Développement

Crise : fin de partie pour les émergents

6 min

Après avoir été dopées par un afflux massif de capitaux, les économies émergentes font face aujourd'hui à un dangereux retour de bâton. Une mauvaise nouvelle aussi pour le reste du monde.

La Fed, la banque centrale américaine, va-t-elle une fois de plus étrangler les économies émergentes ? Au début des années 1980 et au milieu des années 1990, la remontée brutale des taux d’intérêt aux Etats-Unis, à l’issue d’une longue phase d’aisance monétaire, avait déjà déstabilisé l’Amérique latine, puis l’Asie.

La séquence est connue : au cours des périodes de détente monétaire dans les pays développés, les capitaux en quête de rendement s’orientent volontiers vers des destinations et des classes d’actifs plus risqués, ce dont profitent généralement les économies émergentes. L’attrait de ces marchés est d’autant plus grand que leurs perspectives de croissance et donc les rendements proposés sur les capitaux investis sont structurellement plus élevés que dans les pays développés. L’afflux des capitaux suscite à son tour l’appréciation des taux de change qui, parce qu’elle augmente les rendements en dollars, stimule en retour les investisseurs étrangers. Jusqu’au moment où le resserrement de la liquidité aux Etats-Unis provoque un rapatriement des capitaux étrangers et révèle l’ampleur des déséquilibres accumulés, tant au plan extérieur (déficit courant) qu’intérieur (bulles boursières ou immobilières, endettement excessif des agents privés ou publics).

Production industrielle des pays développés du G7 et des économies émergentes, variation en pourcentage sur douze mois

N. B. : émergents = moyenne pondérée Chine, Inde, Brésil, Russie, Indonésie et Afrique du Sud.

Production industrielle des pays développés du G7 et des économies émergentes, variation en pourcentage sur douze mois

N. B. : émergents = moyenne pondérée Chine, Inde, Brésil, Russie, Indonésie et Afrique du Sud.

A bien des égards, les turbulences financières qui secouent les économies émergentes depuis quelques mois reproduisent ce schéma. A partir de 2012, ces économies ont été submergées de capitaux placés à court terme, en Bourse ou sur les marchés obligataires. Ils provenaient des liquidités abondantes fournies par les banques centrales des pays développés. Gagnant les marchés de matières premières, l’euphorie financière s’est propagée aux économies exportatrices de produits de base. Un peu partout, l’abondance monétaire a encouragé la formation de bulles de crédit (Chine, Turquie, Inde, Russie, Brésil). Elle a aussi accentué les pressions inflationnistes (Inde, Vietnam, Russie, Argentine). Soucieuses de limiter l’appréciation de leur monnaie, les banques centrales ont évité de relever leurs taux d’intérêt, préférant intervenir sur les marchés des changes et entraver, par des mesures réglementaires, la croissance du crédit et les entrées de capitaux.

Une conjoncture déprimée

Dès 2012 toutefois, la résorption nécessaire des déséquilibres financiers internes, notamment en Chine, a provoqué un ralentissement de la demande intérieure et de l’activité. Ralentissement aggravé par la décélération rapide du commerce mondial, sous l’effet en particulier du marasme européen et de la baisse des prix des matières premières. Pour l’ensemble des économies émergentes hors Chine, la croissance du produit intérieur brut (PIB) est tombée à 3,6 % en 2012, en baisse de deux points par rapport à la période d’avant-crise (2003-2008). Malgré une légère embellie dans les pays développés, la conjoncture s’est détériorée un peu plus au premier semestre 2013 (voir graphique), la production industrielle reculant même dans plusieurs pays (Inde, Russie, Thaïlande, Mexique, Colombie).

