Entretien

Europe : la France est face à un choix décisif

9 min
Michel Aglietta Professeur émérite d'économie et conseiller scientifique au Cepii et à France Stratégie

Pourquoi la crise de la zone euro est-elle si difficile à surmonter ?

L’Europe participe d’une crise d’ensemble qui manifeste le caractère insoutenable d’une croissance alimentée par la montée permanente de l’endettement privé. Mais la zone euro présente une vulnérabilité particulière, en ce qu’elle est une union de pays très hétérogènes partageant une même monnaie. Cette hétérogénéité, que la mise en oeuvre de l’euro a accentuée, se traduit par une polarisation entre pays créanciers et pays débiteurs, faute d’une politique d’ensemble de contrôle de l’endettement privé après l’avènement de l’euro.

Avec la crise financière et la montée des déficits publics qu’elle a entraînée, cette polarisation s’est transférée sur les dettes publiques. Or, la zone euro n’a pas d’institutions politiques capables de gérer dans le temps une politique de soutenabilité des dettes publiques, ni de dépasser les conflits d’intérêts entre des pays qui sont effectivement dans des situations très différentes, tant du point de vue des dettes que de la compétitivité.

Ces conflits sont particulièrement difficiles à surmonter parce que la concertation intergouvernementale est devenue la seule forme de gouvernance européenne : les Etats essaient de trouver des compromis entre les intérêts de chacun. Mais cela ne produit pas un intérêt européen supérieur aux intérêts nationaux. Il s’ensuit, en outre, une dégradation des démocraties nationales parce que les décisions prises dans l’urgence à Bruxelles court-circuitent les parlements nationaux, à l’exception notable du Bundestag.

Comment dépasser ces conflits d’intérêts ?

Il y a deux solutions en théorie des jeux. Soit on se dirige vers un équilibre hégémonique : le pays le plus puissant devient leader. Parce qu’il comprend que sa prospérité tient à l’existence de l’union, son intérêt se confond alors avec celui de la zone euro ; il définit donc sa politique de manière à préserver la cohésion de l’ensemble. Soit il faut définir un intérêt commun européen.

La difficulté vient de ce que l’Allemagne est devenue une puissance économique dominante en Europe, massivement créditrice sur les autres, alors que toute sa philosophie politique depuis l’après-guerre refuse le leadership. C’est une grande puissance qui se pense comme une grosse Suisse, aspirant à préserver sa tranquillité des remous extérieurs. En outre, l’opinion publique allemande a un point de vue moral sur la crise : ceux qui ont fauté doivent payer. Mais l’establishment comprend que le maintien de l’euro est crucial pour le pays, pour des raisons à la fois politiques, économiques et financières.

L’Allemagne semble donc privilégier plutôt la deuxième solution, qui suppose une intégration politique plus étroite. Se pose alors un problème de souveraineté et de légitimité démocratique. Il s’agit de définir quelque chose d’inédit : une double souveraineté enchevêtrée, où chaque Européen serait à la fois citoyen de sa nation et citoyen de l’Europe.

A priori, l’Allemagne peut se mouler dans ce modèle, car elle a une conception et une pratique fédérales. La France a, en revanche, une conception monolithique de la souveraineté. Car l’Allemagne est une nation devenue un Etat ; la France est un Etat qui a créé une nation. L’Allemagne avait proposé à la France en 1994 de former un gouvernement commun, qui aurait eu vocation à agréger progressivement les pays rejoignant l’euro. La France n’a même pas considéré la chose. Si après les élections outre-Rhin, Berlin fait une proposition politique pour avancer vers une fédération d’Etats, la France devra faire un choix décisif sur la nature du système politique qu’elle accepte pour l’Europe, et sur les partages de souveraineté auxquels elle est prête.

Or, jusqu’à présent, la France est toujours campée dans la logique d’un concert d’Etats sans pouvoir instituant européen. Une souveraineté démocratique implique que les citoyens européens produisent la loi par le Parlement qu’ils ont élu. Celui-ci doit pouvoir contrôler les institutions européennes qui se développeront pour résoudre la crise.

Mais pour constituer un espace politique européen, il est essentiel que les élections européennes cessent d’être un enjeu purement national et deviennent un moment de débat sur les politiques communautaires. Cela par la formation de partis européens et par la modification de la loi électorale pour que la composition du Parlement reflète mieux celle du peuple européen.

Plus précisément, en quoi la résolution de la crise passe-t-elle par davantage d’intégration politique ?

Les étapes sont dictées par les problèmes à résoudre. Quels sont ces problèmes ? D’abord, la fragmentation du système financier européen, avec le désengagement des banques des pays les plus fragilisés. Réaliser l’union bancaire est indispensable pour réunifier l’Europe et pour financer une croissance durable. Or, l’union bancaire implique une avancée significative de la solidarité budgétaire. Tout d’abord, la résolution des problèmes des banques va exiger des recapitalisations considérables : même si on implique plus fortement le secteur privé, il y aura besoin d’argent public, et donc d’une solidarité financière à travers le mécanisme européen de stabilité (MES).

Zoom Les voies d’une sortie de crise

Dans Un New Deal pour l’Europe. Croissance, euro, compétitivité (Odile Jacob, 2013), rédigé avec Thomas Brand, Michel Aglietta analyse les origines des déboires de la zone euro et dessine les voies d’une sortie de crise. Celle-ci associe étroitement réforme des institutions et projet de croissance : démocratisation et développement durable sont les deux mamelles de ce New Deal par lequel l’Europe peut se réinventer.

