Alimentation : la fin du "restau" à l’ancienne

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Les produits industriels et les plats préparés envahissent la restauration traditionnelle. Une tendance qui pose de nombreuses questions.

Installé à la table d’un restaurant, vous commandez une omelette nature. Vous pensez que ce plat a été préparé en cassant quelques oeufs ? En fait, non. Il est probable que votre omelette a été élaborée à partir de deux bidons, l’un de jaunes et l’autre de blancs d’oeufs. Les préparations industrielles se sont en effet répandues dans la restauration. Quand ce ne sont pas les plats eux-mêmes qui sont achetés tout faits, réchauffés et assemblés dans les cuisines des restaurants. Nombreux sont ceux qui s’alarment aujourd’hui de voir l’industrie agroalimentaire s’inviter à la table des restaurants traditionnels. Une évolution qui résulte à la fois du lobbying acharné des industriels et des transformations du marché de la restauration commerciale depuis une quinzaine d’années.

Selon le cabinet Gira Conseil, le secteur pesait en 2009 plus de 36 milliards d’euros de chiffre d’affaires, si on additionne restauration traditionnelle, restauration rapide et cafétérias. Les établissements indépendants continuent de tenir le haut du pavé : c’est le cas des trois quarts des 140 000 restaurants français et 90 % ont moins de dix salariés. Ces chiffres masquent toutefois le développement des grandes chaînes, comme Hippopotamus (Groupe Flo), Flunch (groupe Auchan), Starbucks ou Pizza Hut. D’abord installées dans les zones commerciales, elles conquièrent progressivement les centres-ville, avec des concepts adaptés à une clientèle urbaine. Entre 2005 et 2009, bénéficiant d’avantages compétitifs importants en termes de marketing et de finances, ces chaînes ont enregistré une croissance 3,5 fois supérieure à celle des restaurateurs indépendants.

De nouveaux standards

Or, cette concurrence impose de nouveaux standards à la profession, notamment en matière de rapidité de confection des plats. Un point important quand on sait que les étudiants et les actifs qui prennent leur déjeuner hors de leur domicile n’y consacrent pas plus de 24 minutes par jour en moyenne, selon l’Insee. Selon le cabinet Xerfi, les établissements de restauration rapide ont vu leur chiffre d’affaires augmenter de 5 % par an ces dix dernières années. Dans la foulée, d’autres acteurs se sont positionnés pour profiter, eux aussi, de cette nouvelle manne : c’est le cas des boulangeries-pâtisseries, de certaines boucheries et même de la grande distribution, qui a multiplié les linéaires de produits dédiés au snacking (le grignotage ou la restauration itinérante, en marchant, dans les transports...). Ce marché représentait en 2011, toujours selon Xerfi, pas moins de 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

A cette concurrence accrue s’ajoutent d’autres soucis pour les professionnels du secteur, notamment l’envolée des coûts de l’énergie, ceux de l’immobilier ou encore des matières premières agricoles. Mais aussi ces dernières années la baisse de fréquentation des restaurants sous l’effet de la crise (- 2 % en 2012 par rapport à 2011). Tous ces facteurs poussent les restaurateurs à chercher du côté des industriels de l’agro-alimentaire de nouvelles solutions pour réduire leurs coûts et gagner en efficacité.

Des stratégies efficaces

Et les industriels l’ont bien compris. Après avoir saturé la restauration collective de leurs produits, ils voient dans la restauration commerciale un marché prometteur. Selon Gira Conseil, pour l’instant seul un repas sur sept était pris en France en dehors du domicile en 2010, contre un sur trois au Royaume-Uni ! Pour conquérir ce marché, les industriels ont donc mis le paquet. D’abord, en élaborant une gamme étendue de produits dits de cinquième gamme, ces fameux plats tout faits qu’il suffit de réchauffer. Très simples d’utilisation, ils nécessitent au niveau des restaurants une main-d’oeuvre moins nombreuse et peu formée. Ils reviennent donc nettement moins cher à préparer. Xavier Denamur, restaurateur à Paris et producteur du documentaire La République de la malbouffe, estime qu’un plat industriel coûte globalement 15 % de moins qu’un produit équivalent "fait maison".

Chiffres d’affaires des principaux industriels de la restauration en 2012, en millions d’euros

Le marché des produits industriels à destination des restaurateurs est dominé par quelques grands acteurs. Toutefois, aucun chiffre précis n’est accessible sur le segment des produits de cinquième gamme (les plats cuisinés). Metro France et Davigel n’ont pas répondu à nos demandes.

Chiffres d’affaires des principaux industriels de la restauration en 2012, en millions d’euros

Le marché des produits industriels à destination des restaurateurs est dominé par quelques grands acteurs. Toutefois, aucun chiffre précis n’est accessible sur le segment des produits de cinquième gamme (les plats cuisinés). Metro France et Davigel n’ont pas répondu à nos demandes.

Mais cette différence de coût ne suffit pas, à elle seule, à expliquer l’utilisation de ces produits. Les quelques grands acteurs qui alimentent les restaurateurs, comme Metro, Pomona, Brake ou Davigel (qui appartient au groupe Nestlé), ont adopté des stratégies particulièrement efficaces pour pénétrer le marché : ils se sont attaché les services et l’image de grands noms de la profession. Marc Foucher, meilleur ouvrier de France, et Alain Ducasse assurent ainsi la promotion des gammes de Davigel et de Brake. Avec le même souci de se rapprocher des professionnels, les industriels investissent aussi dans la formation des futurs restaurateurs. "L’utilisation de produits issus de l’industrie marque une évolution des métiers de la restauration vers plus de gestion. Les écoles hôtelières travaillent donc en lien avec les industriels", souligne ainsi Brigitte Troel, déléguée générale du Géco, une association d’industriels qui produisent et commercialisent des produits pour le marché de la consommation "hors foyer".

