Entretien

"Maintenir un Internet libre pour favoriser l’innovation"

5 min
Fleur Pellerin ministre déléguée chargée de l'Economie numérique

Les grands acteurs qui dominent aujourd’hui l’économie numérique sont pour l’essentiel américains. Pourquoi l’Europe a-t-elle raté le virage du numérique ?

Alors qu’on comptait en 2000 sur le sol européen six fabricants de téléphones mobiles, pesant 50 % du marché mondial, il n’en reste plus aucun aujourd’hui après le rachat de Nokia par Microsoft. Dans le secteur des équipements télécoms, Alcatel, qui était alors le numéro un, souffre aujourd’hui énormément de la concurrence d’acteurs américains comme Cisco, ou chinois comme Huawei. Autre exemple : la capitalisation de l’opérateur américain Verizon, qui atteint près de 300 milliards d’euros, dépasse celle d’Orange, Deutsche Telekom, Telefonica et Telecom Italia réunis. Tous ces signaux montrent que l’Europe est en perte de vitesse.

Durant quinze ans, la question du numérique n’a été abordée à l’échelle européenne que sous l’angle de la régulation du secteur des télécoms. Pendant ce temps, même si l’on compte quelques réussites comme Gemalto, SAP, Iliad ou Vente Privée, aucun grand acteur du numérique de la taille d’un Google ou d’un Facebook n’a émergé en Europe.

L’Europe peut-elle se remettre en selle ?

Nous ne pouvons pas rejouer les batailles déjà perdues. L’Europe ne créera vraisemblablement pas le moteur de recherche qui va s’imposer dans les prochaines années. L’enjeu aujourd’hui, c’est de prendre le virage de l’Internet 3.0, celui de l’Internet des objets et de l’exploitation massive des données, le Big data. Quand on regarde l’histoire industrielle de l’Europe, on observe que les derniers grands succès qu’elle a enregistrés pour construire des géants véritablement européens (Ariane Espace ou EADS) sont le fruit d’un volontarisme de la part des Etats. Un procédé très peu reproductible dans le numérique parce que les cycles d’investissement et les cycles produits sont beaucoup trop courts pour qu’on puisse créer de nouveaux EADS. La politique industrielle doit désormais être centrée sur l’innovation, en créant les conditions favorables à l’émergence de champions européens de l’Internet 3.0. C’est ce que la France a défendu lors du Conseil européen les 24 et 25 octobre derniers.

Quels en seraient les outils ?

D’abord, nous proposons de faire émerger une industrie européenne du financement de l’innovation, avec de grands fonds paneuropéens de capital-risque capables de réaliser des levées importantes. Le problème en Europe n’est pas la créativité, mais le financement : les levées de fonds de capital-risque sont dix fois plus élevées aux Etats-Unis qu’en Europe. Ici, les start-up n’arrivent pas à satisfaire les importants besoins de financement que nécessite une croissance rapide. Que leur seul horizon soit actuellement d’aller lever des fonds dans la Silicon Valley, de se faire coter au Nasdaq ou de se faire racheter par des acteurs américains ou asiatiques pose problème.

Ensuite, l’Europe doit davantage peser sur l’édiction de normes et de standards technologiques. Elle a été à la pointe pour créer la norme GSM il y a vingt ans, mais pas au moment de la 4G. Avec le développement des connexions sans contact et de l’Internet des objets, elle doit reprendre la main en travaillant de manière plus coordonnée, parce que participer à la définition des standards profitera à nos entreprises. Nous avons également proposé la création d’une place de marché de la commande publique en Europe, qui mettrait les start-up en relation avec les donneurs d’ordre publics.

Ne faut-il pas être plus offensif pour contrer le quasi-monopole des grands noms de l’Internet ?

En effet, la priorité doit devenir la régulation des cinq à dix grandes plates-formes numériques, qui sont aujourd’hui le point de passage obligé pour accéder aux services et à l’information sur Internet. Sans aucun contrôle, ces acteurs privés s’érigent en censeurs, avec droit de vie et de mort sur des milliers d’autres entreprises, comme l’a montré l’affaire AppGratis avec Apple. Je crois à l’Europe de la régulation. Un régulateur européen devrait être institué pour imposer un certain nombre de conditions de fonctionnement à ces plates-formes, telles que l’interopérabilité ou la portabilité. Par exemple, si vous achetez votre musique sur iTunes, elle doit demain pouvoir être écoutable sur Spotify ou Deezer. L’enjeu est de maintenir un Internet libre et ouvert pour favoriser l’innovation.

Peut-on espérer également que l’exception fiscale dont jouissent les entreprises du numérique prenne bientôt fin ?

La France, qui était absente de ces débats au plan international jusqu’à présent, a beaucoup pesé pour accélérer le travail sur les questions fiscales, tant au niveau de l’OCDE qu’au niveau européen. Le groupe de travail [appelé "Beps", NDLR] de l’OCDE créé pour traiter les questions d’érosion des bases et d’évitement fiscal devrait proposer des solutions d’ici dix-huit à vingt-quatre mois maximum. Il y a déjà des pistes intéressantes qui émergent, comme l’idée de demander aux entreprises de déclarer un établissement virtuel dans les pays où se situe réellement leur exploitation. Ce qui reviendrait à obliger les entreprises du numérique à déclarer un établissement - et donc à être imposées - dans tous les pays où elles sont actives, par exemple parce qu’elles y collectent ou exploitent des données personnelles, même si elles n’y possèdent pas d’établissement physique.

Au sein même de l’Union européenne, tout ce qui relève de la fiscalité requiert l’unanimité des pays membres, qui n’ont pas tous les mêmes intérêts en la matière. Cependant, plus l’économie va se dématérialiser et moins il sera tolérable pour les Etats de voir une partie croissante de l’impôt leur échapper, même dans les pays les plus libéraux. Un projet de loi est d’ailleurs en discussion aux Etats-Unis pour obliger les entreprises à révéler leur système d’optimisation fiscale, et éviter ainsi le recours aux Etats tunnels et aux paradis fiscaux.

Propos recueillis par Marc Chevallier et d.belliard@alternatives-economiques.fr

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