Éditorial

Remettre le capitalisme à sa place

7 min

Le capitalisme international, et cependant individualiste, (...) n’est pas une réussite. Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes. " Tout est dit. Bien qu’il ait été écrit en 1933, sous la plume du maître de Cambridge, John Maynard Keynes, ce bilan1 paraît on ne peut mieux adapter pour décrire les sentiments qu’inspire le capitalisme contemporain.

International, il l’est assurément. Des marchands au long cours du XVe siècle aux multinationales contemporaines, ses entrepreneurs jouent depuis longtemps à saute-frontières. Ce n’est pas pour autant un capitalisme mondial. Parce que nombre de personnes et de territoires, au Nord comme au Sud, vivent " hors du temps du monde ", comme l’avait repéré l’historien Fernand Braudel. Et parce qu’il n’existe pas un Capitalisme avec un grand C, mais des capitalismes que chaque nation réinvente en fonction de son histoire et des compromis politiques et sociaux locaux. Les Etats-Unis conservateurs de Bush et la Chine communiste sont aujourd’hui parmi les grands gagnants du capitalisme, qu’ils ne fondent visiblement pas sur les mêmes valeurs !

Dans la dynamique et l’extension géographique du capitalisme, le fait national reste bien prégnant. Si l’on veut suivre les thèses du politiste Jean-François Bayart, c’est même l’internationalisation du capitalisme qui crée et développe les Etats nationaux : " depuis le XIXe siècle, la mondialisation va de pair avec l’universalisation de l’Etat comme mode d’organisation politique, et avec l’émergence d’un système global d’Etats hiérarchisés ", résumait-il dans la revue L’Economie politique 2. Etats et capitalisme n’obéissent pas à des logiques contradictoires, mais à des dynamiques conjointes.

Individualiste et injuste

Individualiste, le capitalisme l’est indéniablement dans le monde du chacun pour soi qu’il promeut. Il l’est dans le déballage cathodique de la banalité de la petite vie de chacun par la télé-réalité, dans l’ultramédiatisation de quelques vedettes sportives ou artistiques, utilisées pour " vendre du temps de cerveau humain disponible " aux multinationales. Il l’est aussi dans le comportement du manager, qui cherche d’abord à faire monter le cours de Bourse de sa société, y compris contre ses salariés - et parfois contre ses actionnaires - pour valoriser ses stock-options.

Un chacun pour soi qui s’exprime également au niveau des Etats. Comme par exemple dans le choix du gouvernement indien, en mars 2005, de changer sa loi sur la propriété intellectuelle en faveur d’une plus grande protection des brevets, pour que ses grands laboratoires pharmaceutiques, qui peuvent désormais jouer dans la cour des grands, puissent avoir accès aux marchés du Nord. Et tant pis si cela leur interdit de continuer à vendre des copies bon marché de médicaments antisida aux organisations non gouvernementales (ONG) pour aider les pays les plus pauvres. L’Inde n’impose-t-elle pas alors aux pays les plus pauvres une forme de domination qu’elle n’a cessé de réprouver quand elle en était victime de la part des pays du Nord, suggère l’économiste Jean Coussy ? Oui, mais " c’est dans l’intérêt de l’Inde ", répond sans état d’âme le professeur Bibek Debroy, directeur du Rajiv Gandhi Institute for Contemporary Studies.

Cette concurrence du tous contre tous nourrit l’injustice du capitalisme. Les inégalités entre les pays les plus riches et ceux les plus pauvres progressent depuis une quarantaine d’années. Et au sein des pays les plus riches aussi. Les Etats-Unis, champions du monde du capitalisme contemporain, ont aussi le niveau d’inégalités le plus élevé parmi les pays riches. Seul le 1 % de la population la plus fortunée voit sa position s’améliorer d’année en année, creusant l’écart avec les plus démunis, mais aussi avec les classes moyennes, tandis que le budget de l’aide alimentaire aux enfants pauvres est en baisse. En France, la pauvreté persiste et est loin de se limiter aux exclus de la société. Les pauvres d’aujourd’hui travaillent : " la montée de la pauvreté chez les salariés apparaît bien comme le fait nouveau de la période " et s’" il n’y pas de montée générale de la pauvreté ; il y a, en revanche, une profonde dégradation de la condition salariale ", analyse Jacques Rigaudiat3, l’ancien conseiller social de Michel Rocard et de Lionel Jospin lorsqu’ils étaient Premier ministre. Le constat est identique pour les nouvelles puissances capitalistes : les inégalités de revenus et entre régions sont fortes ; elles s’y accroissent même souvent.

De l’antimondialisation à l’altermondialisation

Si l’on met de côté les quelques thuriféraires de la mondialisation heureuse, les effets de ce capitalisme " déplaisent " effectivement. De Marx à Galbraith, penseurs hétérodoxes, jusque, plus récemment, aux économistes plus orthodoxes comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, la pensée économique fournit régulièrement des armes pour justifier la lutte contre les tendances prédatrices et inégalitaires du système capitaliste. La contestation sociale, hier prioritairement nationale et syndicale, s’exprime plus aujourd’hui par l’intermédiaire d’un mouvement altermondialiste et associatif. Syndicats et associations commencent à se rapprocher et de cette union naîtra peut-être une autre forme de remise en cause des effets pervers du capitalisme.

