Idées

Margaret Thatcher, ou le volontarisme libéral

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Inspiratrice de la révolution néolibérale, la Dame de fer croyait profondément dans la capacité de la politique à changer le monde.

La disparition de Margaret Thatcher le 8 avril dernier a fait couler beaucoup d’encre, et c’est normal. Première femme à devenir Premier Ministre de Sa majesté et à diriger un grand pays industriel, elle est parvenue à occuper le 10 Downing Street, durant plus de dix ans - de mai 1979 à novembre 1990 -, un record inégalé depuis la fin du XVIIIe siècle. Surtout, elle fut l’inspiratrice d’une révolution libérale dont nous subissons encore les conséquences, même si les transformations du monde observées au cours des trois dernières décennies sont loin de résulter uniquement de l’action volontariste menée par la "Dame de fer".

Le paradoxe Thatcher

Notons tout d’abord qu’il y a un "paradoxe Thatcher". Elle est incontestablement libérale, en ce sens qu’elle affirme la primauté de l’individu sur le collectif et, qu’à ses yeux, les insuffisances du marché résultent essentiellement des obstacles mis à son bon fonctionnement. Il faut donc casser les syndicats qui s’opposent à toute flexibilité du marché du travail, réduire drastiquement les dépenses publiques afin de limiter ces prélèvements obligatoires qui découragent l’initiative privée, privatiser les entreprises publiques inefficaces et déficitaires. Moins l’Etat interviendra, moins on comptera de règles et de normes, mieux l’économie et l’emploi se porteront. En matière de politique économique, même inspiration : Margaret Thatcher adopte une ligne monétariste, privilégiant la stabilité monétaire avant toute chose, au plus grand bénéfice de la City.

Zoom Bye bye Tina !

La destinée d’Alternatives Economiques est indissolublement liée à celle de Margaret Thatcher. Celle-ci fut élue, en 1979, en affirmant qu’il n’y avait pas d’alternative à la politique qu’elle entendait mener - d’où sa célèbre formule "there is no alternative", dont l’acronyme est Tina. Raymond Barre, alors Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, affirmait de son côté qu’il menait "la seule politique possible". C’est pour contrer ce type de discours qu’Alternatives Economiques a vu le jour, à l’initiative de Denis Clerc. Moins pour défendre une "grande alternative" que pour porter l’idée, plus modeste, qu’au-delà des contraintes, il existe toujours, en matière économique, différents choix possibles. L’économie est politique, c’est pourquoi les questions économiques doivent être placées au coeur de la délibération démocratique.

Le libéralisme de Margaret Thatcher se double cependant d’une profonde croyance dans la capacité du politique à changer le monde. Alors que nombre de dirigeants, au même moment, avouent leur impuissance à lutter contre la crise - ce sera largement le cas de la gauche française à compter de 1983 -, elle affirme au contraire qu’elle peut et va agir, et entend être jugée sur ses résultats. Elle promet ainsi au peuple britannique qu’elle saura relancer l’économie du pays en menant à bien de profondes réformes structurelles.

Une politique brutale

Au-delà, cette disciple de Friedrich Hayek croit profondément dans la légitimité du collectif, quand celui-ci s’incarne dans la nation britannique. Elle défendra non sans brutalité ce qu’elle croit être l’intérêt de celle-ci - comme en témoigne la fin tragique de la grève de la faim des militants de l’IRA ou sa conduite de la guerre des Malouines, où elle ordonna le torpillage du croiseur General Belgrano, provoquant la mort inutile de 323 marins argentins. Dans une moindre mesure, elle fera preuve du même nationalisme ombrageux dans son rapport à l’Union européenne, refusant toute solidarité budgétaire à l’égard de ses partenaires ("I want my money back").

Au final, la vision du social portée par Margaret Thatcher, qui nie tout rôle à une société civile organisée entre les individus et l’Etat régalien, aurait pu être jugée potentiellement totalitaire si elle n’avait pas été compensée par un profond respect des institutions de son pays. Elle a conduit sa politique sans états d’âme, jusqu’au jour où le Parlement de Westminster lui a refusé la majorité.

