Idées

L’engagement politique, une valeur en déclin

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Le recul de l'adhésion aux partis et aux syndicats suggère que l'engagement dans la vie de la cité serait passé de mode. En réalité, on assiste moins à une disparition qu'à une transformation des modes d'engagement. Mais encore faut-il préciser ce dont on parle exactement.

1. Une notion floue et normative

A écouter certains, notre époque serait celle du chacun pour soi, du triomphe du libéralisme* et de la fin des idéologies, depuis la chute du mur de Berlin et la disparition de l’Union soviétique. Mais voilà qu’éclatent diverses mobilisations de grande ampleur, des révolutions arabes aux mouvements des indignés, tandis que de nombreuses luttes surviennent aux six coins de l’Hexagone pour s’opposer aux fermetures d’usines ou de services publics. Difficile alors d’annoncer la fin des engagements.

C’est que la notion elle-même et les phénomènes qu’elle recouvre sont entourés d’un certain flou et de connotations qui en gênent l’observation. Le Larousse recense ainsi pas moins de seize significations distinctes, selon le contexte ; il cite notamment une "promesse, convention ou contrat par lequel on se lie" et le "fait de prendre parti sur les problèmes politiques et sociaux par son action et ses discours".

L’engagement implique en effet en premier lieu l’idée de cohérence d’une trajectoire personnelle, comme l’avance Howard Becker dans un article devenu classique de 1960 1. Ajoutant que cette trajectoire tient à la réalisation antérieure de "paris adjacents" qui contraignent le comportement de leur auteur en lui interdisant certaines options. L’engagement militant désignerait plus spécifiquement "toute forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause"2. Reste que ses frontières demeurent difficiles à repérer dans la pratique. L’adhésion formelle à une organisation n’est pas en soi une garantie que l’on y soit actif, et réciproquement.

Evolution du taux de syndicalisation en France depuis cinquante ans, en %

Au-delà, l’étiquetage d’une pratique ou d’une personne comme "engagée" implique toujours une part d’arbitraire : faire un don régulier à une cause quelconque suffit-il par exemple à pouvoir se dire engagé, comme le suggère le marketing de certaines organisations non gouvernementales 3 ? De même, certaines formes sont plus reconnues que d’autres, y compris par les chercheurs, comme le notent Johanna Siméant et Frédéric Sawicki : le militantisme altruiste attire désormais davantage l’attention que les revendications dans la sphère du travail rémunéré, les mouvements globaux plus que les locaux, ou les mouvements associés à la gauche plus que ceux liés à la droite. Autant de distinctions qui, à l’instar d’autres, ne tiennent pas toujours à l’analyse et qui biaisent, en tout état de cause, le regard sur l’évolution des formes d’engagement, en exagérant certaines "nouveautés" et en en occultant certains aspects. A commencer par les liens qu’ils entretiennent entre eux, du fait notamment des engagements multiples, mais aussi les mécanismes de sélection des militants, ainsi que les ressources sociales nécessaires à ces derniers et les rétributions que leur activité leur apporte. A trop vouloir en faire une affaire de morale et de convictions, on tend en effet à occulter la multiplicité des ressorts de l’engagement, ainsi que ses transformations.

2. Une dynamique personnelle et collective

Les différentes études statistiques qui se sont penchées sur le profil des militants convergent pour montrer que ceux-ci ne se recrutent pas aléatoirement dans l’espace social. Quel que soit le type d’organisation considéré, certaines variables comme la catégorie socioprofessionnelle, le genre et surtout le niveau d’études influent sur la probabilité de s’engager. Et ce d’autant plus que l’on s’élève dans les instances dirigeantes. Les défenseurs d’une même cause présentent ainsi plus largement une certaine homogénéité du point de vue social.

