Idées

La ville, reflet des rapports sociaux

9 min

Le nombre de citadins dans le monde a récemment dépassé celui des ruraux. Reflétant sur le territoire les dynamiques socio-économiques, les villes influent aussi en retour sur ces dernières. Mais, paradoxalement, si l'urbain continue de s'étendre, la ville, comme lieu de rencontre de l'altérité, ne cesse de perdre du terrain.

1. Une dynamique séculaire et planétaire

Partout sur le globe, les villes gagnent de plus en plus rapidement du terrain sur les campagnes. Les citadins sont mêmes devenus majoritaires dans la population mondiale en 2008. Ce processus d’urbanisation est cependant loin d’être nouveau et homogène.

Parts des urbains et des ruraux, en % de la population mondiale

La condition urbaine n’est évidemment pas la même selon que l’on réside au coeur d’une ville moyenne d’un pays riche ou dans les bidonvilles d’une mégapole du Sud. Mais ces deux formations résultent bien d’une même dynamique qui, depuis des siècles, fait affluer vers les centres urbains les travailleurs ruraux en quête d’un emploi et d’une vie meilleurs. Par ailleurs, la délimitation entre villes et campagnes, fruit de conventions variables1, occulte le continuum qui les relie dans la pratique. Le développement des zones dites "périurbaines" ou la multiplication des rurbains, personnes résidant dans un village et travaillant en ville (ou l’inverse !), en sont une bonne illustration. Enfin, l’organisation des villes ne cesse d’évoluer au gré des transformations de la structure sociale.

Dans sa grande fresque intitulée La cité à travers l’histoire (1961), Lewis Mumford situe la naissance des villes au néolithique : l’apparition de l’agriculture sédentarise les populations et les émancipe de la condition de survie en permettant d’accumuler un surplus2. Loin de se résumer à un amas d’habitants, la ville incarne ainsi, selon lui, la "représentation symbolique d’un monde nouveau", autrement dit l’acte fondateur de la culture dégagée de la simple nature.

Répartition de la population urbaine mondiale selon la taille de la ville, en milliards d’habitants et nombre de villes de plus de 500 000 habitants

Lecture : en 2030, plus d’un milliard de personnes vivront dans l’une des 558 villes de un à cinq millions d’habitants de la planète.

Répartition de la population urbaine mondiale selon la taille de la ville, en milliards d’habitants et nombre de villes de plus de 500 000 habitants

Lecture : en 2030, plus d’un milliard de personnes vivront dans l’une des 558 villes de un à cinq millions d’habitants de la planète.

Paul Bairoch, pour sa part, distingue quatre grandes étapes dans le développement des villes. La première, c’est la "révolution néolithique", vers le IXe millénaire avant notre ère, lorsqu’émergent les traits caractéristiques d’une ville : division du travail, constructions en dur, rues et matérialisation d’une clôture. Mais ces ensembles regroupent rarement plus que quelques centaines d’habitants. Deuxième étape, qui correspond à la naissance des villes à proprement parler : la "révolution urbaine", venue du Moyen-Orient cinq mille ans plus tard. La taille des agglomérations augmente considérablement en même temps que la complexité de l’organisation socio-économique, avec la différenciation croissante des métiers et les fonctions politiques et religieuses. La "révolution industrielle" constitue, selon Bairoch, la troisième étape du développement urbain : les gains de productivité dans l’agriculture encouragent dans un premier temps l’exode rural, tandis que la ville favorise les échanges et les innovations nécessaires au développement de l’industrie, ce qui à son tour engendre la croissance des villes. La dernière étape serait, enfin, l’urbanisation tardive des pays du tiers monde : elle remet en cause la relation entre urbanisation et développement, les conséquences néfastes de l’"inflation urbaine" (bidonvilles, chômage urbain, etc.) montrant que la ville n’est pas toujours, comme on le croit souvent, facteur de civilisation.

