Entretien

L’ESS peut changer d’échelle

7 min
Thierry Jeantet président de l’Association des Rencontres du Mont-Blanc (RMB)-Forum international des dirigeants de l’économie sociale et solidaire
Jean-Louis Cabrespines président du Conseil national des chambres régionales de l'économie sociale et solidaire (CNCRES)
Alain Coheur président de Social Economy Europe

Constate-t-on un développement important de l’économie sociale et solidaire (ESS) au niveau international ?

Thierry Jeantet : De fait, les coopératives, mutuelles, associations, fondations, communautés, "charities" ou encore entreprises participatives ou sociales appliquant les principes de l’ESS sont présentes sur tous les continents. Elles concernent plusieurs milliards de personnes "agissantes" dans le monde, des salariés comme des bénévoles. Tous les types de territoires sont concernés, comme le sont, à des degrés différents, tous les types d’activités, et ceci du Sud au Nord. Le Forum international des dirigeants de l’ESS, dit "Rencontres du Mont-Blanc", a justement été créé pour donner une voix à cet ensemble d’acteurs représentatifs de la société civile organisée.

Jean-Louis Cabrespines : Ce travail de visibilité des acteurs de l’ESS est essentiel. Depuis plusieurs années, des rencontres institutionnelles se sont d’ailleurs mises en place entre les acteurs hexagonaux et ceux d’autres pays. Elles se sont traduites soit par des échanges bilatéraux, soit par la mise en oeuvre de projets communs. Ces échanges de pratiques et de modèles ont permis aux structures de l’ESS de s’apporter mutuellement en matière d’organisation et d’activités.

Qu’en est-il au niveau européen ?

Alain Coheur : Ces dernières années, nous avons constaté un intérêt croissant pour l’économie sociale et l’entrepreneuriat social au niveau européen. L’adoption en 2009 du rapport d’initiative du Parlement européen sur l’économie sociale ("rapport Toia") a joué le rôle de catalyseur. Un moment clef a été la publication, en 2011, de deux communications : l’"Acte pour le marché unique" et l’"Initiative pour l’entrepreneuriat social" (SBI). Pour mieux suivre les mesures adoptées, nous réclamons maintenant la création d’une unité spécialisée transversale chargée des questions d’économie sociale au sein de la Commission européenne. Même si on peut regretter que la Commission soutienne le développement de l’entrepreneuriat social au détriment de celui plus spécifique des entreprises de l’économie sociale1, les choses bougent.

Ces avancées sont aussi permises parce que des acteurs agissent. Ainsi, l’Intergroupe économie sociale (Iges) du Parlement européen rassemble des députés européens venant des différents groupes politiques pour échanger sur le potentiel et les défis de l’économie sociale. Social Economy Europe joue aussi un rôle essentiel en assurant la coordination et le suivi des activités de l’Intergroupe. Enfin, le groupe d’experts de la Commission européenne sur l’entrepreneuriat social (Geces) permet un espace de dialogue, surtout avec la Commission européenne. Ces organisations sont essentielles, mais un des grands défis pour l’économie sociale se situe bien au niveau des Etats membres. A ce jour, trop peu reconnaissent l’économie sociale ou sont prêts à la promouvoir au niveau européen.

Quels sont dès lors les grands chantiers pour développer l’ESS ?

A. C. : Ils sont nombreux ! Parmi eux, la Commission européenne doit reconnaître davantage la plus-value de l’ESS et produire des statistiques sur ce secteur. Sur un plan juridique, il est primordial d’aboutir à la création de statuts européens pour les fondations, les mutuelles et les associations. Un cadre légal faciliterait les activités transfrontalières et permettrait à ces organisations non seulement d’être reconnues, mais de fonctionner et concourir sur un pied d’égalité avec les autres types d’entreprises.

Enfin, des avancées sont constatées en termes de financement, puisque les entreprises sociales sont parmi les priorités d’investissement du Fonds social européen (FSE) et du Fonds européen de développement régional (Feder) pour les années à venir. Malgré cela, l’accès aux ressources financières reste une priorité pour les acteurs de l’ESS. Pour que toutes ces questions soient traitées d’une manière cohérente, nous souhaitons la mise en place d’un plan d’action européen de développement des entreprises de l’économie sociale.

