Industrie

Nokia, une défaite européenne

11 min

Plombé par la concurrence et des choix industriels inadaptés, l'européen Nokia a dû vendre son activité de fabrication de téléphones mobiles à Microsoft.

Le 3 septembre deviendra probablement jour de deuil national en Finlande : l’annonce, le mois dernier, du rachat de l’activité fabrication de téléphones mobiles de Nokia par le géant américain des logiciels Microsoft est venue clore une histoire industrielle qui a fait la fierté et la prospérité du petit pays nordique durant une quinzaine d’années. Au-delà des erreurs de stratégie qui l’ont précipitée, la déconfiture de Nokia est cependant également emblématique du déclin de l’Europe dans les secteurs de haute technologie.

Avec la vente de sa division téléphones portables, le groupe finlandais abandonne l’activité qui, après avoir fait sa renommée et sa fortune, était devenue depuis quelques années un important foyer de pertes. Grâce au rachat, opéré quelques mois plus tôt, de la participation de l’industriel allemand Siemens dans leur filiale commune NSN, Nokia se recentre donc sur la fabrication d’équipements de réseaux. Il se positionne aussi comme un acteur qui compte dans les services de géolocalisation, grâce à une autre acquisition effectuée en 2007, celle de l’éditeur de logiciels de cartographie Navteq. Le nouvel ensemble voit son chiffre d’affaires divisé par deux et 32 000 salariés, sur les 88 000 qu’il comptait encore (contre 134 000 en 2011), rejoindront le giron de Microsoft.

Leader jusqu’en 2011

Nokia n’en est pas à sa première mue : au cours de sa longue histoire, cette vieille dame âgée de près de 150 ans a fabriqué tour à tour du papier, des bottes en caoutchouc, des pneus, des câbles et mêmes des téléviseurs. Des activités qu’elle a abandonnées en 1993 pour se consacrer uniquement à la téléphonie mobile, alors sur le point de connaître une explosion des usages. A l’époque, l’Europe est LE continent du mobile. Les Européens avaient en effet pris conscience très tôt des inconvénients liés au développement par chaque pays de sa propre norme de téléphonie mobile : cela allait empêcher l’usage des portables dans un autre pays que leur pays d’origine. C’est pourquoi la Conférence européenne des administrations des postes et télécommunications (Cept) avait mis sur pied dès 1982 un groupe de travail, le Groupe spécial mobile (GSM), chargé d’élaborer un standard commun de communication numérique. Fruit de ce travail, la norme GSM, dont l’acronyme a pris la signification de Global System for Mobile communications, est entrée en service en avril 1991. S’imposant très vite au-delà des frontières de l’Europe comme un standard mondial, elle a même été adoptée par plusieurs opérateurs télécoms américains, alors même que les Etats-Unis possédaient leur propre norme.

Comme toujours lorsqu’un pays ou un groupe de pays parvient à imposer ses standards technologiques, ses entreprises en tirent profit. Le finlandais Nokia y a gagné un avantage compétitif sur ses concurrents extra-européens. Avantage qui, conjugué à son excellence industrielle, lui a permis de détrôner l’américain Motorola et de devenir le premier fabricant mondial de téléphones portables en 1998, une couronne qu’il a gardée jusqu’en 2011. Le début des années 2000, c’est en effet l’époque où tout le monde a un portable Nokia dans la poche : le constructeur vend plus de 280 millions d’exemplaires de ses modèles 3210 et 3310, populaires grâce à leur solidité et à leur simplicité d’utilisation. Il règne alors sans partage avec une part de marché mondiale dépassant les 40 %. Sa valeur en Bourse côtoie les cimes pour avoisiner 223 milliards d’euros en 2000. Un montant qui contraste singulièrement avec les 5,4 milliards d’euros que Microsoft a mis sur la table pour acheter sa division mobile le mois dernier. Que s’est-il passé entre-temps ? L’iPhone est arrivé.