Zoom Baisse de la TVA, le compte n’y est pas !

En 2009, Nicolas Sarkozy abaissait le taux de la TVA dans la restauration à 5,5 % (il est remonté à 7 % en 2011). L’Etat abandonnait ainsi 2,6 milliards d’euros de recettes fiscales par an en échange de plusieurs engagements de la part des professionnels. Un rapport du député Thomas Thévenoud 1 indique cependant que les montants restitués aux consommateurs à travers une baisse des prix n’ont été que de 590 millions par an jusqu’en 2011, puis de l’ordre de 400 millions d’euros par la suite, au lieu des 860 millions d’euros annuels initialement prévus.

Même constat côté créations d’emplois : seuls 6 500 emplois ont été créés annuellement du fait de la baisse de la TVA, bien loin des 40 000 postes supplémentaires promis sur deux ans par le secteur. A la suite de son rapport, le député a été l’objet de violentes critiques de la part de la profession, et notamment de McDonald’s. En effet, l’élu pointait du doigt la marge supplémentaire de plusieurs millions d’euros encaissée par la multinationale suite à la baisse de la TVA. Pour l’avenir, Thomas Thévenoud propose des scénarios alternatifs afin notamment de promouvoir les restaurateurs favorisant les filières courtes.

Un lobbying actif

Enfin, sur un plan plus institutionnel, les acteurs de la filière agro-alimentaire sont particulièrement actifs en termes de lobbying. Ils ont investi les groupes et les organes où sont produites les normes régulant la profession. La restauration commerciale évolue en effet dans un contexte réglementaire complexe. Les crises sanitaires et alimentaires, comme celle de la vache folle, ont durci la législation sur le plan de l’hygiène. En outre, les exigences en termes de qualité nutritionnelle, édictées par le plan national nutrition santé (PNNS) et le Groupe d’étude des marchés restauration collective et nutrition (GEM-RCN), si elles ne concernent pas directement la restauration commerciale, contribuent à en influencer les pratiques.

Les industriels cherchent tout autant à retarder ou à limiter les règles qu’ils jugent trop contraignantes qu’à adapter au mieux leurs produits à l’évolution du cadre réglementaire. Du coup, il n’est pas étonnant de constater, comme le souligne Nicole Darmon, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), que "certaines variables nutritionnelles sont meilleures dans les produits industriels que dans les recettes traditionnelles". Ainsi, "l’usage de l’huile de friture est mieux maîtrisé par les industriels, note Vincent Martinez, qui coordonne pour le ministère des Finances le GEM-RCN. Les frites y sont au final moins grasses que celles préparées de manière traditionnelle". En utilisant les produits industriels, et notamment ceux de cinquième gamme, les restaurateurs sont donc quasiment certains de répondre aux exigences de sécurité sanitaire tout en proposant des produits présentant un profil nutritionnel* satisfaisant.

De nombreuses interrogations

Est-ce la fin de la cuisine "faite maison" ? Non, car l’industrialisation des plats pose aussi un certain nombre de problèmes. Sanitaires, d’abord. "Le profil nutritionnel ne prend pas en considération par exemple les additifs, comme il ne tient pas compte des pesticides et des contaminants éventuels", rappelle Nicole Darmon. Or, ces substances ne sont pas neutres pour la santé des consommateurs, tout comme les enrobants utilisés pour les produits préfrits, les épaississants, stabilisants, colorants et autre agents de sapidité dont raffolent les préparations industrielles.

Pour autant, aucune obligation n’est faite aux restaurateurs de signaler à leurs clients les plats industriels. Comme le souligne Birgitte Troel, "il est certes bien difficile de définir ce que sont un produit brut et un produit transformé industriellement ! Est-ce que la crème est un produit industriel ? Et un steak haché congelé ?". L’Italie a toutefois instauré sans heurt une telle obligation depuis 1998. En France, il existe depuis 2007 un label "maître restaurateur", destiné à identifier les restaurants où sont transformés des produits bruts, mais seuls 2 000 établissements y ont recours, sur 140 000. D’où la proposition du député Fernand Siré d’obliger les professionnels à la transparence sur la provenance des plats proposés. Mais depuis l’adoption de ce texte fin 2011 par l’Assemblée nationale, rien n’a changé.

Cette situation agace Xavier Denamur. Il fustige une profession "qui ment par omission, au lieu de penser qu’elle a une carte à jouer pour contrer les fast-foods et la restauration collective en se différenciant". Pour lui, faire une cuisine avec des produits pas ou peu transformés est rentable. "Avec la cuisine industrielle, ajoute Marc Daniel, restaurateur dans le Finistère, tout le monde propose la même chose. Nous avons choisi une cuisine faite maison, qui nous est propre, avec une part importante de produits locaux. Ce choix nous contraint à des marges moindres, mais nous parvenons à fidéliser une clientèle soucieuse de consommer des produits de qualité." Car au final, les restaurants traditionnels risquent de perdre leur valeur ajoutée en termes de savoir-faire culinaires 1 pour devenir de simples distributeurs de produits standardisés..

  • 1. Un rapport de la Fafih (en charge de la formation professionnelle du secteur) indique que le temps de travail d’un chef de cuisine se répartissait en 2010 à 30 % en tâches de cuisine et à 70 % en tâches de gestion. Ce rapport était inversé en 2005.
* Profil nutritionnel

Caractéristique d'un aliment ou d'un produit en fonction de sa teneur en éléments nutritifs (nombre de calories, taux de glucide, etc.).

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