A la décharge de Margaret Thatcher, avouons que la gestion travailliste des années d’après-guerre avait fait du Royaume-Uni l’homme malade de l’Europe. A la différence de l’Allemagne et de la France, qui affichaient des taux de croissance élevés, l’économie britannique était encalminée dans le stop-and-go, toute politique de relance provoquant inflation et plongée du déficit extérieur, et imposant en retour une rigueur qui venait freiner l’activité. Le secteur nationalisé, très important depuis la fin du second conflit mondial, se caractérisait en outre par une faible productivité, des déficits répétés qui pesaient sur les comptes publics et un sous-investissement chronique. Au final, le pays était clairement en déclin, notamment sur le plan industriel, au point qu’il avait dû faire appel au Fonds monétaire international (FMI) en 1976 pour régler ses fins de mois. Dans cette perspective, la politique menée par Margaret Thatcher en matière industrielle est certes brutale, mais elle n’est pas la seule à avoir dû, au cours de la décennie 1980, restructurer les secteurs en déclin.

De mauvais résultats

Si l’on en vient maintenant au bilan de son action, constatons tout d’abord que les performances du Royaume-Uni, en termes de croissance, sont restées faibles. Elles sont simplement devenues plus heurtées. Au stop-and-go travailliste se sont substituées des périodes de croissance forte, suivies de récessions également profondes. Plus grave, Margaret Thatcher a échoué à guérir les maux profonds de l’économie et de la société britanniques. Le retour à l’équilibre budgétaire, facilité par la manne pétrolière de la mer du Nord, a été atteint en sacrifiant l’éducation et les dépenses de santé, maintenant des conditions d’accueil d’un autre âge dans les hôpitaux. Les inégalités territoriales se sont aggravées entre un Nord victime de la crise et un grand Londres bénéficiant de l’essor des services et de la City, portée par la libéralisation financière. La pauvreté infantile s’est aggravée et la baisse du chômage a été en grande partie en trompe l’oeil, une part importante de la population, notamment dans les régions déshéritées, se retirant purement et simplement du marché du travail faute de perspectives.

Margaret Thatcher sera finalement renversée par son propre parti sur l’Europe et sur la poll tax, un impôt local quasi capitulaire* qu’elle s’obstinait à vouloir imposer. La véritable alternance viendra quelques années plus tard, en 1997, avec l’élection du travailliste Tony Blair, associé au chancelier de l’Echiquier Gordon Brown. Tony Blair bénéficiera des suffrages des classes moyennes modernistes, au-delà de l’électorat populaire traditionnel du Labour, en proposant un programme épousant certaines thématiques thatchériennes sur la sécurité, la responsabilité individuelle, la confiance dans l’efficacité du marché. En revanche, il introduira une rupture bien plus forte qu’on ne le dit souvent en augmentant les dépenses publiques, notamment celles pour l’éducation et la santé, pour des raisons de justice sociale et d’efficacité économique à long terme.

L’agenda des réformes mises en oeuvre par la Dame de fer n’est pas le reflet d’un complot libéral. L’extension même de la protection sociale (plus de 30 % du produit intérieur brut en France aujourd’hui par exemple) contraint l’ensemble des pays industrialisés à réfléchir aux mesures à prendre pour en optimiser le fonctionnement. La montée en puissance des pays émergents impose en effet d’être compétitifs, sauf à pratiquer un repli sur l’espace national irréaliste, compte tenu de la dépendance de notre système productif, comme de nos modes de vie, aux importations. Mais il y a de multiples façons de satisfaire ces exigences. Dans la solidarité ou dans le creusement des inégalités. Dans la coopération ou dans la lutte de tous contre tous. Margaret Thatcher ne posait pas que des mauvaises questions. Il est permis de penser, en revanche, qu’elle n’avait pas les bonnes réponses.

* Impôt capitulaire

Impôt dont le montant est le même pour tous, que l'on soit riche ou pauvre.

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