Entretien

Réformer pour quoi faire ?

8 min
Henri Sterdyniak Cofondateur des Economistes atterrés
Antoine Bozio Directeur de l'Institut des politiques publiques

Le gouvernement veut à nouveau réformer les retraites, trois ans après la réforme de 2010. Y a-t-il urgence ?

Henri Sterdyniak : Ce n’est pas une priorité. La France est en situation de dépression et il manque 6 points d’emploi, ce qui limite les cotisations et donc les ressources du système de retraites. Si l’on cumule le solde des régimes de retraite et de chômage, le déficit est de 17,5 milliards d’euros en 2012. Mais le manque à gagner dû à la crise s’élève à 23,5 milliards. Sans les effets de la conjoncture, le système de prestations retraite et chômage serait excédentaire de 6 milliards d’euros.

Vouloir à tout prix réduire ce déficit dès maintenant, c’est prendre le risque d’accentuer la récession. Cela peut passer soit par une hausse des cotisations sociales des salariés, soit par une baisse des retraites. Mais dans les deux cas, cela pénaliserait le revenu des ménages, alors que la demande est déjà faible. Résultat : la consommation diminuerait ainsi que le produit intérieur brut (PIB). La vraie question aujourd’hui, ce n’est pas de réformer les retraites, mais de mettre fin aux politiques d’austérité pour récupérer les 6 points d’emploi qu’il nous manque.

A long terme, selon les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR), le déficit des régimes de retraite devrait passer de 0,7 % du PIB en 2011 à 1 % en 2020, puis 0,9 % en 2040. Ce qui est relativement faible. Malheureusement, ce scénario est peu crédible. Le COR fait l’hypothèse que l’économie française va renouer durablement avec une croissance de 1,6 % par an et une hausse de la productivité du travail de 1,5 % par an, ce qui est très optimiste et ne tient pas compte des contraintes écologiques. D’autre part, il part du principe que les retraites ne seront pas revalorisées et que le minimum vieillesse n’aura aucun gain de pouvoir d’achat. Cela suppose une baisse relative du niveau des retraites de 15 % par rapport au niveau de vie des actifs. Là encore, ce n’est ni réaliste ni souhaitable.

Si on réajuste les prévisions du COR, en se donnant comme objectif de maintenir à peu près le niveau de vie relatif des retraités tel qu’il est actuellement, on arrive à un déficit de l’ordre de 3,4 % du PIB en 2040. Pour y faire face, on peut baisser un peu le niveau de vie des retraités (pas de 15 % comme le fait le COR, mais de 5 %) et on peut augmenter de 3 ou 4 points les taux de cotisation d’ici à 2040. La situation n’est donc pas dramatique. On peut gérer le système.

Antoine Bozio : je suis d’accord pour dire qu’à l’heure actuelle, dans une période de récession, ce n’est pas le bon moment pour faire une réforme des retraites, surtout que le gouvernement souhaite qu’elle soit très rapide et entre en vigueur dès 2014. Mais on ne peut pas pour autant se contenter de traiter les problèmes au fil de l’eau. Il faut au contraire faire des réformes suffisamment en avance pour que les entreprises et les salariés aient l’opportunité de s’adapter aux nouvelles conditions. On n’est pas obligé d’attendre d’avoir le couteau sous la gorge. Je préfère un processus d’ajustement qui soit continu.

Jusqu’à présent, la plupart des réformes ont eu pour objectif de rétablir l’équilibre financier du système. Mais il faut également se demander s’il atteint ses objectifs de la meilleure façon possible. A savoir garantir un niveau de vie satisfaisant aux retraités par rapport aux actifs et opérer une redistribution entre retraités pour leur assurer un minimum de revenu et compenser un certain nombre d’accidents de carrière.

Or, il y a au moins deux problèmes de ce point de vue. Tout d’abord, la réforme de Balladur de 1993 a indexé les retraites 1 sur l’inflation et non plus sur l’évolution des salaires. Résultat : le niveau de vie des retraités risque de décrocher par rapport au niveau de vie des actifs, car l’inflation augmente en général moins vite que les salaires. D’autre part, les pensions sont calculées par rapport à la moyenne des vingt-cinq meilleures années dans le privé et aux six derniers mois de salaires dans le public. Ce système avantage les salariés qui ont bénéficié d’une forte progression salariale au cours de leur carrière, au détriment de ceux qui ont connu des carrières plates. Or, ce sont les salariés qui ont les rémunérations les plus élevées qui connaissent en moyenne une plus forte progression salariale. Ce mécanisme est donc antiredistributif.

H. S. : Pourtant, actuellement, le taux de remplacement* des cadres est de 56 %, contre 75 % pour les ouvriers. Le mécanisme antiredistributif que vous dénoncez est compensé par de nombreux mécanismes qui jouent en sens inverse. Notamment le minimum contributif grâce auquel une grande partie des retraités touche une pension qui représente 85 % du Smic net. Il est très difficile de faire mieux.