J.-L. C. : Il est également important que tous les acteurs de l’ESS se regroupent, pour que la force individuelle de chaque organisation devienne une force collective, en vue d’un véritable projet politique d’une autre économie. Nous devons promouvoir nos conceptions d’une autre économie, dans un monde où prédomine l’individualisme, où se perd le sens de la solidarité et où le système économique libéral continue, pour certains, à rester le modèle unique. Nous devons oeuvrer à l’émergence de plus en plus forte de citoyens responsables et engagés autour des valeurs que nous défendons, et particulièrement en faisant partager cette conviction à la jeunesse.

Th. J. : J’ajouterai que l’ESS doit savoir évoluer et s’ouvrir à ses nouvelles pousses, comme les logiciels libres, les semences libres, ou encore l’économie collaborative ou de partage, porteuse d’innovations. Par ailleurs, la création d’un mois international de l’ESS avec les chambres régionales de l’ESS et leurs équivalents dans le monde est pour nous essentielle. Nous souhaitons aussi que l’ESS soit inscrite dans l’Agenda international des villes et participe aux débats et solutions relatives au climat. Et, enfin, que soient soutenues toutes les entreprises portées par des citoyennes et des citoyens acteurs des transformations sociales, environnementales et civiques sur le terrain.

Selon vous, l’ESS peut-elle être le moteur d’un nouveau modèle de développement économique ?

Th. J. : L’ESS change peu à peu d’échelle, parce que le cumul des crises sanitaires, alimentaires, énergétiques, climatiques, et pas seulement financières, crée une série de chocs profonds, sociaux, civiques autant qu’économiques. Les pouvoirs locaux et nationaux et maintenant internationaux prennent conscience du besoin de nouveaux modèles. L’ESS est porteuse d’un modèle capable d’intégrer une conception plurielle (sociale, environnementale, civique, culturelle, économique) du développement. Elle a certes ses faiblesses et ses timidités, mais elle a surtout la qualité de présenter des réalisations concrètes dans le monde entier.

J.-L. C. : Plus largement, si le modèle de l’ESS se répand, il modifiera les relations au sein des entreprises. Il entraînera l’utilisation des moyens financiers dans une optique plus humaniste. Au niveau international, les conceptions de développement économique, social et sociétal se feront alors sur une base différente de celle des sociétés de capitaux. En effet, en tant que sociétés de personnes, les entreprises de l’ESS sont avant tout des acteurs du développement des territoires, en fonction des besoins locaux. Je crois que l’ESS peut être une alternative à l’économie dominante si elle est comprise comme un vecteur de développement dans lequel l’implication des citoyens serait centrale.

A. C. : Ajoutons que ces dernières années et au plus fort de la crise, l’ESS a fait preuve d’une résilience remarquable, souvent plus forte que dans d’autres entreprises. Cette situation a favorisé la confiance entre autorités publiques et acteurs de l’ESS. Preuve en est la volonté d’un nombre croissant d’autorités publiques d’intégrer, dans leurs marchés publics, des critères qui reprennent les principes de l’économie sociale.

La France vient de voter une loi sur l’ESS. Quel impact ce texte peut-il avoir au niveau international ?

Th. J. : La loi française vient rejoindre celles votées dans d’autres Etats, en Amérique latine, au Québec, au Maghreb et ailleurs en Afrique, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe2. Comme dans d’autres Etats, cette loi a le mérite d’établir une définition claire de l’ESS et de la doter d’un cadre législatif transversal. Le fait que la Banque publique d’investissement (BPI) dispose d’une dotation dédiée à l’ESS est également important.

J.-L. C. : De fait, cette loi répond aux préoccupations formulées par les membres de toutes les organisations françaises de l’ESS. C’est une loi de reconnaissance, d’organisation, d’ouverture pour la création et le développement d’entreprises de l’ESS.

Toutefois, si ce texte dote les acteurs d’outils pour leur développement, elle n’apporte aucune réponse quant au financement ou aux difficultés rencontrées par certaines entreprises de l’ESS ne bénéficiant pas du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice), parce qu’elle ne sont pas assujetties à l’impôt sur les sociétés.

Soulignons toutefois que le changement d’échelle appartient aux acteurs eux-mêmes : savoir changer d’échelle, c’est savoir travailler ensemble, élaborer des projets communs, mettre en corrélation les différents types d’entreprises pour aller vers des actions partagées.

  • 1. Dont les statuts et les modes de gouvernance respectent notamment des règles de gestion démocratique et de non-lucrativité individuelle.
  • 2. Voir à ce sujet la première étude comparative de la législation de l’ESS dans le monde, produite par le comité scientifique du Fidess-RMB et le laboratoire Lartes, au Sénégal, septembre 2014.
Propos recueillis par d.belliard@alternatives-economiques.fr et Camille Dorival

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