S’opposant à ce type de lecture évolutionniste, Max Weber a également proposé une analyse comparée particulièrement éclairante des différentes formes prises par les villes dans l’Antiquité et au Moyen Age : en s’appliquant à mettre en évidence les facteurs indissociablement militaires, économiques et politiques en jeu, il pointe en particulier les spécificités de la "ville occidentale"3, dont il fait un élément décisif du développement du capitalisme rationnel et bureaucratique moderne au coeur de sa théorie.

2. Des espaces façonnés par le capitalisme

L’essor du capitalisme moderne se caractérise en particulier par un double mouvement d’industrialisation et d’urbanisation, dont le sociologue marxiste Henri Lefebvre a rappelé qu’il s’agit bien des deux faces d’une même pièce. Ce processus se traduit notamment par le triomphe d’une certaine rationalité abstraite, subordonnant la valeur d’usage à la valeur d’échange*, et surtout par l’exploitation des classes laborieuses désormais privées de la possibilité de subvenir directement à leurs besoins.

Or, la nécessité de réinvestir le surplus ainsi extorqué va avoir une influence décisive sur le façonnage du territoire urbain, comme l’avance David Harvey4 à partir notamment des exemples du Paris haussmannien et de la suburbanisation** aux Etats-Unis à partir de 1942. En privilégiant notamment la circulation sur les places de rassemblement, l’organisation urbaine moderne promeut ainsi la figure d’un individu consommateur tout en dissuadant l’action collective. Ainsi les capitalistes n’agissent pas seulement sur les infrastructures, mais aussi sur les modes de vie et les idéaux politiques.

Le gonflement précipité des faubourgs, qui accueillent au début du XIXe siècle les travailleurs aspirés des campagnes pour les besoins des manufactures, s’accompagne aussi du développement d’un imaginaire de la ville comme pathologie. Cette vision se focalisera sur la figure des bas-fonds et l’assimilation des classes laborieuses à des classes dangereuses. Une notion qui fera florès jusqu’à aujourd’hui5.

Zoom Le "laboratoire social" de Chicago

Symboles de la ville moderne, les métropoles étasuniennes se sont développées plus récemment mais aussi plus rapidement que leurs homologues européennes. C’est le cas notamment de Chicago, dont la population passe de 1 à 3 millions d’habitants en à peine trois décennies, au tournant des XIXe et XXe siècles. Cette croissance est évidemment essentiellement alimentée par des flux migratoires. Aussi abondants que diversifiés, ils font de la cité illinoise le théâtre de "déracinements multiples, d’extrême hétérogénéité sociale et culturelle, de déstabilisation et de réorganisation permanente des activités, des statuts sociaux et des mentalités", rappelle Yves Grafmeyer1.

Un véritable "laboratoire social" se développe, qui va favoriser le développement d’un courant sociologique extrêmement fécond privilégiant les méthodes ethnographiques : l’école de Chicago2. L’un de ses premiers chefs de file, Robert E. Park, envisage la ville comme un véritable organisme ; il s’est donné en particulier pour tâche de saisir l’ensemble des interdépendances entre les citadins dans et avec leur milieu de vie. Il entend constituer ainsi une véritable "écologie urbaine" et synthétise ses recherches avec Ernest W. Burgess dans The City (1925).

Cette perspective s’inscrit notamment dans la lignée des travaux de Georg Simmel, qui a lui-même séjourné à l’université de Chicago, pour lequel les grandes villes favorisent un nouveau type de mentalité. L’intensification des stimulations nerveuses y alimente en effet, selon lui, une attitude blasée, qui n’est autre qu’un réflexe protecteur tendant à vider les interactions de leur caractère affectif et à les fonder sur des calculs impersonnels. En favorisant le développement d’un individualisme rationalisé, ces cités constituent ainsi, pour Simmel, le siège privilégié de l’échange monétaire, autre thème central de ses réflexions.

  • 1. Dans l’avant-propos à la réédition de l’anthologie qu’il a dirigée avec Isaac Joseph, L’école de Chicago, Flammarion, 2004 (1979).
  • 2. A ne pas confondre avec l’autre école de Chicago, plus récente, formée d’économistes du courant monétariste !

