Déficits : un tournant risqué

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Le gouvernement mise désormais sur la baisse des dépenses pour équilibrer ses comptes. Un choix qui présente beaucoup d'inconvénients.

Pour Pierre Moscovici, le ministre de l’Economie, 2014 sera une "année historique". Pourquoi ? Parce que l’année prochaine, l’effort de réduction des déficits devrait "reposer presque exclusivement sur des économies de dépenses". Sur 18 milliards d’économies programmées, 15 doivent en effet provenir d’une réduction des dépenses publiques. Dans le contexte actuel, il n’est cependant pas sûr qu’un tel choix prépare utilement l’avenir.

Un effet récessif important

Tout d’abord, 18 milliards d’économies (0,9 point de produit intérieur brut), cela reste un effort budgétaire important, même si c’est un peu moins que les 20 milliards d’euros annoncés au printemps dernier et nettement moins que les 30 milliards de 2013 (dont 10 sur les dépenses et 20 sur les prélèvements). Il faut à coup sûr réduire le déficit budgétaire pour limiter un endettement qui fait peser sur les budgets publics une charge de 52 milliards d’euros cette année (2,5 points de PIB). D’autant que celle-ci risque d’augmenter à l’avenir, car les taux d’intérêt se situent actuellement à un niveau exceptionnellement bas.

Mais pour réduire effectivement le déficit, il ne suffit pas d’annoncer des restrictions budgétaires sur un ton churchillien. Car l’action du gouvernement pour limiter ces déficits a aussi pour effet de restreindre l’activité : moins de dépenses publiques, c’est moins de revenus pour celles et ceux qui les recevaient avant (via des emplois ou des commandes publiques, des prestations sociales et des subventions), et plus de prélèvements, c’est moins de revenus pour celles et ceux qui doivent les payer. Or, si l’activité ralentit trop nettement, au final le gouvernement n’atteint pas son objectif parce que les dépenses sociales augmentent avec la hausse du chômage et de la pauvreté tandis que les recettes diminuent parce que les revenus et la consommation ne sont pas au rendez-vous.

Quelle est l’ampleur de cet effet récessif ? Les économistes se disputent à ce sujet, mais un consensus s’est quand même établi ces derniers mois pour considérer qu’il avait été largement sous-estimé par ceux qui avaient recommandé les politiques d’austérité mises en oeuvre en Europe. Et d’abord par la fameuse troïka : le Fonds monétaire international, la Commission européenne et la Banque centrale européenne.

Echec sur les déficits

La France illustre aussi ce phénomène : à l’origine, la restriction budgétaire de 30 milliards d’euros opérée par François Hollande en 2013 était censée permettre de ramener les déficits publics sous la barre des 3 % dès cette année. Mais très vite il est apparu qu’il n’en serait rien, à cause du net ralentissement économique ainsi provoqué. Le déficit prévu a donc été révisé au printemps à 3,7 % du PIB. Et la Commission européenne a accepté que la France ne remette pas immédiatement une louche supplémentaire d’austérité pour suivre coûte que coûte sa trajectoire initiale. Mais on se rend compte cet automne que finalement les 3,7 % eux-mêmes ne seront pas tenus et qu’on finira l’année avec un déficit à 4,1 %. Autrement dit, après deux années d’austérité budgétaire poussée (un effort cumulé de l’ordre de 60 milliards d’euros, soit 3 points de PIB), le déficit n’est guère passé que de 5,3 % du PIB en 2011 à 4,1 % en 2013. Bel exploit !

L’illusion du déficit structurel

Ce n’est pas grave, explique cependant Bercy (en accord sur ce point avec la Commission européenne), car le déficit structurel, lui, se réduit nettement. De quoi s’agit-il ? D’un déficit théorique calculé en éliminant les effets du cycle économique : on estime le "PIB potentiel" du pays et on calcule ce que serait le déficit si la production atteignait ce niveau. Mais cette façon de se rassurer (et de s’excuser de ne rien faire pour soutenir l’activité) est trompeuse : l’estimation du PIB potentiel est basée sur les performances passées. Or, quand l’économie d’un pays reste durablement à l’arrêt, comme c’est le cas en France depuis cinq ans, son PIB potentiel réel se réduit progressivement. Les chômeurs de longue durée ne sont plus vraiment des travailleurs "potentiels", car il faut les former lourdement pour les ramener sur le marché du travail ; les entreprises qui ont fait faillite ne peuvent plus produire quand les affaires redémarrent, etc. Bref, le véritable déficit structurel risque d’être plus proche du déficit conjoncturel que Bercy ne le pense.

