Idées

Saint-Jean-de-Maurienne, ville de l’aluminium

6 min

L'usine de Saint-Jean-de-Maurienne a survécu tant bien que mal aux profondes transformations de l'industrie et du marché de l'aluminium.

Les salariés de l’usine d’aluminium Rio Tinto Alcan de Saint-Jean-de-Maurienne et toute la ville peuvent souffler : alors qu’elle était menacée de fermeture, l’entreprise va être reprise avec tous ses salariés par l’allemand Trimet et EDF, qui ont pris respectivement 65 % et 35 % des parts1. Rio Tinto Alcan était en effet bien décidé à se débarrasser de cette usine en raison de la hausse prévisible du coût de l’électricité, le contrat très avantageux passé naguère avec EDF prenant fin en mars 2014. La participation d’EDF à cette reprise inclut d’ailleurs un contrat de fourniture d’électricité à un tarif préférentiel pendant cinq ans, temps maximum prévu par les traités européens. Reste à finaliser la participation de la Banque publique d’investissement au capital.

Intégration verticale

Cette question de l’énergie a de tout temps été au coeur du développement de cette industrie dévoreuse d’électricité (entre 20 % et 40 % du prix de revient). Elle s’est développée à la fin du XIXe siècle dans les Alpes, au pied des chutes d’eau, au moment où l’hydroélectricité ("la houille blanche") prenait son essor et qu’était inventé le procédé de production d’aluminium par électrolyse de l’alumine (extraite de la bauxite). Les premières usines européennes voient le jour dès 1888 en Suisse et dans l’Isère. En 1897, une petite usine s’installe en Maurienne. Cette vallée alpine deviendra un couloir de l’aluminium avec son chapelet d’usines, dont le fleuron - et la seule survivante aujourd’hui - est l’usine de Saint-Jean-de-Maurienne. Celle-ci démarre en 1909 sous le nom de Produits chimiques d’Alais et de la Camargue (PCAC) et est dirigée par Alfred Rangod-Pechiney.

En 1921, la fusion des deux principales entreprises du secteur aboutit à la création d’Alais Froges et Camargue (AFC, qui prendra officiellement le nom de Pechiney en 1950). Les activités de la société se situent à la fois dans les mines, la chimie et l’aluminium. Pendant l’entre-deux-guerres, portée par une demande croissante de "métal léger" et de ses alliages dans de multiples secteurs, en particulier dans les industries électriques et l’aéronautique, l’entreprise se développe en amont et en aval. Elle crée une véritable filière de l’aluminium. En amont, elle développe ses barrages et ses centrales électriques, son extraction de la bauxite, sa fabrication d’alumine. En aval, elle construit, en 1939, une usine de laminage et crée Cégédur (transformation des métaux non ferreux) avec la Compagnie générale d’électricité, en 1943. Cette intégration verticale se poursuit pendant les Trente Glorieuses avec la création, notamment, de filiales d’emballage-aluminium, de produits pour le bâtiment, de moteurs d’avion.

Durant cette période, Pechiney bénéficie pour ses usines d’aluminium de tarifs préférentiels de la part d’EDF (qui lui a racheté ses centrales électriques lors de la nationalisation de 1946). L’internationalisation de l’entreprise, déjà entamée avant-guerre, connaît un vigoureux essor avec la recherche de nouvelles sources d’énergie, de nouvelles mines de bauxite en Europe et en Afrique, et de nouveaux marchés d’aval en Europe et aux Etats-Unis. Les neuf usines françaises d’aluminium tournent à plein régime. Elles se modernisent, gagnent en productivité, notamment grâce aux recherches menées à partir de 1959 au laboratoire de recherche des fabrications de Saint-Jean-de-Maurienne. La production des usines françaises, qui était de 50 000 tonnes en 1950, est multipliée par huit et avoisine les 400 000 tonnes en 1972. Dans le même temps, la consommation d’électricité par tonne produite est passée de 19 500 kWh à 14 240 et la productivité du travail de 37 heures la tonne à 8,5.

Une concurrence acharnée

Des difficultés apparaissent cependant à la fin des années 1960, avec la croissance de la concurrence internationale. Jusqu’alors, le secteur comptait six "majors" : trois américaines (Alcoa, Reynolds, Kaiser), une canadienne (Alcan), Alusuisse et Pechiney. Sans pour autant constituer un cartel, comme au début du siècle, elles continuent à s’entendre pour corriger les baisses de prix par le stockage.