Plus récemment, dans La ville globale (1991), Saskia Sassen a montré, à partir des exemples de New York, Londres et Tokyo, comment les flux composant la vague actuelle de mondialisation s’organisent en réseau dont les noeuds sont constitués par certaines métropoles, qui voient leurs territoires profondément reconfigurés. Celles-ci concentrent les lieux de décision économiques, politiques et culturels, comme les sièges des grandes banques et des firmes multinationales, mais aussi les lieux de résidence des cols blancs très qualifiés et bien rémunérés. Une situation qui contribue en retour à reléguer les entreprises moins rentables et les ménages modestes en périphérie.

Ces centres réorganisent ainsi la division du travail à l’échelle planétaire et reproduisent à l’échelon local les dynamiques globales. Ce salariat du tertiaire hautement qualifié a en effet lui-même recours aux services - domestiques notamment - d’une main-d’oeuvre peu qualifiée et souvent étrangère. Une dynamique que les mégapoles-champignons du golfe Persique poussent à l’absurde, comme le montre la saisissante description que l’inclassable Mike Davis fait de Dubaï6. Il montre bien comment cet ancien village de pêcheurs transformé en peu de temps en forêt de gratte-ciel par la grâce des pétrodollars est devenu le théâtre artificialisé d’un face-à-face entre deux classes. D’un côté, une élite richissime se repaissant dans la jouissance d’une consommation de biens et de loisirs effrénée. De l’autre, une masse de travailleurs étrangers réduits en quasi-esclavage et tenus en respect par un dispositif sécuritaire très efficace. Entre les deux, une classe moyenne inexistante et une absence de lieux communs nécessaires pour faire société.

Mike Davis avait déjà mis en évidence ce dépérissement de l’espace public dans son analyse de l’évolution de Los Angeles7. L’extension continue de la capitale californienne sur plus d’une centaine de kilomètres a parachevé le règne de la voiture, qui défavorise toute rencontre de l’autre. Un véritable séparatisme urbain est apparu par lequel, sous couvert parfois de discours écologistes. Divers groupes d’habitants se sont mobilisés pour privatiser leur quartier afin d’en tenir à l’écart les populations indésirables, pauvres et "ethniquement" différentes qui risqueraient de dévaloriser le prix du foncier ; des habitants qui refusent de plus en plus de participer au financement des équipements publics.

3. Une recomposition des classes sociales

Les forces aveugles du marché ne sauraient expliquer à elles seules les transformations de l’espace urbain. Elles sont également le produit des mobilisations et des luttes qu’entreprennent les groupes sociaux. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont notamment montré comment la grande bourgeoisie agit aussi discrètement qu’efficacement pour défendre ses espaces résidentiels et de loisirs contre l’invasion de populations et d’activités non souhaitées8. Les résidences fermées*** qui se multiplient aujourd’hui, à l’instar de la villa Montmorency à Paris, incarnent à l’extrême cette recherche d’entre-soi.

Répartition des catégories socioprofessionnelles selon le lieu de résidence en 2012, en %

Mais parfois l’entretien d’une distance sociale n’exclut pas un certain rapprochement spatial entre groupes sociaux. Dans son enquête sur la gentrification**** du quartier du South End à Boston9, Sylvie Tissot pointe l’action décisive d’associations de quartier regroupant les nouveaux propriétaires "blancs" dans la rénovation de ce secteur dès les années 1960. Par un jeu d’alliances mouvant avec les promoteurs et les autorités, ces habitants sont parvenus à exercer un contrôle étroit sur les opérations immobilières et commerciales. Brandissant l’étendard de la "diversité" ethnique, sexuelle et sociale et stigmatisant l’entre-soi des banlieues pavillonnaires (dont ils sont pourtant souvent issus), ces gentrifieurs agissent en réalité en véritables entrepreneurs de morale***** ; ils parviennent ainsi à redéfinir les normes de comportement qui régissent l’espace public du quartier. La transformation des restaurants et des commerces de bouche, mais aussi le souci extrême apporté aux chiens de compagnie sont quelques-uns des supports d’une distinction****** subtile mais forte, qui maintient une distance sociale entre eux et leurs voisins des classes populaires, dont la proximité physique est par ailleurs vantée. La reconfiguration de l’espace est donc le résultat de la recomposition des frontières sociales, où s’entrecroisent rapports de classes, rapports ethniques et rapports de genres.

