Ces femmes qui migrent seules

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Les migrations se féminisent. Aux motivations économiques s'ajoute la volonté de s'émanciper. Au prix de gros sacrifices pour s'insérer professionnellement en France.

J’ai vraiment galéré. " Fatima a les larmes aux yeux lorsqu’elle retrace son parcours. Cette Marocaine de 47 ans était employée comme femme de chambre dans un hôtel de Marrakech. Elle a débarqué à Marseille en 2000, avec un visa de tourisme, pour trouver "de meilleures conditions de vie" et "plus de respect entre les gens". Ses premières années vont la faire déchanter : cuisinière chez un traiteur marocain, elle gagne 15 euros par jour, pour une douzaine d’heures de travail quotidien. "Une semaine seulement après avoir accouché, j’ai dû retourner aux fourneaux pour ne pas perdre ma place", s’indigne- t-elle. Son mari ne la rejoindra qu’en 2006, après avoir enfin obtenu un visa de tourisme. Lui est toujours en situation irrégulière, mais Fatima a pu obtenir un titre de séjour en 2011, grâce au soutien de la Cimade. Et travaille désormais comme aide à domicile.

Fatima est l’une des actrices "d’une révolution qui ne cesse de prendre de l’ampleur", pour reprendre les termes de l’Unfpa , le Fonds des Nations unies pour la population 1 : les migrations se féminisent. Les femmes représentent aujourd’hui la moitié des quelque 214 millions de personnes qui vivent hors de leur pays d’origine 2. Précisément 53 % en Europe (+ 5 points depuis 1960). Surtout, la nature de cette émigration change, note l’Unfpa : la plupart des femmes émigraient traditionnellement dans le cadre du regroupement familial, mais "les dernières décennies ont vu augmenter le nombre de celles - mariées ou célibataires - qui émigrent seules.".

"Faire ma révolution personnelle"

Les profils de ces migrantes en solo sont très diversifiés : elles sont de tous âges et de tous pays, célibataires ou mariées, non qualifiées ou diplômées... Si certaines fuient un pays en guerre ou des persécutions (mariage forcé, etc.), leurs motivations sont souvent économiques : elles veulent accroître leurs revenus pour bénéficier de meilleures conditions de vie et soutenir leurs proches, parfois leurs enfants restés au pays. Surtout, ces femmes ont pour trait commun la volonté de se réaliser. Elles "développent toutes des parcours migratoires en affirmant leur identité professionnelle dans des stratégies élaborées de projets personnels, d’émancipation sociale, culturelle et économique", explique la sociologue Laurence Roulleau-Berger 3. Pour elles, l’émigration est un moyen d’échapper aux discriminations qui limitent leurs perspectives d’avenir, parce qu’elles sont femmes. "En tant que femme kurde vivant en Syrie, je n’avais aucun espoir, raconte Rhani, qui vient d’obtenir l’asile. L’Etat syrien n’accorde aucune existence légale à de nombreux kurdes, et dans notre société, ce sont les hommes qui font la loi. Je suis partie pour faire ma révolution personnelle."

"C’est le niveau d’éducation plus élevé qui explique pourquoi les femmes sont de plus en plus nombreuses à migrer seules", analyse l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Par ailleurs "ilsemble que pour un nombre croissant de femmes, y compris éduquées, la mondialisation ait participé à l’exacerbation des situations de précarité [départ des hommes vers de nouvelles zones d’emplois, fermetures d’usines dans lesquelles les femmes travaillaient, en raison de la crise, restructurations de secteurs économiques touchés par la concurrence internationale, etc.] ", note la politologue Carine Pina-Guerassimoff 4.

Mais l’émigration est aussi stimulée par la demande de main-d’oeuvre féminine, dans les services à la personne notamment, en Europe, aux Etats-Unis, dans les pays du Golfe... "Ce grand marché mondial du soin d’autrui est soutenu par la demande des sociétés occidentales en carence de "care", sous les effets conjugués de l’engagement professionnel croissant des femmes, la modification des relations entre les générations, l’allongement de la vie...", souligne la sociologue Caroline Ibos 5. Les Françaises qui le peuvent se libèrent en effet des tâches domestiques, non grâce à l’implication de leur conjoint, mais en les sous-traitant à d’autres femmes souvent venues d’ailleurs, et qui ont elles-mêmes parfois délégué à d’autres le soin de s’occuper de leurs propres enfants et parents.