Mais à partir des années 1970, la concurrence internationale se fait beaucoup plus vive, avec l’arrivée de producteurs du Sud et de l’Est. Par ailleurs, la hausse des prix de l’énergie avantage les entreprises qui ont accès à de l’électricité bon marché (Australie, Canada). En même temps, la croissance de la consommation mondiale d’aluminium passe d’un rythme de 8 % à 2 % par an : si l’aluminium demeure utilisé dans de très nombreux domaines (transports, bâtiment, emballage), il doit en effet affronter la concurrence de nouveaux matériaux (plastiques, matériaux composites, aciers spéciaux). Sans parler de l’aluminium dit secondaire, issu du recyclage, qui prend une part croissante du marché : 30 % au début des années 1980, mais près de 60 % aujourd’hui.

Par ailleurs, les grandes compagnies ne peuvent plus maîtriser, comme naguère, toute la filière. Ni fixer les prix directement entre les entreprises productrices et consommatrices, souvent des filiales. A l’entente succède donc une concurrence acharnée. Le prix de l’aluminium est désormais soumis aux fluctuations du cours fixé au London Metal Exchange. Les entreprises sont contraintes de fermer les usines les moins rentables, celles trop petites ou enclavées, pour lesquelles les coûts logistiques sont trop importants. Il en est ainsi pour la plupart des sites montagnards de Pechiney. C’est dans la période où Pechiney (ou plus exactement Pechiney-Ugine-Kuhlmann, depuis une fusion opérée en 1971) est nationalisée que tous les anciens sites de production d’aluminium sont fermés, entre 1982 et 1995.

A deux exceptions près : une petite usine qui produit un aluminium ultrapur dans les Pyrénées et celle de Saint-Jean-de-Maurienne, la plus grande usine historique, qui est même dotée en 1986 des cuves d’électrolyse les plus modernes. Mais Pechiney mise avant tout sur d’autres sites : en Australie (1983), au Canada (1990), en France à Dunkerque (1991), où la nouvelle usine littorale fonctionne grâce à l’électricité nucléaire de la centrale de Gravelines. Et Pechiney s’achète un marché par l’acquisition, en 1988, d’American Can, un des leaders mondiaux de la boîte-boisson en aluminium.

L’effondrement de l’URSS et de ses dépenses militaires entraîne un boom des exportations d’aluminium et une chute historique des prix au début des années 1990, amenant une nouvelle restructuration du secteur et de grandes opérations de fusion-acquisition. Les plus grandes entreprises cherchent à mieux contrôler les marchés et à se recentrer sur les activités qu’elles jugent financièrement les plus profitables. Dans l’aluminium, quatre des six anciens leaders mondiaux sont ainsi rachetés par leurs concurrents Alcoa et Alcan : en 2003, le groupe canadien lance une OPA sur un groupe Pechiney qui a été privatisé en 1995 et qui traverse des difficultés financières. Alcan subira à son tour le même sort, absorbé par le consortium minier anglo-australien Rio Tinto en 2007, lequel devient ainsi le premier producteur mondial d’aluminium, devant Rusal (Russie), Alcoa (Etats-Unis), Hydro Al (Norvège) et le chinois Chalco, emblématique de la montée en puissance du géant asiatique. Ces entreprises sont engagées dans une âpre guerre économique, centrée sur le contrôle des produits primaires. Le temps des intégrations verticales et des cartels de produits paraît bien loin !

Mais touché par les fluctuations des cours des métaux, le groupe Rio Tinto est aujourd’hui en difficulté. En 2012, ses pertes conduisent son nouveau directeur à affirmer que sa "priorité absolue [est de] créer plus de valeur pour les actionnaires" et de se débarrasser des unités qu’il juge les moins rentables. Le sauvetage de Saint-Jean-de-Maurienne, usine désormais spécialisée dans la production d’aluminium pour câbles électriques, n’aurait pas été pensable dans le cadre de ce grand groupe. Il n’est concevable que dans celui d’une filière aluminium incluant le recyclage et des productions de qualité, et ce au niveau européen. Le rachat de l’usine par l’allemand Trimet avec la participation d’EDF et de l’Etat va dans ce sens.

  • 1. Il en est de même pour une autre petite usine du groupe, à Castelsarrasin dans le Tarn-et-Garonne.

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