Dans un ouvrage antérieur10, Sylvie Tissot avait également mis en évidence le rôle non moins déterminant d’une coalition d’élus, de chercheurs et autres "experts" derrière la mise en oeuvre de la politique de la ville dans l’Hexagone. Mille-feuille de dispositifs innovants s’empilant depuis la fin des années 1970, cette sorte de discrimination positive territoriale à la française entend répondre au "mal des banlieues" à travers des actions ciblées et multidimensionnelles, dirigées à la fois vers le bâti et les habitants. S’il s’avère complexe de dresser le bilan de ces dispositifs, on peut néanmoins pointer l’écart entre les discours et les pratiques, s’agissant par exemple de la promotion de la participation des habitants.

On peut également pointer la manière dont cette nouvelle catégorie d’action publique consensuelle contribue à dépolitiser le problème, en masquant les divergences des intérêts de classe en jeu. En isolant les quartiers "défavorisés" du reste de la société, elle semble ainsi s’attaquer aux symptômes plutôt qu’aux causes du malaise, ce qui supposerait de remettre en cause les dynamiques inégalitaires qui travaillent plus largement l’ensemble de la société. En fin de compte, l’expression "politique de la ville" constitue un pléonasme, dans la mesure où changer la société et transformer l’urbain se révèlent indissociables.

  • 1. Le seuil statistique à partir duquel on parle de "ville" diffère selon les pays, de 200 habitants au Danemark à 50 000 au Japon, en passant par 2 000 pour la France. L’ONU retient le nombre de 20 000.
  • 2. Une telle conception réduisant de ce fait les peuples de chasseurs-collecteurs à la seule recherche des moyens de survie a cependant été vivement contestée, notamment par Marshall Sahlins dans Age de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976 (1974).
  • 3. Des spécificités en fait exagérées, comme le rappelle Yves Sintomer dans la postface à cette récente réédition (voir "En savoir plus").
  • 4. Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Editions Amsterdam, 2011.
  • 5. Voir Classes laborieuses, classes dangereuses, par Louis Chevalier, Plon, 1958, et Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, par Dominique Kalifa, Le Seuil, 2013.
  • 6. Le stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, 2007.
  • 7. Dans City Of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, La Découverte, 1990. Voir aussi, du même auteur, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2006.
  • 8. Les ghettos du ghota. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Le Seuil, 2007.
  • 9. De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Raisons d’Agir, 2011.
  • 10. L’Etat et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, coll. Liber, Le Seuil, 2007.
* Valeurs d'usage et valeurs d'échange

Concepts employés notamment par Karl Marx pour souligner la différence potentielle entre la satisfaction concrète qu'un individu donné peut retirer de l'utilisation d'un bien considéré, et le prix auquel celui-ci peut être échangé sur un marché.

** Suburbanisation

Désigne le développement de banlieues pavillonnaires aux Etats-Unis au milieu du siècle dernier, laissant de fait les centres-ville aux entreprises et aux classes populaires.

*** Résidences fermées

Traduction de l'anglais gated communities, qui désignent des quartiers dont l'accès est strictement contrôlé par des barrières et/ou des gardiens, et dont les voies sont ainsi de fait privatisées.

**** Gentrification

Processus par lequel un quartier populaire est progressivement réapproprié par les classes supérieures.

***** Entrepreneur de morale

Notion forgée par Howard Becker dans Outsiders (1963) pour mettre en évidence le rôle de groupes organisés dans la promotion de certaines normes de comportement.

****** Distinction 

Concept proposé par Pierre Bourdieu dans son ouvrage du même nom en 1979, par lequel il montre que la hiérarchisation sociale ne se joue pas seulement sur le plan économique, mais aussi culturel, à travers l'incorporation de systèmes de goûts et de dégoûts propres à sa classe sociale.

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