Enclaves ethniques

L’intégration de ces migrantes sur le marché du travail passe quasi systématiquement comme première étape par un employeur de la même communauté d’origine, à un tarif souvent très inférieur au Smic. Ce sont les "enclaves ethniques", pour reprendre l’expression de Laurence Roulleau-Berger. En acquérant une meilleure maîtrise de la langue et en bénéficiant du réseau de leurs compatriotes déjà en poste, elles peuvent ensuite espérer accéder à un emploi mieux rémunéré, mais pas toujours déclaré, dans un secteur où les femmes migrantes sont surreprésentées, comme les services à la personne, le nettoyage, la confection, la restauration, etc.

La plupart de ces migrantes sont victimes d’une double discrimination : en tant que femmes, elles sont plus fréquemment cantonnées, comme les Françaises peu qualifiées, aux emplois à bas salaire, à temps partiel, etc. ; en tant qu’étrangères, elles bénéficient souvent en plus d’un "traitement inférieur à leurs homologues autochtones (...), souligne Laurence Roulleau-Berger. Elles sont embauchées dans des conditions défavorables à qualification égale, le plus souvent sur des contrats précaires, les possibilités de promotion et de mobilité professionnelle restent limitées". Résultat : 38 % des salariées immigrées qui ne sont pas originaires de l’Union européenne travaillent à temps partiel, contre 30 % seulement des salariées non immigrées et respectivement 9 % et 6 % des hommes de même origine 6.

Cette précarisation peut amener une frange de femmes à se tourner vers la prostitution, occasionnelle ou régulière. "Aujourd’hui, en Europe de l’Ouest, et indépendamment des réseaux criminels de traite de femmes pour l’exploitation sexuelle [qui concernerait quelque 1,5 million de femmes dans le monde], 70 % à 80 % des prostituées sont des migrantes étrangères en situation administrative précaire, voire clandestine, note Carine Pina-Guerassimoff 7. Ces femmes (...) n’ont d’autre choix que de se prostituer pour réaliser leur projet migratoire."

D’autres montent leur propre activité, souvent informelle, comme Fatima (qui a fabriqué et vendu pendant plusieurs années des pains à la sauvette avant d’obtenir ses papiers), voire elles mettent à profit leur réseau international, souvent dans la diaspora, pour se lancer dans le commerce transfrontalier. Comme la Sénégalaise Tyffanie, qui fait "du commerce de produits cosmétiques que nous exportons au Sénégal. Nous les achetons en Italie, aux Etats-Unis et récemment nous avons commencé la vente de bijoux fantaisie que nous achetons en Chine".

Trajectoires de diplômées

Les migrantes diplômées ne sont pas non plus à l’abri de la précarité. "Une majorité d’entre elles est soumise en France à un statut d’emploi précaire, à un emploi non déclaré ou se retrouve au chômage", observe Laurence Roulleau-Berger. Ce qui s’explique notamment par "la sous-représentationdes femmes dans les professions les plus recherchées par les pays industrialisés - informatique, ingénierie et commerce - et leur forte présence dans des secteurs tels que l’éducation, l’administration publique ou le droit, où les compétences sont souvent plus difficilement transférables du fait de la réglementation nationale, selon Laura Thompson, la directrice générale adjointe de l’OIM. D’où la difficulté à faire reconnaître leurs compétences sur le marché du travail du pays d’accueil et à trouver un emploi conforme à leurs qualifications".

A cela s’ajoutent souvent la faiblesse de leur réseau professionnel dans le pays d’accueil et le fait qu’il n’existe aucune équivalence automatique entre un diplôme étranger et un diplôme français. Lorsque la candidate n’a pas obtenu son diplôme dans l’Union européenne, elle doit refaire une partie du cursus. Une infirmière, par exemple, devra d’abord réussir le concours d’entrée d’une école où elle passera de une à trois années en formation. De quoi décourager de nombreuses vocations... Monia, qui était infirmière au Maroc avant d’émigrer avec un visa de tourisme, a dû se résoudre à renoncer à son métier. A son arrivée, elle a été employée au noir (600 euros par mois) par une famille pour s’occuper à temps plein d’un parent âgé. Après avoir obtenu un titre de séjour, grâce à un mariage blanc, elle a passé son diplôme d’auxiliaire de vie et travaille aujourd’hui dans une maison de retraite.