Néanmoins, la seule formulation de ce constat ne suffit pas à l’expliquer. Il faut pour cela s’intéresser aux trajectoires biographiques, et en particulier à leurs modes de socialisation, y compris antérieures à l’engagement lui-même. C’est ce que s’emploie à faire un nombre croissant de travaux qui envisagent l’engagement comme une "carrière". Il s’agit non seulement de comprendre pourquoi on va s’engager pour une certaine cause à un moment donné, mais aussi les facteurs qui vont faire qu’un tel engagement va durer ou non.

Zoom La question des rétributions

Une autre opposition a la peau dure en matière d’engagement, celle entre désintéressement et recherche de gratifications personnelles. S’inscrivant dans le cadre de la théorie du choix rationnel, Mancur Olson pointait ainsi dans Logique de l’action collective (1965) un fameux paradoxe : si un individu peut bénéficier des retombées d’une mobilisation sans assumer les coûts de la participation, il a tout intérêt à se comporter en "passager clandestin". Mais si tous font de même, l’action collective ne peut avoir lieu ! Pour éviter une telle situation, certaines organisations ont mis en place des "incitations sélectives", en rendant la non-participation plus coûteuse ou en réservant les avantages obtenus par la lutte à leurs seuls membres (c’est le principe du closed-shop syndical en vigueur dans certains pays, mais pas en France).

Une décennie plus tard, Daniel Gaxie va à son tour s’inscrire en faux contre une vision d’un engagement purement désintéressé et altruiste. Pour cela, il liste les rétributions, matérielles comme symboliques, que celui-ci peut apporter, sans être cependant nécessairement perçues ou recherchées comme telles 1. L’engagement peut ainsi apporter une image de soi valorisante, de nouvelles relations ou des compétences potentiellement valorisables dans d’autres sphères. Il met en outre en évidence l’existence d’un "effet surgénérateur" de l’engagement qui a tendance à s’auto-entretenir et à s’amplifier à mesure qu’il s’approfondit.

On retrouve cette idée chez Albert Hirschman, qui avance, contre la vision d’Olson, que l’activité militante est à elle-même sa propre récompense. Les coûts de la lutte ne sont ainsi pas à retrancher aux gains qu’elle vise mais s’y ajoutent. Au passage, Hirschman relève un autre paradoxe, qui révèle la prédominance du discours des intérêts sur celui des passions : alors qu’il est admis que des bienfaits pour autrui peuvent venir en surcroît de la recherche de son intérêt personnel, la réciproque apparaît bien choquante.

  • 1. "Economie des partis et rétributions du militantisme", Revue française de science politique n° 1, vol. 27, 1977, pp. 123-154.

S’intéressant aux profils des fondateurs de Médecins sans frontières, Johanna Siméant 4 remarque, par exemple, que ceux-ci présentent notamment un certain goût pour l’aventure, que celui-ci se soit développé à l’armée, dans le scoutisme ou dans le service d’ordre d’un parti politique, allié à un rapport de relatif dilettantisme par rapport à la médecine. Julien Fretel 5 montre pour sa part que les adhérents de l’ex-parti centriste de l’UDF sont nombreux à avoir incorporé au sein des familles catholiques où ils ont grandi un "ethos ecclésial" les disposant à se tourner vers les autres. L’entrée dans l’engagement implique en outre une certaine disponibilité biographique, qui peut elle-même résulter de ruptures dans sa trajectoire (séparation conjugale, perte ou changement d’emploi, déménagement, etc.).

Taux d’adhésion à des associations selon la taille de l’unité urbaine en 2008 en France métropolitaine

Reste que pour s’entretenir, ces dispositions à l’engagement doivent rencontrer une "offre" de militantisme correspondante. Celle-ci varie en effet en fonction des contextes et des périodes, et les membres d’une même organisation peuvent relever de logiques de recrutement différentes selon les lieux, comme l’a montré Frédéric Sawicki à propos du Parti socialiste 6. Etudiant trois fédérations différentes (l’Ille-et-Vilaine, le Nord et le Var) dans les années 1990, il met en évidence des profils homogènes au sein de chacune, tant du point de vue de l’appartenance à diverses organisations non directement politiques (mouvements de jeunesse, syndicats, etc.). Mais ces profils sont différents d’un "milieu partisan" à l’autre en raison d’histoires locales contrastées. Cet ajustement réciproque entre dispositions individuelles et attentes organisationnelles emprunte des canaux tout autant cognitifs - avec un alignement des "cadres" par lesquels chacun analyse le monde social - qu’émotionnels.

