Idées

Où en sont les entreprises françaises ?

9 min

La comptabilité nationale brosse un tableau assez pessimiste de l'état des entreprisesfrançaises. Face à cette situation, certains insistent sur la nécessité de réduire les prélèvements fiscaux afin qu'elles gagnent en compétitivité. Quand d'autres dénoncent une priorité donnée aux profits sur l'investissement.

1. Gagnent-elles de l’argent ?

Le débat public insiste depuis plusieurs mois sur l’effondrement des marges des entreprises françaises (c’est-à-dire opérant sur le territoire français). De fait, leur taux de marge* ne cesse de baisser depuis 2008. Ce phénomène est-il propre à la France ? Selon les calculs d’Eurostat, notre pays affiche effectivement le taux le plus faible de l’Union européenne. Autrement dit, c’est en France que la part des richesses créées qui va aux actionnaires ou reste dans les entreprises est la plus faible. Mais ce n’est pas un effondrement récent : les difficultés datent d’avant la crise et les comptes de la nation montrent que la baisse des marges s’est poursuivie l’an dernier. Plus spécifiquement, c’est dans l’industrie que l’évolution des marges est beaucoup plus défavorable en France que dans le reste de l’Europe, hormis l’Italie.

Productivité et coût salarial horaires en France, base 100 en 1998

Comment cela s’explique-t-il ? Tout d’abord, par la faiblesse des gains de productivité. Tant que la productivité augmente rapidement, tant que l’on peut produire plus au même coût, il est possible de gagner de l’argent tout en augmentant les salaires et en vendant bon marché. Malheureusement, la productivité ralentit progressivement et, surtout, stagne totalement depuis le déclenchement de la crise financière (voir graphique), notamment parce que les entreprises ne tournent pas à plein régime. Or, la hausse des salaires dans l’industrie s’est poursuivie jusqu’en 2012, alors que la productivité stagnait. Le coût du travail par unité produite a donc augmenté en France.

Ensuite, parce que les entreprises françaises sont obligées de comprimer leurs marges pour vendre à un prix compétitif. En effet, le taux de change de l’euro est trop élevé pour l’industrie française. Une monnaie est surévaluée si son taux de change est plus élevé que le taux de change qui égaliserait les prix des biens dans ce pays et à l’étranger, appelé taux de change assurant la parité des pouvoirs d’achat, la PPA1. Selon les taux de change PPA calculés par l’OCDE, l’euro devrait baisser d’un peu plus de 10 % par rapport au dollar pour que la parité des pouvoirs d’achat soit respectée entre la France et les Etats-Unis. Pour l’Allemagne, la surévaluation n’est que de 5 % environ, et l’euro n’est pas surévalué pour l’Italie ou l’Espagne.

Ces résultats sont cohérents avec les soldes extérieurs : lorsque la monnaie d’un pays est surévaluée, ses échanges de biens et de services avec le reste du monde sont déficitaires quand ces échanges sont très sensibles au niveau des prix (ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne). Or, la zone euro est en excédent, ce qui veut dire que l’euro n’est pas trop fort pour l’ensemble de la zone. Le fait que la France soit en déficit à l’égard des pays extérieurs à la zone euro est donc révélateur de problèmes de compétitivité liés à une monnaie surévaluée.

En effet, depuis bien longtemps, les entreprises françaises ont des problèmes de positionnement : elles opèrent le plus souvent dans le milieu de gamme et sont donc très sensibles à la variation des prix, comme les entreprises italiennes. Elles n’ont pas souvent la maîtrise de leurs prix de vente (elles sont price takers, disent les économistes) du fait de leur faible compétitivité hors prix : comme elles ont des difficultés à faire la différence sur le design, la qualité ou l’innovation, elles ne peuvent séduire les acheteurs que par des prix bas, lesquels rendent difficiles les marges élevées. La France pâtit donc beaucoup plus que la Finlande, l’Allemagne ou les Pays-Bas de la surévaluation de l’euro.

2. Que font-elles de leurs profits ?

L’excédent brut d’exploitation** est la mesure la plus large du profit qu’une entreprise retire de son activité. Une partie sert à compenser la dépréciation des machines liée à leur usure ou à leur obsolescence (les amortissements). Une autre sert à rémunérer le capital emprunté (les intérêts). Une part est prélevée par l’Etat au titre de l’impôt sur les sociétés. Et une autre, enfin, sert à rémunérer les propriétaires (les revenus distribués). Reste alors une épargne nette destinée à l’investissement (voir schéma).

Cinq mesures du bénéfice des entreprises

L’épargne nette des entreprises n’évolue pas comme leur excédent brut d’exploitation. Les amortissements sont de plus en plus élevés, car la durée de vie des machines diminue : un ordinateur dure moins longtemps qu’une machine-outil, si bien qu’il perd plus rapidement sa valeur, qui doit être soustraite de l’excédent brut d’exploitation.