Des concurrents novateurs

Nokia a raté le virage des smartphones*, entend-on souvent. L’apparition du smartphone sur le marché ne date cependant pas du lancement de l’iPhone en 2007. Plusieurs générations de téléphones et d’assistants personnels l’ont précédé, depuis Simon, le modèle pionnier mis au point par IBM en 1993, en passant par les assistants personnels (PDA) de Palm, très populaires auprès des cadres dans les années 1990, ou encore le Nokia 9000 "Communicator", lancé en 1997 et considéré à l’époque comme un coup de maître du constructeur finlandais : pour la première fois, il rassemblait des fonctions SMS, e-mail, fax et Internet comme celles classiques d’un assistant personnel (calendrier, calculatrice et carnet d’adresses). Le premier véritable smartphone, l’Ericsson 380, est quant à lui sorti en 2000 : il comportait déjà un écran tactile et utilisait la première version de Symbian, le système d’exploitation (OS) pour smartphones initialement développé en commun par Nokia, Ericsson, Motorola et Matsushita, et racheté par Nokia en 2008 pour son usage exclusif.

Chiffre d’affaires du groupe Nokia, en milliards d’euros
Profits avant impôt du groupe Nokia, en milliards d’euros
Part de marché des principaux constructeurs dans les ventes mondiales de téléphones mobiles, en %

L’iPhone a cependant rebattu les cartes. Pourtant, le pari d’Apple de tout miser sur un seul modèle et de le vendre très cher paraissait a priori aventureux. Les fabricants traditionnels comme Nokia multipliaient au contraire les modèles pour réduire les risques et cherchaient à réduire leurs coûts pour baisser les prix de leurs produits. La clé du succès d’Apple a été d’avoir conçu un produit à destination du grand public (à l’exception de son prix) en exploitant au maximum les possibilités de la technologie tactile, alors que les smartphones étaient jusqu’alors tournés vers les usages des professionnels et n’utilisaient que de manière marginale cette technologie. Le lancement de l’App Store en 2008, la plate-forme d’applications de l’iPhone, a ensuite été une innovation commerciale majeure : en y distribuant des milliers d’applications mises au point par des développeurs indépendants, moyennant une commission de 30 % sur les ventes passant par ce biais, Apple s’enrichit à peu de frais et prolonge la vie de ses produits sur un marché où quelques mois suffisent pour ringardiser un modèle. Tout-tactile et magasin d’applications : Apple a fixé les règles du jeu selon lesquelles le marché s’est développé depuis.

Comme un coup dur n’arrive jamais seul, Nokia a également vu débarquer en 2008 un autre acteur sur son marché : Google. Le moteur de recherche a lancé son propre système d’exploitation pour smartphones Android, avec une démarche totalement différente de celle de la firme à la pomme : contrairement à Apple, dont le système d’exploitation et les applications ne sont disponibles que sur ses produits maisons, Google fournit gratuitement son OS aux fabricants de téléphones portables, avec la possibilité de l’adapter et de le modifier afin qu’ils puissent produire leur propre interface, et donc leur ligne de smartphones personnalisée à moindre coût. Cette stratégie d’ouverture maximale a fait sa force et lui permet aujourd’hui d’équiper près de quatre smartphones vendus dans le monde sur cinq. En bénéficiant de la dynamique d’un fabricant comme Samsung, devenu en 2012 numéro un mondial en lieu et place de Nokia, et qui a fait le choix d’Android pour sa gamme Galaxy.

A travers cette stratégie, l’objectif de Google est d’acclimater sur le mobile le système de services gratuits (Gmail, YouTube, Maps...) qui lui procure de colossales recettes de publicité sur l’Internet fixe. Une OPA plutôt réussie jusqu’ici : Google pèse plus de la moitié des quelque 16,6 milliards de dollars que devrait représenter le marché de la publicité sur mobile en 2013, selon le cabinet d’études eMarketer.