En réalité, notre système de retraites est le plus généreux du monde. Les retraités ont le même niveau de vie que la moyenne des actifs. Les différentes réformes qui ont été mises en oeuvre ont certes diminué dans l’absolu le niveau des retraites, mais comme dans le même temps les nouveaux retraités, relativement nombreux, ont une pension nettement supérieure à celle des retraités qui décèdent, le niveau relatif des retraites se maintient. Cela s’explique par le fait que de nombreuses femmes ont maintenant des droits propres.

A. B. : La raison pour laquelle le taux de remplacement des cadres est plus faible que celui des ouvriers est que le taux de cotisation des cadres est plus faible au-dessus du plafond ! Les mécanismes antiredistributifs implicites sont certes compensés par des avantages non contributifs, mais ils sont bien réels. Par ailleurs, le système est excessivement compliqué. Il existe 38 régimes obligatoires ! Il est très difficile pour les salariés de comprendre quels sont leurs droits à la retraite. Même chose pour les gestionnaires du système, qui peinent à anticiper l’impact de leurs décisions tellement les interactions entre régimes sont complexes.

Le minimum contributif est un bon exemple : il a été créé pour permettre aux salariés qui ont passé toute leur carrière au Smic de toucher une pension supérieure au minimum vieillesse. Mais trente ans plus tard, on s’est aperçu que la moitié des dépenses du minimum contributif bénéficiait à des fonctionnaires qui avaient des pensions supérieures à 2 000 euros, parce qu’ils avaient eu un tout petit bout de carrière dans le secteur privé. On a corrigé ce dispositif en 2006, mais il est tellement compliqué qu’il a été en partie mal ciblé pendant trente ans ! On pourrait faire plus simple pour obtenir un meilleur résultat.

Que peut-on faire pour améliorer le système ?

A. B. : Le morcellement de notre système de retraite est mal adapté à la mobilité croissante des travailleurs. La proposition que l’on avait faite en 2008 avec Thomas Piketty (voir "En savoir plus") consistait à créer un système unique.

Concrètement, chaque salarié accumule tout au long de sa carrière des cotisations retraite sur un compte individuel, qui sont revalorisées en fonction de la croissance des salaires. Au terme de sa vie active, il dispose donc d’un patrimoine retraite qui lui donne droit au versement d’une pension mensuelle, dont le montant dépend de l’âge auquel il liquide ses droits mais aussi de son espérance de vie. C’est un système par répartition : les cotisations des salariés financent toujours les pensions courantes, mais le lien entre ces cotisations et les droits à la retraite est beaucoup plus clair qu’actuellement. A cela s’ajoute un deuxième pilier, où l’on retrouve les dispositifs solidaires (avantages familiaux, chômage, minima de pension). Par exemple en cas de chômage, on vous créditerait des cotisations fictives.

H. S. : Cela ne se fera pas. Pour une raison simple : on ne sait pas recalculer les droits acquis dans les régimes actuels avec de nouvelles règles. Le nouveau système devrait donc remplacer progressivement l’ancien et pendant une très longue période, on cumulerait les deux systèmes, ce qui compliquerait encore l’ensemble... Il est illusoire de croire que l’on va faire une réforme miracle qui va résoudre l’ensemble des problèmes.

D’autre part, pour que le système que vous proposez fonctionne, il faudrait immédiatement augmenter les taux de cotisation pour anticiper l’allongement futur de la vie. Et on ne peut pas se contenter d’ajuster le niveau des retraites en fonction de l’espérance de vie en faisant l’impasse sur la catégorie socioprofessionnelle. Car un ouvrier et un cadre n’ont pas la même espérance de vie à la retraite. Dans le système actuel, le cadre qui a commencé à travailler à 22 ans devra travailler jusqu’à 64 ans, alors que l’ouvrier qui commence à 18 ans pourra partir à 60 ans. Ce qui permet de compenser en grande partie les différences d’espérance de vie. Le système que vous proposez où le niveau de la retraite dépendrait fortement de l’âge de départ serait nuisible aux ouvriers et favorable aux cadres.

Plus modestement, il faut s’en tenir au possible. Il faut faire converger les régimes. Pourquoi une fonctionnaire a droit à six mois quand elle a un enfant, alors qu’une salariée du privé a droit à deux ans ? Pourquoi, dans certains régimes, perd-on sa pension de réversion quand on se remarie, alors que ce n’est pas le cas dans d’autres ? De la même manière, il n’y a aucune raison de considérer que le métier de conducteur de train est extrêmement pénible alors que le métier de routier l’est moins. Ces disparités sont injustifiables. Il faut les corriger.

A. B. : Je suis d’accord pour dire que la transition vers un régime unique n’est pas facile. Par exemple, unifier les systèmes public et privé suppose de modifier la façon dont les fonctionnaires sont rémunérés. Mais quitte à réformer, il faut au moins que l’on essaye de faire converger notre système vers des règles plus transparentes et plus claires.

  • 1. A la fois le salaire de référence, qui permet de calculer les pensions, ainsi que le montant des pensions une fois qu’elles sont liquidées.
Propos recueillis par Laurent Jeanneau et Sandra Moatti

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