Dans un tel contexte, est-ce une bonne idée de remettre le couvert avec 18 milliards d’euros de restriction budgétaire l’an prochain ? Compte tenu du niveau élevé des déficits, il est logique d’envisager une telle action, mais celle-ci amputera à coup sûr l’activité d’au moins un point de PIB. Or, l’environnement économique global reste très incertain. Aux Etats-Unis, les blocages politiques persistent sur le budget et même si la Fed, la banque centrale américaine, a renoncé dans l’immédiat à réduire le montant des liquidités qu’elle injecte dans l’économie, elle risque de le faire dans les prochains mois, entraînant une hausse des taux d’intérêt à long terme, non seulement aux Etats-Unis mais aussi à l’échelle mondiale.

Coût de fonctionnement (salaires + consommations intermédiaires) des pouvoirs publics, en % du PIB
Part des dépenses publiques dans le PIB, en %

Le ralentissement constaté en Chine et dans l’ensemble des pays émergents a de fortes chances d’être durable. Les incertitudes politiques persistantes au Moyen-Orient risquent de pousser le prix du pétrole à la hausse, faisant remonter l’inflation qui ne se situe actuellement qu’à 0,9 % par an, en France. Or, sa baisse a soutenu jusqu’ici le pouvoir d’achat des Français et joué ainsi un rôle central pour sortir de la récession.

Quant à l’Europe, au-delà du sursaut constaté au printemps dernier, il n’est pas établi que cette tendance positive se soit consolidée depuis, d’autant que les politiques budgétaires très restrictives sont maintenues partout. Bref, il n’y a guère de raisons de considérer que l’économie française devrait être portée par un environnement très favorable l’an prochain.

Légende urbaine

Dans ces conditions, le risque est non négligeable que le coup de frein supplémentaire voulu par le gouvernement casse la reprise à peine engagée. Celui-ci l’admet d’ailleurs implicitement puisqu’il ne prévoit plus qu’une croissance de 0,9 % en 2014 (contre encore 1,2 % au printemps dernier et 2 % l’année précédente), un niveau très insuffisant pour créer des emplois. Il reconnaît aussi que l’effort budgétaire engagé devrait avoir au final un effet limité sur le déficit : le 0,9 point de PIB d’économies ne devraient en effet permettre de réduire le déficit que de 0,5 point de PIB l’an prochain.

Le gouvernement défend cependant l’idée que cette fois l’effet restrictif de l’ajustement budgétaire serait plus limité parce que celui-ci repose principalement sur une baisse des dépenses publiques. Il s’agit là d’une "légende urbaine". Les exemples généralement mis en avant pour étayer cette thèse - le Canada ou la Suède des années 1990 - ne sont absolument pas représentatifs de la situation européenne actuelle, car ces pays ont mené de telles politiques de façon isolée, dans un contexte extérieur favorable. Tout le contraire d’aujourd’hui.

Un euro retiré du circuit économique par la puissance publique reste un euro, qu’il soit pris sous forme d’impôt supplémentaire ou de baisse des dépenses. Il y a même de bonnes raisons de considérer qu’une hausse des impôts sur les plus aisés a moins d’impact sur l’activité qu’une baisse des dépenses sociales. En effet, face à cette situation, les riches réagissent en puisant dans leur épargne pour maintenir leur niveau de vie, tandis que les ménages modestes réduisent leur consommation dès que leurs revenus diminuent.

La baisse des dépenses publiques ne permettrait-elle pas toutefois de libérer les énergies en éliminant des coûts et des lourdeurs bureaucratiques qui plombent l’activité ? L’interrogation est légitime, mais il faut aussi se demander si cette baisse ne risque pas de dégrader la production des "biens publics" (santé, éducation, sécurité physique et juridique, qualité de l’environnement, cohésion sociale...) indispensables à l’activité économique privée. Quel effet l’emporte au final ? Dans le contexte actuel la réponse n’a rien d’évident.

Les économies sur l’Etat ont déjà été faites

Tout d’abord, on souligne souvent le niveau globalement élevé des dépenses publiques françaises. C’est indiscutable, mais cela ne date pas d’hier : au milieu des années 1990, dans un contexte économique déprimé, ces dépenses excédaient déjà 54 % du PIB. Ces dépenses élevées correspondent principalement au choix d’assurer sur une base publique une protection sociale (retraites et santé en particulier) que d’autres assurent souvent davantage sur une base privée, sans pour autant que cela revienne réellement moins cher au final à leurs citoyens1. Ce haut niveau de dépenses publiques joue aussi en France un rôle important de redistribution territoriale dans un pays très déséquilibré par plusieurs siècles de centralisation.