La sociabilité joue, enfin, un rôle essentiel tant à l’origine que dans la permanence de l’engagement. Le regard des "autrui significatifs"** influence en effet fortement la durée de l’engagement. Il s’agit aussi de réaliser un certain nombre d’apprentissages : celui des techniques du militantisme, mais aussi de la reconnaissance de ses effets, et d’en retirer un certain plaisir. La disparition ou l’atténuation de ces facteurs peut a contrario enclencher un processus de désengagement ou de reconversion, comme l’ont analysé les auteurs de l’ouvrage dirigé par Olivier Fillieule (voir "En savoir plus").

Enfin, il ne faut pas négliger le niveau du contexte social plus général qui peut être plus ou moins favorable à telles ou telles formes d’engagement. Partant du constat d’une alternance de périodes de forte conflictualité sociale, comme les années 1960, et d’autres plus pacifiées, Albert Hirschman 7 avance l’idée selon laquelle existeraient, tant au niveau individuel que collectif, des cycles caractérisés par l’oscillation entre investissement dans les affaires publiques et recherche de son bonheur privé, le moteur du passage d’une priorité à l’autre résidant selon lui dans l’expérience de la déception. Reste à se demander si d’une période à l’autre, les formes des engagements évoluent également.

3. L’avènement de "nouveaux" militants ?

Dans La fin des militants ? (1997), Jacques Ion a émis l’hypothèse d’une transformation des formes d’engagement. Il y a eu le militantisme "total", caractérisé par un investissement intense au service de sa cause et impliquant d’importants sacrifices dans sa vie personnelle, au détriment notamment de sa vie familiale et de ses loisirs, mais aussi un dévouement discipliné vis-à-vis de la hiérarchie organisationnelle. Lui aurait succédé un engagement plus distancié, marqué par une participation à la carte, avec un souci de préserver sa vie privée et son intégrité, et une méfiance vis-à-vis des structures bureaucratiques et pyramidales.

Ces nouveaux militants s’investiraient en fonction de leurs propres rythmes et n’hésiteraient pas à sauter d’une cause à l’autre en fonction de l’urgence perçue du moment. Usant d’une métaphore évocatrice, Jacques Ion résume cette évolution, dont il situe la source dans le processus d’individualisation***, en expliquant que le "timbre", que l’adhérent partisan ou syndical collait sur sa carte, a laissé la place au post-it, qui se décolle et se recolle facilement sur tout type de support. La "remise de soi" des militants communistes 8 est la figure typique du premier, tandis que le second s’incarnerait dans les collectifs horizontaux et informels qui ont les faveurs des médias. Leurs mises en scène festives fournissent en effet des images bien plus intéressantes à leurs yeux que les manifestations "routinisées" des militants "traditionnels".

Taux d’adhésion ou de multi-adhésion à des associations en 2008 en France métropolitaine, selon l’âge

Pourtant, la mise en avant de l’horizontalité et de l’informalité au sein de ces collectifs aboutit en pratique à favoriser la mise en place d’une division du travail militant inégalitaire favorisant les plus dotés en capital militant****. Ces rapports de domination, qui se traduisent aussi dans l’inégale capacité à prendre la parole en public et recoupent notamment les inégalités de genre, sont ainsi d’autant plus efficaces qu’ils sont niés 9.

De même, la pureté revendiquée par certains mouvements et en particulier le refus de tout porte-parole finit par rendre leur message totalement inaudible, à l’instar d’Occupy Wall Street 10. On peut finalement avancer que ce sont davantage les règles du jeu de l’engagement qui ont évolué que les militants eux-mêmes. La nécessité d’attirer l’attention des médias semble se faire plus pressante, de même que la maîtrise d’une certaine expertise technique, notamment juridique, tandis que les luttes s’internationalisent et se prolongent sur la Toile.