Face à cette évolution de son environnement concurrentiel, Nokia a paru pris de court. Il a fallu attendre la fin de l’année 2008 pour que le finlandais commence à commercialiser son premier téléphone équipé d’un écran tactile. Ces précieux mois perdus et un appareil qui n’a guère convaincu les consommateurs l’ont obligé à un important réajustement à la baisse de son prix. "Le tort de Nokia, c’est de ne pas avoir identifié ses véritables concurrents, au premier rang desquels Apple, au contraire de Samsung pour qui la firme à la pomme est rapidement devenue un modèle à rattraper, analyse Basile Carle, expert dans les terminaux mobiles à l’Institut de l’audiovisuel et des télécoms en Europe (Idate). Alors que Nokia était l’un des rares fabricants à posséder des compétences dans les logiciels grâce au rachat d’entreprises comme Symbian, il est resté dominé par une culture d’ingénieurs convaincus de la supériorité de leur matériel et n’a pas accordé assez d’importance à son intégration avec le software, leur partie logicielle". C’est pourtant cette intégration poussée qui a permis à Apple de fournir avec son iPhone une "expérience utilisateur"** qui a fait la différence.

Erreurs stratégiques

Nokia a aussi pâti d’avoir fait, à partir de 2004, le pari du low cost. Fort de son excellence industrielle, il a réalisé des efforts importants de productivité pour fabriquer des terminaux à bas prix avec l’objectif de pénétrer les marchés émergents. Mais cette focalisation croissante sur les appareils bas de gamme a écrasé ses marges. Et la firme finlandaise n’a pas anticipé la concurrence accrue des constructeurs chinois, comme Huawei et ZTE, qui lui ont taillé des croupières sur ce segment.

Résultat : Nokia s’est trouvé pris en sandwich entre un marché haut de gamme qu’il a négligé et un segment bas de gamme qui lui échappait. Pire, les smartphones ont cannibalisé, nettement plus rapidement que prévu, le marché des téléphones mobiles classiques, y compris dans les pays émergents. Pour la première fois au deuxième trimestre 2013, les ventes mondiales de smartphones ont dépassé celles des téléphones mobiles classiques : les premières ont progressé de 50 % au cours de l’année écoulée, tandis que les secondes reculaient de plus de 20 %. Conséquence de son positionnement, les ventes de Nokia ne cessent de chuter et sa part de marché, qui dépassait 40 % en 2007, est tombée en dessous de 15 %. Si Nokia reste encore numéro deux du marché des téléphones mobiles dans son ensemble, il demeure un acteur marginal sur le segment des smartphones : avec 3 % du marché environ, il n’apparaît même pas dans le top cinq des constructeurs.

Part des différents systèmes d’exploitation, en %

Le coup de grâce pour Nokia est venu de son propre PDG, Stephen Elop, un ancien cadre de Microsoft nommé à la tête de l’entreprise en 2010. En février 2011, pour enrayer son recul de Nokia dans les smartphones, il a annoncé l’abandon de l’OS maison Symbian, qualifié de "plate-forme en feu", au profit de Windows Phone, l’OS de son ancien employeur. Une décision sans doute inévitable, compte tenu du retard de Symbian par rapport à ses concurrents, mais qui a eu pour résultat immédiat de plomber les ventes de Nokia : dix mois se sont en effet ensuite écoulés avant que le premier smartphone de Nokia équipé de l’OS de Microsoft voit le jour, alors que les clients désertaient ses produits équipés de l’ancien OS condamné à disparaître. Le grand gagnant de cet accord a été Microsoft, dont Windows Phone, marginalisé jusqu’ici, est devenu depuis le troisième OS le plus utilisé. Ce qui a nourri la rumeur selon laquelle Stephen Elop était en réalité un cheval de Troie toujours au service du géant des logiciels. Ce ne sont pas la vente de l’activité mobile de Nokia à Microsoft deux ans plus tard, ainsi que la réintégration d’Elop chez son ancien employeur dont il est amené à devenir vice-président, qui la dissiperont.