Sur fond de dénonciation des dividendes versés, on entend souvent dire que le coût du capital augmente, si bien qu’il resterait moins d’argent aux entreprises pour investir. Cette affirmation résulte apparemment d’une erreur de lecture. Les revenus distribués par les sociétés ont effectivement beaucoup augmenté : en 2012, les entreprises non financières distribuaient 85 % de leurs bénéfices en dividendes, contre 30 % à la fin des années 1980. Au début des années 1980, ces sommes représentaient la moitié de celles consacrées à l’investissement net*** ; aujourd’hui elles sont 2,6 fois plus élevées que ces dernières !

Cependant, cette hausse s’explique surtout par le fait que les entreprises se financent davantage à la Bourse, mais aussi parce qu’elles forment aujourd’hui des groupes reliés par des participations croisées (l’entreprise A possède des actions de B, et réciproquement). Ces groupes sont généralement coordonnés par une société holding, qui concentre les actions du groupe, si bien que les versements de dividendes et autres revenus se font d’abord à l’intérieur du groupe et non vers les actionnaires physiques. Si l’on mesure les versements de revenus nets des revenus reçus, on constate alors que l’augmentation des revenus versés aux actionnaires est plus limitée (voir graphique).

Les entreprises bénéficient par ailleurs d’une diminution sensible des paiements d’intérêts. Celle-ci vient du changement dans le mode de financement des entreprises en faveur des actions, mais surtout de la diminution des taux d’intérêt payés sur les emprunts. Au total, grâce à cette dernière évolution, le coût du capital - part des revenus versés aux actionnaires et aux prêteurs dans la valeur ajoutée****- est en réalité à son minimum historique. Cette évolution explique que l’épargne brute des entreprises diminue moins que l’excédent brut d’exploitation. Depuis 1986, le taux d’épargne brut des sociétés est à peu près stable, principalement compris entre 17 % et 19 % de leur valeur ajoutée.

C’est peut-être pourquoi l’investissement des entreprises, après une forte chute en 2009, s’est redressé. Sur une dizaine d’années, le taux d’investissement des entreprises demeure à peu près stable et il est plus élevé que dans les pays voisins. Les prix immobiliers, très élevés en France, faussent cependant probablement la perception. Si l’on s’intéresse aux seuls investissements en informatique et en communication, les entreprises françaises apparaissent beaucoup moins dynamiques. Depuis 2000, l’investissement dans ces domaines a augmenté deux fois moins vite en France qu’en Allemagne et beaucoup moins vite qu’au Royaume-Uni.

Zoom Les entreprises payent-elles trop d’impôts ?

Le taux de l’impôt sur les sociétés est élevé en France. C’est même le plus élevé d’Europe : compte tenu des surtaxes récentes, il est de 38,1 % pour les grandes entreprises, contre une moyenne de 22,3 % dans le reste de l’Union européenne. Mais ce taux élevé s’applique à une assiette étroite : une bonne partie des bénéfices des entreprises échappe à l’impôt. Par exemple, les intérêts d’emprunt sont déductibles en grande partie du bénéfice imposable en France, ce qui, selon la commission des finances du Sénat, en fait "l’un des régimes les plus favorables d’Europe".

Il est donc préférable de comparer les impôts effectivement payés plutôt que les taux d’imposition. L’impôt sur les bénéfices des sociétés représentait 12,9 % de leur excédent brut d’exploitation en 2013, en hausse sensible par rapport au creux lié à la crise (8 % en 2009), mais au-dessous du niveau de 2007. Le niveau d’imposition est plus élevé en France qu’en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Irlande, mais moins qu’en Suède ou au Royaume-Uni.

Par ailleurs, le taux d’imposition dépend de la taille des entreprises. La surtaxe exceptionnelle de l’impôt sur les sociétés, instaurée sur les exercices 2011 à 2015, ne s’applique qu’au-delà de 250 millions d’euros de chiffre d’affaires. Bercy a calculé des taux effectifs d’imposition selon la taille, qui montrent que les grands groupes payent moins d’impôts parce qu’ils ont plus de possibilités d’optimisation fiscale. Par exemple, en manipulant les prix auxquels elles vendent à leurs filiales, elles peuvent déplacer leurs bénéfices vers des pays où ils seront peu taxés.

Il faudrait aussi tenir compte de la fiscalité des revenus du capital pour les actionnaires. Plusieurs hausses sont intervenues depuis 2011, si bien que cette fiscalité est élevée en France pour les dividendes et pour les plus-values. Au final, la rentabilité financière nette d’un placement ou d’un investissement réalisé en France est davantage réduite que dans de nombreux autres pays européens. A quand l’harmonisation fiscale ?

La stabilité du taux d’investissement, dans ce contexte de baisse des résultats, est facteur d’endettement. Si la dette des entreprises a progressé pendant les années 2000, le nombre d’emprunts bancaires a baissé avec la crise. D’un côté, les banques ont freiné l’octroi de crédits par peur de dégrader leur situation financière. De l’autre, les entreprises ont fait preuve d’attentisme, ne sachant comment la demande allait évoluer. Toutefois, contrairement à ce qui s’est passé ailleurs, l’endettement des entreprises françaises a augmenté du fait d’une diminution de la valeur ajoutée plus rapide que celle des dettes. Cette tendance s’est poursuivie depuis : les entreprises contractent assez peu de dettes nouvelles, mais l’encours de leur dette se maintient à un niveau élevé.