Taux d’adhésion à des structures associatives en France métropolitaine en 2008, selon le niveau de diplôme, en %

On peut se demander enfin si cette promotion d’un certain engagement associatif, altruiste, ne participe pas aussi à une certaine dépolitisation, au sens d’une évacuation du débat public. C’est la thèse que défend notamment Nina Eliasoph 11 après avoir enquêté aux Etats-Unis au sein d’associations de loisirs, mais aussi d’action sociale et de militants écologistes. Dans chaque cas, des motifs différents - respectivement cultiver une camaraderie désinvolte, préserver l’espoir et la foi dans son activité et passer pour des citoyens responsables - conduisent à une même "évaporation" du politique. La célébration des associations comme des "écoles de démocratie" en ressort largement égratignée, tout comme dans l’enquête de Camille Hamidi auprès de trois associations à Saint-Denis et à Nantes. Après avoir analysé les motifs et les attentes qui animent les membres d’une même structure, elle montre que leur engagement ne favorise pas automatiquement le développement d’un intérêt pour la chose publique et l’acquisition des compétences associées.

  • 1. "Sur le concept d’engagement", SociologieS, 2006 (1960), accessible sur http://sociologies.revues.org/642
  • 2. "Décloisonner la sociologie de l’engagement militant", par Johanna Siméant et Frédéric Sawicki, Sociologie du travail n° 51, 2009, p. 98 (souligné dans l’original).
  • 3. Sur la rationalisation et les ambiguïtés du marketing direct dans les ONG, voir ONG et Cie. Mobiliser les gens, mobiliser l’argent, par Sylvain Lefèvre, PUF, 2011.
  • 4. Voir "Entrer, rester en humanitaire : des fondateurs de MSF aux membres actuels des ONG médicales françaises" dans le dossier "Devenirs militants" de la Revue française de science politique (voir "En savoir plus").
  • 5. "Quand des catholiques vont au parti", Actes de la recherche en sciences sociales n° 155, 2004, pp. 76-89.
  • 6. Les réseaux du Parti socialiste, Belin, 1997. Julian Mischi a adopté une démarche similaire à l’égard du PCF dans Servir la classe ouvrière, PUR, 2009, tandis que Françoise Piotet et ses coauteurs ont mis en évidence le caractère d’ "anarchie organisée" de la CGT dans La CGT et la recomposition syndicale, PUF, 2009.
  • 7. Bonheur privé, action publique, coll. L’espace du politique, Fayard, 1983 (1982).
  • 8. Voir Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, par Bernard Pudal, Presses de la FNSP, 1989.
  • 9. Voir "Le capital militant. Essai de définition", par Frédérique Matonti et Franck Poupeau, Actes de la recherche en sciences sociales n° 155, 2004, pp. 4-11.
  • 10. Voir "Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même", par Thomas Franck, Le Monde diplomatique, janvier 2013.
  • 11. L’évitement du politique, Economica, 2010 (1998).
* Libéralisme

Doctrine consistant à poser le principe de la liberté individuelle comme premier. On peut en distinguer différentes formes : politique, culturel ou économique notamment, tandis que certains, comme Amartya Sen, attirent l'attention sur la différence entre libertés formelles et libertés concrètes, qui impliquent un certain nombre de supports collectifs.

** Autrui significatif

Notion forgée par le psychosociologue George Herbert Mead pour désigner les personnes qui font partie concrètement de notre entourage et jouent de ce fait un rôle essentiel dans notre socialisation.

*** Individualisation

Processus historique de longue durée au cours duquel les individus tendraient à s'autonomiser par rapport à leurs groupes d'appartenance, en particulier ceux qui leur sont assignés (famille, religion...).

**** Capital militant

Ensemble de savoirs et de savoir-faire incorporés au cours d'une expérience militante, sous forme de techniques et de dispositions à intervenir ou à obéir, et qui peuvent être reconverties dans d'autres sphères.

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