Système intégré

Malgré ces erreurs de stratégie, Nokia aurait-il pu échapper à son sort ? Pas sûr. Comme les acteurs d’autres industries (l’électronique grand public, la photographie, les équipements télécoms...), Nokia a été victime de l’irruption de l’informatique dans son activité. La téléphonie est désormais dominée par des acteurs venus de ce secteur, qu’il s’agisse d’Apple ou de Samsung, conglomérat géant qui a construit son empire en produisant des semi-conducteurs, le composant de base des ordinateurs. Quant aux acteurs historiques du mobile, les Siemens, Ericsson, Motorola, Alcatel ou Sagem, ils ont quitté le marché ou paraissent près de la sortie de route, tel Blackberry, actuellement en vente. Apple a fait la démonstration que l’intégration poussée entre matériel et logiciel est devenue la martingale. Et ses concurrents cherchent désormais à l’imiter : c’est le sens du rachat de Nokia par Microsoft, de celui des actifs de Motorola par Google auparavant, ou encore de la volonté de Samsung de développer son propre système d’exploitation pour s’émanciper d’Android. L’enjeu - énorme - dépasse de beaucoup le seul marché du mobile, car le smartphone et surtout son système d’exploitation sont amenés à jouer un rôle important dans un nombre croissant de nos interactions quotidiennes : au travail, dans les applications utilisées en entreprise, aussi bien que dans l’espace privé, notamment dans la domotique (le contrôle électronique de l’environnement de vie) ou encore en situation de mobilité, par exemple pour le paiement mobile, les voitures connectées ou la télémédecine.

Le smartphone au centre de l’univers numérique

Comme sur de nombreux marchés technologiques, l’effet de réseau sera déterminant dans la lutte entre concurrents : une loi selon laquelle l’utilité du bien ou du service s’accroît avec son nombre d’utilisateurs. En clair, le succès va au succès, comme on l’observe déjà pour les smartphones : plus l’iPhone et les mobiles équipés d’Android comptent d’utilisateurs, plus de développeurs sont incités à mettre au point des applications pour eux, et plus d’annonceurs vont acheter de la publicité, etc. Google, avec Android, et dans une moindre mesure Apple dominent aujourd’hui l’écosystème des terminaux mobiles. Il sera difficile de les détrôner. Nokia n’était sans doute pas armé pour ce combat-là.

Zoom L’Europe peut-elle encore exister dans la "high-tech" ?

Le rachat de la branche téléphones mobiles de Nokia par Microsoft est une nouvelle défaite pour la high-tech européenne. L’électronique grand public est aujourd’hui dominée par des entreprises américaines ou asiatiques, Philips, le dernier acteur européen, ayant annoncé qu’il quittait ce marché en janvier dernier. Il n’y a guère que sur les marchés B to B, le commerce interentreprises, que l’on compte encore quelques champions européens d’envergure, tel SAP, le géant allemand des logiciels, ou l’équipementier télécoms suédois Ericsson.

Bien sûr, l’Europe peut s’enorgueillir de compter un acteur important dans les semi-conducteurs, ST Microelectronics, ainsi que quelques champions "cachés" de taille moyenne, souvent installés sur une niche, tels Gemalto dans les puces et la sécurité digitale ou TomTom dans les services de localisation et de navigation. Au total cependant, alors que les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont amenées à bouleverser de nombreux secteurs, depuis l’énergie jusqu’à la santé, en passant par le transport et l’éducation, seulement quinze des cent plus grandes entreprises mondiales de TIC sont européennes, selon une étude réalisée en 2012 par le cabinet ATKearney1. Une piètre performance au vu du poids du Vieux Continent dans l’économie mondiale. Le risque apparaît donc sérieux que l’économie européenne devienne de plus en plus dépendante de technologies étrangères.

Parmi les raisons avancées par ATKearney pour expliquer ce déclin, on retiendra le marasme du marché européen ou le manque de financement : l’Europe investirait en capital-risque 15 milliards de dollars de moins chaque année que les Etats-Unis. Mais aussi un marché domestique moins bien protégé que les marchés américain ou asiatique et un déficit d’innovation. A cette litanie, on est tenté d’ajouter les carences de la construction européenne, qui a privilégié la régulation au bénéfice des consommateurs, au détriment de l’investissement et de la construction de grands acteurs industriels paneuropéens.

  • 1. "The Future of Europe’s High-Tech Industry", ATKearney, septembre 2012.
* Smartphone

Téléphone dit "intelligent", disposant d'un écran tactile ou d'un clavier azerty et des fonctions d'un ordinateur portable relié à l'Internet à haut débit, d'un appareil photo numérique et pouvant être enrichi par des applications à télécharger.

** Expérience utilisateur

Terme employé pour évaluer le ressenti de l'utilisateur d'un objet ou d'une interface.

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