de la dette publique de Chypre par la Commission européenne, en % du PIB

Chiffrée en novembre à 17 milliards d’euros par Nicosie, l’aide sollicitée devait en principe couvrir à la fois les besoins de financement de l’Etat (7 milliards) et la recapitalisation du secteur bancaire (10 milliards). Une demande jugée irrecevable par la Commission européenne et le Fonds monétaire international (FMI), tant en raison du montant demandé que de son impact sur la dette publique, qui aurait été propulsée à 180 % du PIB. A quoi s’ajoute l’opposition de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Finlande et de l’Autriche à tout arrangement qui laisserait entendre que l’addition laissée par les banques chypriotes et leurs clients russes pourrait être réglée in fine par les contribuables européens, un thème particulièrement sensible outre-Rhin à l’approche des élections générales de septembre 2013.

Doute sur la garantie des dépôts

La position européenne était résumée par le nouveau président de l’Eurogroupe, le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem : "Lorsqu’on prend des risques, on doit les assumer." En d’autres termes, l’Europe est prête à empêcher une faillite de l’Etat chypriote, mais pas de ses banques. En conséquence, le plan de soutien rendu public dans sa première version le 16 mars conditionnait le renflouement de l’Etat chypriote à la prise en charge des pertes bancaires (5,8 milliards d’euros) par le secteur privé. En substance, la Commission proposait la taxation des dépôts bancaires au-delà de 100 000 euros, soit le seuil de garantie harmonisé à l’échelle européenne dans une directive de juillet 2010.

Soucieux de limiter les dommages infligés aux intérêts russes dans l’île, le Président nouvellement élu, Nicos Anastasiades, suggère alors que le prélèvement fiscal porte aussi, à un taux moindre (6,75 %), sur la partie garantie des dépôts (inférieure à 100 000 euros), ce qui permettait de ramener le prélèvement sur les dépôts non garantis de 15 % à 9,9 %. Une proposition que la Commission, contre toute attente, endosse, provoquant une ruée des déposants sur les distributeurs de billets (les banques étant évidemment fermées) et une onde de choc sur les marchés financiers. Pire, le président de l’Eurogroupe laisse entendre que l’accord signé pourrait servir de modèle pour la résolution des crises futures dans la zone euro.

Tandis que le plan est rejeté le 19 mars par des parlementaires chypriotes en état de choc, la Commission commet une nouvelle erreur en évoquant ouvertement la sortie possible de Chypre de la zone euro. La Banque centrale européenne (BCE) ajoute alors à l’atmosphère de panique en menaçant le 21 mars de suspendre le refinancement des banques chypriotes si un accord n’est pas trouvé avec la Commission d’ici le 25 mars. Quatre jours plus tard, le gouvernement de l’île accepte les conditions de la Commission, qui rétablit la protection des dépôts en deçà de 100 000 euros, impose la mise en faillite de Laiki Bank, la deuxième banque du pays, et la conversion en actions des dépôts de la première, Bank of Cyprus, au-delà du seuil de 100 000 euros, synonyme de pertes en capital pouvant aller jusqu’à 60 %.

L’union bancaire est encore loin

La raison l’emporte donc, mais le mal est fait. Elément essentiel de la prévention des paniques bancaires, le principe de garantie des dépôts a été un temps bafoué. Un épisode que le public et les marchés risquent de ne pas oublier en cas de résurgence de l’incertitude financière. Autre conséquence majeure : la crise chypriote a mis en évidence l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir avant qu’une véritable union bancaire ne voie le jour en Europe. Ingrédient essentiel d’une résolution structurelle de la crise, une telle union permettrait de rompre l’interaction explosive entre crise bancaire et dette souveraine qui alimente la crise européenne depuis plus de trois ans. Pour être crédible, elle suppose la mise en place d’une supervision bancaire commune (qui sera assurée par la BCE à partir de mars 2014), d’un mécanisme commun de résolution des crises et d’une garantie européenne des dépôts. Si cette dernière reste nationale en effet, elle ne vaut que pour autant que la solvabilité des Etats garants est assurée, ce qui cesse d’être le cas dès lors que le sauvetage des banques leur incombe.

Bilan des deux plus grandes banques chypriotes en 2011

Au terme de ce qui n’est sans doute que le premier acte de la crise chypriote, la question de la résolution des crises bancaires retrouve toute son actualité. En février 2012, un accord avait été trouvé à Bruxelles pour autoriser le Mécanisme européen de stabilité (MES) à financer la recapitalisation des institutions financières dont la faillite constituerait une menace pour la stabilité de la zone euro ou de l’un de ses Etats membres. En juin 2012, l’Espagne était le premier pays à bénéficier de cette facilité, qui aura été refusée à Chypre, en dépit de la modestie des sommes en jeu. Si le cas chypriote sert de précédent, il faudra en conclure que seules les banques de taille systémique au niveau européen sont susceptibles d’être recapitalisées par le MES, contrairement à la lettre du traité instituant ce mécanisme. Cette position, qui est celle de l’Allemagne, est évidemment fortement discriminante vis-à-vis des pays de petite taille. Et a priori difficilement tenable, tant du point de vue juridique que politique.

Portée à son paroxysme par la gestion calamiteuse de la crise, l’incertitude sur les garanties offertes par les banques chypriotes à leurs déposants a obligé le gouvernement à rétablir le contrôle des capitaux : limitation des transferts de fonds à l’étranger aux transactions commerciales, restriction des sorties d’argent personnel à 3 000 euros par mois et par personne, etc. Ne pouvant circuler hors de l’île qu’à dose homéopathique, les euros chypriotes font désormais figure de monnaie séparée, dont le pouvoir libératoire est sérieusement amputé par rapport à un euro normal. Cette situation ne peut se prolonger sans attiser les spéculations sur une sortie de la zone euro. Une option qui pourrait devenir rapidement attrayante pour une population exposée à une récession à deux chiffres (entre - 15 % et - 20 % sur 2013-2014) et un taux de chômage qui pourrait excéder les niveaux grec et espagnol (26 %) dès l’an prochain.

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