Ensuite, la solidarité budgétaire est aussi nécessaire pour rendre effective une assurance des dépôts adossée à une réserve commune. Aujourd’hui, certains systèmes nationaux d’assurance des dépôts ne sont absolument pas financés, si bien que les dépôts en euros des citoyens ne présentent pas les mêmes risques d’un pays à l’autre. Cela a entraîné des fuites de dépôts hors des banques des pays de l’Europe du Sud. C’est pourquoi l’assurance commune des dépôts est constitutive de la monnaie unique. Au total, une union bancaire complète est indissociable d’une union budgétaire, et donc d’un processus d’ensemble d’intégration politique.

Sinon, la concertation intergouvernementale continuera de bloquer à chaque étape. On l’a vu encore au sommet de juin dernier qui n’a débouché que sur des demi-décisions, sans qu’on réussisse à définir précisément ce que le MES doit faire en cas de défaillance bancaire. Les conditions dans lesquelles il est autorisé à recapitaliser directement les banques sont très restrictives. La question du partage du fardeau des recapitalisations avec les Etats reste posée. Le problème des dettes énormes héritées du passé a été laissé de côté et paralyse la sortie de crise. L’assurance des dépôts demeure quant à elle un point d’interrogation total. Le problème de la fragilité des banques européennes est donc loin d’être réglé.

L’union budgétaire est encore plus balbutiante. Comment devrait-on procéder à votre avis ?

L’urgence est de trouver une trajectoire de retour à l’équilibre budgétaire soutenable et compatible avec une reprise suffisante pour faire reculer le chômage. L’erreur qu’ont faite les gouvernements à partir de 2010 a été d’inverser le court terme et le long terme. Les Américains ont fait le choix de soutenir la croissance et l’emploi à court terme, en considérant que la consolidation budgétaire est un problème de moyen-long terme, qui se règle plus facilement quand l’économie privée est remise sur les rails. On a inversé cette logique en Europe : le problème du chômage a été considéré comme un problème de long terme, alors que la consolidation budgétaire est vue comme une urgence.

L’erreur commence à être reconnue par le Fonds monétaire international (FMI) et par la Commission : l’austérité budgétaire généralisée est la pire chose à faire dans une situation où le dynamisme du secteur privé est handicapé par son propre désendettement. Il faut donc retrouver une gouvernance correcte sur le plan budgétaire. Les Allemands ont suivi leur penchant naturel en densifiant le carcan de règles qui aboutit au nouveau traité d’union budgétaire. Mais celui-ci apporte aussi des éléments positifs : il s’intéresse à la trajectoire à moyen terme des finances publiques, résumée par la notion de solde structurel. Et le semestre européen permet un processus de mise en cohérence des lois de finances les unes avec les autres.

Il faut maintenant une institution qui permette de remplacer la coordination par les règles par une coordination explicite, discrétionnaire. Il faudrait instituer aujourd’hui un Institut budgétaire européen chargé de la coordination budgétaire, en s’inspirant du modèle de l’Institut monétaire européen (IME), créé dans la phase de préparation de l’euro pour définir les statuts de la future Banque centrale européenne (BCE) et gérer de manière souple les relations de change. Cet institut serait constitué de représentants des commissions des finances afin de corriger la dérive qui exclut les parlements nationaux de leurs responsabilités budgétaires.

A terme, il aurait vocation à se transformer en Trésor de la zone euro, qui non seulement gérerait collectivement les enveloppes budgétaires de chaque Etat membre, mais disposerait d’un budget fédéral pour répondre aux chocs asymétriques à l’intérieur de la zone euro. Une allocation chômage commune serait un bon moyen de réaliser des transferts contra-cycliques. Cette entité aurait aussi une capacité d’emprunt : elle pourrait émettre des eurobonds.

Ce budget fédéral se distingue donc du budget européen...

Le budget européen a un tout autre objectif : faire des investissements structurants concernant toute l’Europe. Il faut distinguer deux niveaux différents : à l’échelle de la zone euro, on a besoin d’une gestion macroéconomique commune et, au niveau le plus large, celui de l’ensemble de l’Union, d’une nouvelle politique de croissance. La crise marque une mutation historique de nos sociétés qui doivent aller vers d’autres sources de croissance, plus inclusives et incorporant les contraintes écologiques. L’Europe a tous les atouts pour être à la pointe des technologies liées au changement climatique. Mais elle doit changer de doctrine et se doter d’une vraie politique industrielle.

La base de tout changement est de modifier le système de prix. Il faut donner un prix au carbone, car cela modifiera toute la structure des rendements au profit des projets bas carbone, bien au-delà du seul secteur de l’énergie. Cela ouvre des perspectives de reterritorialisation de l’industrie, à condition de coordonner étroitement les niveaux européens, nationaux et régionaux. Il faudra en contrepartie un prélèvement aux frontières tant qu’il n’y aura pas d’accord international sur le climat.

Une taxe carbone européenne donnerait au Parlement européen des ressources qui doivent servir à financer des investissements d’avenir. Les investissements de long terme impliquent des innovations en matière de financement. Le Parlement européen pourrait ainsi garantir le capital d’un fonds vert européen. Ce nouvel intermédiaire financier public au service du développement durable se financerait en émettant des obligations, dont l’attrait auprès des investisseurs institutionnels ne fait pas de doute.

Le chemin vers le modèle que vous décrivez paraît difficile et semé d’embûches. Peut-on y arriver ?

Certes, les problèmes sont encore importants, mais on en a déjà surmonté beaucoup. Il est possible que les contours de l’union monétaire de demain ne coïncident pas tout à fait avec ceux de la zone euro d’aujourd’hui. La construction européenne est un processus historique, dans le cadre d’une structuration du monde en grands ensembles régionaux. Les pays européens individuellement ne pèsent pas. Or, l’Europe a une vision de la cohésion sociale et du développement soutenable à faire valoir dans le reste du monde.

Propos recueillis par Sandra Moatti

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