Déficit des balances courantes au 2e trimestre 2013 (en % du PIB) et variation du taux de change du 3 mai ou 3 septembre 2013 (en %)

C’est dans ce contexte qu’intervient la secousse financière du 22 mai. L’annonce par la Fed d’une inflexion prochaine de sa politique de détente monétaire ne marque certes pas la fin de la détente quantitative - cette politique d’achat de titres par laquelle la Fed favorise la baisse des taux longs - et encore moins le terme de la politique de taux zéro en vigueur depuis cinq ans. La perspective d’une réduction du rythme des achats de titres obligataires publics et hypothécaires par la banque centrale américaine a cependant suffi à propulser les taux à dix ans américains de 1,6 % à près de 3 %. Rapidement propagée à l’ensemble des marchés obligataires, la hausse des taux d’intérêt sur les actifs les moins risqués (titres de la dette publique américaine) a mis en évidence la surévaluation des marchés les plus spéculatifs : les marchés obligataires privés, les Bourses et la dette publique des économies émergentes.

Capitaux en fuite

Pour ces économies, le retrait des capitaux étrangers a pris des proportions considérables : près de 50 milliards de dollars de sorties nettes sur les seuls investissements boursiers et obligataires en l’espace de trois mois, à comparer à des entrées nettes de 220 milliards en 2012. Ebranlées, les Bourses ont reculé de 15 % en quelques semaines avant de se stabiliser pendant l’été, dans l’espoir que le tournant anticipé de la politique de la Fed ne se concrétiserait pas tout de suite.

Tandis que la désaffection des Bourses de valeur s’est opérée de façon peu différenciée, les marchés des changes ont fait l’objet d’attaques beaucoup plus ciblées. La spéculation s’est concentrée sur les pays les plus vulnérables du point de vue de leurs comptes extérieurs (voir graphique) : en quatre mois, la roupie indienne a perdu 22 % de sa valeur, le real brésilien 16 %, le rand sud-africain et la lire turque 14 %, la roupie indonésienne 13 %.

Nouveau dilemme

Pour les banques centrales des économies émergentes, le dilemme monétaire est désormais le suivant : comment éviter une chute non contrôlée de la monnaie - et ses conséquences redoutées tant sur l’inflation que sur la solvabilité des entreprises, des ménages et des banques endettées en devises - sans pour autant relever le taux d’intérêt et étouffer une activité déjà affaiblie ?

A priori, la solution la plus simple, mise en oeuvre au Brésil et en Turquie, consiste à utiliser les réserves de change importantes accumulées dans les années fastes et à racheter la monnaie nationale vendue par les investisseurs étrangers. Le risque pour ces pays est toutefois de voir leurs réserves fondre comme neige au soleil, dans le cas où les marchés ne seraient pas convaincus de leur détermination. L’option alternative, choisie par l’Inde et l’Indonésie, est de relever le taux d’intérêt, mais elle n’est pas facilement crédible lorsque la conjoncture est déjà déprimée et que l’endettement des agents privés et publics est élevé. Reste le contrôle des capitaux, que l’Inde essaie de réinstaurer, mais qui risque de saper un peu plus la confiance des investisseurs étrangers.

Un handicap pour la croissance mondiale

Pour le reste du monde, la crise qui frappe les économies émergentes pouvait difficilement tomber à un moment moins favorable. D’un point de vue conjoncturel, elle risque d’étouffer ce qui est devenu, dans les années 2000, le principal moteur de l’activité mondiale. Avec 40 % des importations mondiales de biens et de services, les pays émergents sont en effet à l’origine de 60 % de la croissance de la demande mondiale d’importations depuis le milieu des années 2000. Revenue de 15 % en 2010 à 5 % en 2012, la croissance du volume des importations de ces pays à toutes les chances de poursuivre sa décélération en 2013. De quoi jeter un doute sur la pérennité de la reprise aux Etats-Unis et en Europe.

Au plan structurel, le retour des crises de balances de paiement risque de contrarier, voire de reporter à des lendemains moins mouvementés, les processus en cours de transition vers des modèles de croissance moins extravertis. Pourvu qu’elle soit maîtrisée, la dépréciation des monnaies est en effet un moyen efficace de restaurer la compétitivité des économies frappées par la crise et de freiner le mouvement de relocalisation des activités industrielles vers les économies avancées, voire d’enrayer la désindustrialisation qui frappe certains pays, comme le Brésil. Une stratégie déjà expérimentée avec succès par les pays asiatiques à la fin des années 1990, qui constitue le chemin le plus sûr vers un retour à la croissance et à la confiance des investisseurs étrangers.

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