Mais là où le mouvement syndical s’est inscrit dans la durée, dans le cadre de son espace d’action national, l’avenir du mouvement transnational de contestation est plus incertain. Pour se définir comme altermondialistes, ces réseaux restent profondément ancrés dans leurs espaces nationaux respectifs. Leur quête de légitimité internationale est souvent une quête de capital politique pour leur permettre d’agir dans leur propre pays, au mieux dans leur propre région du monde. C’est pourquoi leur légitimité puise aussi dans le temps court des recompositions politiques nationales. Elle s’inscrit, au Brésil, dans les espoirs et les déceptions des résultats du gouvernement Lula ; elle est, en France, en partie le rejeton des déçus de la gauche au pouvoir. La pérennité de l’altermondialisme dépendra donc, en partie, de sa capacité à jouer un rôle politique dans la maîtrise des effets néfastes de chaque capitalisme local.

Jusqu’où ira cette remise en cause du capitalisme ? La transition de " l’antimondialisation " à " l’altermondialisation " illustre la recherche d’un programme plus réformiste que révolutionnaire, plus " altercapitaliste " que " anticapitaliste ". En cela, la dernière phrase du constat de Keynes reste bien valide aujourd’hui : la question de savoir par quoi remplacer le capitalisme laisse perplexe. Sa réinvention par les différents pays qui l’adoptent montre qu’il en existe déjà différentes sortes, qu’il y a plusieurs alternatives possibles à la façon de tirer la meilleure part d’un système économique fondé sur l’innovation et l’esprit d’entreprise, au sens où les représentent les héros excentriques de Jules Verne.

L’économie après tout le reste

Si les Etats-Unis jouent un rôle particulier, dominant la hiérarchie des capitalismes, le capitalisme à l’anglo-saxonne, dominé par la finance, la flexibilité des salariés et les inégalités, n’est pas l’horizon indépassable du Vieux Continent. L’Europe du Nord montre que l’on peut libéraliser son économie et être innovant en protégeant ses salariés. Les nouvelles puissances capitalistes émergentes, Chine et Inde en tête, montrent que la croissance peut être durablement au rendez-vous en encadrant fortement les mouvements de capitaux internationaux. A chaque pays, à chaque société d’organiser son capitalisme, y compris par la promotion d’actions coordonnées aux niveaux régional et mondial.

Un combat politique important, mais, comme Keynes le menait, un combat à temps partiel. La première victoire contre le capitalisme dans ce qu’il a de prédateur est de ne pas oublier que la vie ne se résume pas à la participation de chacun au système économique. La première chose à faire est peut-être, comme nous y invite le sociologue Alain Caillé, à " dé-penser l’économique "4, en remettant l’économie à sa juste place. Laquelle ? Dans les priorités de son programme politique, proposé en 1925, Keynes5 lui accordait la cinquième et dernière, après, dans l’ordre, la paix, l’organisation du gouvernement, les questions sexuelles et la lutte contre les drogues.

Zoom Capitalisme : ils ont dit

KARL MARX : " Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communications, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux Nations les plus barbares " (1848).

AL CAPONE : " Le capitalisme est le racket légitime organisé par la classe dominante " (années 30).

JOHN MAYNARD KEYNES : " Le capitalisme, c’est la croyance stupéfiante selon laquelle les pires hommes vont faire les pires choses pour le plus grand bien de tout le monde " (années 30).

JOHN R. COMMONS : " Les banques centrales contrôlées par les banquiers prennent une importance nouvelle et le capitalisme banquier (Banker Capitalism) prend le contrôle des industries et des nations " (1934).

JOSEPH SCHUMPETER : " Le capitalisme peut-il survivre ? Non, je ne crois pas qu’il le puisse " (1947).

FRANÇOIS PERROUX : " Au cours de son histoire, le capitalisme nous apParaît, d’ensemble, comme un système complexe, réaliste et fécond " (1948).

JOSEPH SCHUMPETER : " Le pacifisme et la morale internationale modernes n’en sont pas moins des produits du capitalisme " (1947).

FRANÇOIS PERROUX : " Le capitalisme n’a cure de la morale " (1948).

  • 1. Cité par Gilles Dostaller dans son livre Keynes et ses combats, éd. Albin Michel, avril 2005.
  • 2. L’Economie politique n°22, avril 2004. Son argumentation est développée dans Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, éd. Fayard, 2004.
  • 3. " A propos d’un fait social majeur. La montée des précarités et des insécurités sociales et économiques ", Droit Social n°3, mars 2005.
  • 4. Ed. La Découverte, mars 2005.
  • 5. " Suis-je un libéral ? ", dans La pauvreté dans l’abondance, coll. Tel, éd. Gallimard, 2002.

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