Zoom Le mariage comme recours

Migrer pour se marier : le phénomène n’est pas nouveau, mais il concerne un nombre croissant de femmes. Des Chinoises, notamment. "Le développement des agences matrimoniales allié à l’utilisation d’Internet permet d’accroître la visibilité de celles souhaitant trouver un mari et inversement", explique la politologue Carine Pina-Guerassimoff.

Même lorsque le mariage ne constitue pas la motivation de départ, il peut devenir une alternative à l’insécurité sociale et économique, dans le pays d’arrivée. "J’ai trouvé un mari : c’est déjà ça", souffle Natidja. Cette Comorienne de 26 ans est arrivée en France en 2010, avec un passeport français d’emprunt. Un périple financé par ses parents, qui ont vendu deux terrains pour régler les billets d’avion et la "location" du passeport. Hébergée par une amie à Paris, elle est sollicitée par un prétendant qui la fait descendre à Marseille. "Mais cet homme était méchant, explique-t-elle. Je me suis échappée pour aller chez mon oncle." Elle y restera six mois avant qu’un nouveau soupirant ne se présente, un Français d’origine comorienne âgé de 45 ans. "Une fois qu’on se sera marié et que ma situation sera régularisée, j’aimerais faire venir mes deux enfants, qui sont restés avec mes parents." En attendant, elle suit des cours de français au sein de l’association Shebba et cherche du travail pour pouvoir leur envoyer de l’argent.

Même si elles sont plus rares, les trajectoires d’ascension sociale existent cependant aussi. Armig peut en témoigner. Cette Arménienne de 34 ans est arrivée à Marseille à l’âge de 20 ans, comme fille au pair, avec une licence d’économie internationale en poche. Elle obtient une équivalence pour s’inscrire en licence, puis décroche un DEA. Elle est alors embauchée par un assureur d’origine arménienne. Après six ans dans les assurances, elle reprend ses études pour décrocher un DEA de gestion du patrimoine et est recrutée par un grand groupe bancaire. Armig est fière du rôle de pionnière qu’elle a joué, pour sa famille. Sa mère l’a rejointe, son frère aussi, une tante, un oncle... "Aujourd’hui, nous sommes quatorze à Marseille, se félicite-t-elle. Ma cousine, qui a une licence, vient tout juste d’arriver : pour le moment, elle travaille pour mon cousin qui a un restaurant, mais dès qu’elle maîtrisera suffisamment le français, elle poursuivra ses études. Les anciens aident les nouveaux. Et jusqu’à présent, tout le monde a réussi à avoir la nationalité française ou un titre de séjour, et un travail !" Une histoire de réussite pour tant d’autres de galères.

  • 1. Etat de la population mondiale 2006. Vers l’espoir. Les femmes et la migration internationale, Unfpa (www.unfpa.org/public/home/publications/pid/379).
  • 2. Sont également comptabilisées dans ce chiffre les personnes ayant changé de pays sans quitter les territoires où ils vivaient, au gré des changements de tracés de frontières (en ex-Urss, par exemple).
  • 3. Migrer au féminin, par Laurence Roulleau-Berger, directrice de recherche au CNRS, Laboratoire Triangle-ENS Lyon, Puf, 2010.
  • 4. La Chine et sa nouvelle diaspora. La mobilité au service de la puissance, par Carine Pina-Guerassimof, chercheur associé au Laboratoire Sedet-Paris VIII, Ellipses, 2012.
  • 5. "La mondialisation du care. Délégation des tâches domestiques et rapports de domination", par Caroline Ibos, maître de conférences à Rennes II (www.metropolitiques.eu/La-mondialisation-du-care.html).
  • 6. "Immigrés et descendants d’immigrés en France", Insee références, octobre 2012.
  • 7. La Chine et sa nouvelle diaspora. La mobilité au service de la puissance, par Carine Pina-Guerassimof, chercheur associé au Laboratoire Sedet-Paris VIII, Ellipses, 2012.

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