3. Comment redresser la situation ?

La situation financière des entreprises est donc mauvaise. Mais comment faire la part, dans cette situation, de l’insuffisance de la demande qui leur est adressée et des conditions de coûts et de prix dans lesquelles elles produisent (crise de l’offre) ? On peut pour cela mesurer la production "potentielle", c’est-à-dire celle qui peut être réalisée durablement dans un pays sans tension sur les capacités de production pouvant générer de l’inflation. Un calcul complexe, mais les mesures réalisées par l’OCDE et le Fonds monétaire international (FMI) montrent malgré tout que la France souffre d’un manque de demande (écart entre la production potentielle et la production observée) de l’ordre de 3 % en 2013, 15 % en cumulé depuis 2008. Un tel écart est inexistant en Allemagne, ce qui explique le faible écho qu’y rencontre le souhait français d’une politique de relance européenne.

Bien entendu, produire 3 % de plus avec le même volume de capital aurait des effets très positifs sur la santé des entreprises : hausse de la productivité, meilleure utilisation de la main-d’oeuvre, profits en hausse... Cela serait-il possible par un accroissement de la demande ? Du fait du degré d’intégration des marchés en Europe, particulièrement au sein de la zone euro, il faudrait une initiative concertée de tous les gouvernements nationaux ou une initiative européenne. Des conditions qui ne sont pas vraiment à l’ordre du jour actuellement.

Taux de marge et taux d’épargne bruts des sociétés non financières, en %

N. B. : taux de marge : excédent brut d’exploitation/valeur ajoutée ; taux brut d’épargne des sociétés : épargne brute/valeur ajoutée.

Taux de marge et taux d’épargne bruts des sociétés non financières, en %

N. B. : taux de marge : excédent brut d’exploitation/valeur ajoutée ; taux brut d’épargne des sociétés : épargne brute/valeur ajoutée.

La crise de l’offre nécessite, elle, une action différente. Les pouvoirs publics peuvent agir à la marge sur les impôts ou sur le coût du travail. En France, ceux-ci évoluent de façon relativement sage, mais ils ont baissé dans d’autres pays européens, de la République tchèque à l’Espagne, et encore plus dans les pays hors zone euro (Etats-Unis, Japon, Taiwan) du fait de l’appréciation de la monnaie européenne.

Mais il faudrait surtout que les entreprises améliorent structurellement leur compétitivité. Celle-ci est difficile à mesurer, mais plusieurs indices suggèrent qu’elle se détériore. Le niveau de vie de la France par rapport à la moyenne européenne ne cesse de baisser : alors qu’il était encore 16 % au-dessus de cette moyenne en 2000, il n’est plus que 8 % au-dessus en 2013. Autre indice, la réduction des parts de marché de la France entre 2000 et 2011 environ, aussi bien en dehors de la zone euro (où les échanges peuvent être influencés par le taux de change de l’euro) qu’en son sein. Ces parts de marché sont aujourd’hui stables, mais insuffisantes - en particulier, là encore, dans l’industrie. Qualité, image et innovation doivent s’améliorer dans le cadre d’une politique de l’offre dont les résultats ne peuvent être atteints qu’à moyen-long terme.

Répartition des bénéfices des entreprises, en %
Ecarts de production en Allemagne, en Espagne et en France, en % du PIB

Il est difficile d’articuler les réponses aux deux problèmes : relancer la demande supposerait de distribuer du pouvoir d’achat aux ménages, alors que relancer l’offre suppose d’orienter plutôt les fonds disponibles vers les entreprises. Un partage des tâches entre l’Etat français (politique de l’offre) et l’Europe (soutien de la demande) serait logique mais, comme nous l’avons vu, il n’y a pas d’accord sur ce sujet. D’où la politique louvoyante de la France, tentant de tenir les deux fils à la fois.

  • 1. Dans l’idéal, il faudrait limiter cette comparaison aux biens échangeables, mais les données sont rarement disponibles.
* Taux de marge

La marge (brute d'autofinancement) mesure le montant du profit avant amortissements et provisions. Le taux de marge rapporte cette marge à la valeur ajoutée produite par l'entreprise. Il mesure la part du revenu du capital dans la valeur ajoutée brute.

** Excédent brut d'exploitation

Profits qui restent quand les entreprises ont payé leurs salariés ainsi que les impôts sur la production.

*** Investissement net

Investissement brut auquel on retire la consommation de capital fixe due à l'usure et à l'obsolescence des machines anciennes.

**** Valeur ajoutée

Valeur que crée une entreprise par son activité, soit son chiffre d'affaires moins les consommations intermédiaires (c'est-à-dire la valeur des biens et des services qu'elle a achetés à d'autres entreprises pour produire).

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