Quand il est question de baisse des dépenses publiques, on pense généralement en priorité à mettre au régime l’Etat employeur-producteur. Mais cela a été fait depuis une quinzaine d’années déjà dans des proportions significatives. Le coût de fonctionnement de l’Etat, c’est-à-dire l’addition des salaires versés par l’Etat central, les collectivités locales et la protection sociale et des consommations intermédiaires correspondantes (électricité, chauffage, téléphone, loyer...), représentait 14,4 % du PIB en 2012, contre 15,4 % en 1996. Au niveau de l’Etat central, on est même passé de 7,9 % du PIB à 5,9 % durant la même période. Est-ce que nous rendons véritablement service à l’économie française en continuant à être un des pays développés qui paie le plus mal ses enseignants et entasse le plus d’enfants dans ses classes à l’école primaire ? Est-ce qu’on aide les entreprises en asphyxiant la Justice parce qu’on dépense deux fois moins que l’Allemagne (en part du PIB) pour les tribunaux ? Est-ce qu’on incite vraiment les salariés du public à faire leur travail de façon plus efficace en continuant à bloquer leurs salaires, accroissant ainsi l’écart avec le secteur privé ?

Il y a toutefois un secteur où les dépenses ont incontestablement augmenté ces dernières années, c’est celui des collectivités locales. Leur coût de fonctionnement (salaires + consommations intermédiaires) représentait 5,1 % du PIB l’an dernier, contre 4 % en 1996. Cette hausse, liée notamment à la décentralisation de certaines fonctions par l’Etat, ne compense cependant pas la baisse plus forte encore du coût de fonctionnement de l’Etat central.

De plus, l’endettement des collectivités locales reste limité : il pesait 8,4 % du PIB au début de cette année. Les règles budgétaires en vigueur permettent en effet de prévenir toute dérive à ce niveau. Des gains d’efficacité pourraient cependant à coup sûr être obtenus, notamment au niveau des communes, où l’emploi a continué de croître malgré la montée en puissance des intercommunalités. Le gouvernement met d’ailleurs la pression sur les collectivités en diminuant l’an prochain de 1,5 milliard d’euros les dotations qu’il leur transfère, après les avoir gelées cette année. Il ne faut pas toutefois surestimer le potentiel d’économies de ce côté là, d’autant que l’austérité dans les collectivités locales risque aussi d’avoir de sérieux effets négatifs, notamment sur le mouvement associatif et le secteur du bâtiment. Quant aux hôpitaux, qui fournissent l’essentiel de l’emploi public dans le secteur de la protection sociale, aucune dérive particulière n’est observable : leur fonctionnement pesait 3,4 % du PIB l’an dernier, exactement comme en 1996.

Baisser les dépenses sociales ?

Il n’y a donc guère de miracle à attendre du côté de l’Etat employeur-producteur, même s’il faudrait encore redéployer son action dans de nombreux domaines. Pourrait-on cependant diminuer sensiblement l’autre partie - nettement plus importante - des dépenses publiques : celles qui sont directement redistribuées aux Français ? Ceux-ci y sont généralement favorables... tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes directement affectés. L’Etat consacre certes beaucoup d’argent à la politique du logement sans grande efficacité jusqu’ici2. Mais compte tenu de l’ampleur de la crise dans ce domaine, c’est plutôt un redéploiement qu’il faudrait organiser. Si la France veut rattraper son retard en matière de transition énergétique , il faudra bien aussi que l’Etat mette davantage la main à la poche, même si on peut (et on doit) utiliser d’autres mécanismes incitatifs.

L’essentiel des dépenses que l’on pourrait éventuellement rogner concerne les 23,8 % du PIB consacrés à la protection sociale. Le gouvernement prévoit d’ailleurs de les diminuer de 6 milliards d’euros l’an prochain. Sur quelque 500 milliards d’euros de dépenses, cela ne représente certes qu’une baisse de 1,2 %, mais les retraités qui ne verront leurs pensions revalorisées qu’en fin d’année ou les patients qui verront telle ou telle prestation médicale déremboursée subiront bien de ce fait une perte de pouvoir d’achat.

Au-delà de ces économies limitées ne faudrait-il pas plus globalement redimensionner la protection sociale pour en réserver le bénéfice aux seuls plus pauvres ? Cette idée, souvent mise en avant, serait pourtant très dangereuse : une protection sociale réservée aux pauvres serait très certainement une protection sociale au rabais. En effet, si les couches moyennes doivent financer ces prestations sans en bénéficier elles-mêmes, elles feront constamment pression pour en diminuer le coût. Bref, l’idée qu’une diminution importante des dépenses publiques pourrait doper l’économie française à moyen terme sans handicaper sérieusement l’activité à court terme n’a guère de fondement.

  • 1. Voir "Dépenses publiques : des comparaisons piégées", Alternatives Economiques n° 327, septembre 2013, disponible dans nos archives en ligne.
  • 2. Voir "logement, le mal français", Alternatives Economiques n° 327, septembre 2013, disponible dans nos archives en ligne.

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