Éditorial

Histoire économique : un peu de recul

6 min

Abstraite ", " désincarnée ", la science économique telle qu’elle s’est développée ces dernières années appelle souvent ce type de commentaires de la part du public. A juste titre. L’une des façons à la fois les plus simples et les plus efficaces de remettre l’économie à sa place, de réintégrer les problématiques économiques dans la dynamique d’ensemble de nos sociétés consiste à l’observer avec les lunettes de l’histoire. Quand bien même cette mise en perspective fait apparaître des régularités ou des permanences, celles-ci ne peuvent jamais être enfermées dans les lois mathématiques immuables qui font le quotidien des économistes orthodoxes. Ruptures comme continuités de l’histoire économique nécessitent immanquablement, pour être comprises et expliquées, le recours à tous les autres champs des sciences sociales : anthropologie, géographie, psychologie...

Depuis qu’avec la modernité, l’économie est devenue un champ d’étude spécifique, ceux qui ont véritablement apporté une pierre à la compréhension des dynamiques qui l’animent, qu’ils soient ou non économistes de profession, n’ont jamais manqué de prendre ce détour central par l’histoire. Qu’on songe à Adam Smith, à Karl Marx, à Max Weber, à Joseph Schumpeter, à Karl Polanyi ou encore, bien sûr, à des professionnels de l’histoire comme Fernand Braudel.

Donner à voir et à penser

Ce hors-série entend s’inscrire dans cette filiation prestigieuse et nombre d’articles font naturellement référence à leurs oeuvres, à commencer par celui de l’historien de l’économie Patrick Verley, qui resitue les apports de ces différents auteurs. Nous n’avons cependant pas la prétention de rivaliser avec leur puissance conceptuelle. Il s’agit simplement, sans viser l’exhaustivité ni la mise en évidence d’une cohérence globale, de donner à voir (à l’aide notamment d’une riche illustration) et à penser à propos des dynamiques qui, sur très longue période, ont abouti à l’économie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Cela en privilégiant différentes entrées verticales dans cette histoire longue, plutôt qu’une périodisation chronologique classique : sont ainsi successivement abordés les acteurs qui ont fait cette histoire de l’économie, les innovations techniques ou financières qui l’ont marquée, les crises qui l’ont frappée ou encore les lents processus de la construction des marchés ou de l’unification progressive de l’économie mondiale. Sur très longue période, car l’histoire de la modernité depuis les grandes découvertes - souvent privilégiée en matière d’histoire économique - n’épuise pas le sujet. La période moderne mérite naturellement une attention toute particulière quand on cherche à comprendre les mécanismes de notre système économique actuel. C’est la raison pour laquelle Alternatives Economiques y avait d’ailleurs consacré un de ses précédents hors-série : 500 ans de capitalisme1.

Mais cela ne doit pas faire oublier combien les époques antérieures ont contribué aussi à façonner notre présent. On peut encore tirer des conclusions utiles pour comprendre le monde d’aujourd’hui, des aventures de Joseph auprès de Pharaon en Egypte, de la lecture du code de Hammourabi, de la crise et de la chute de la République romaine, malgré ses succès militaires extraordinaires, ou encore des déboires des Chinois avec l’horloge (mise au point par eux au XIe siècle, puis définitivement perdue car réservée exclusivement à l’empereur). On sait généralement la contribution du néolithique à l’aventure économique à travers l’invention de l’agriculture et de l’écriture. On connaît aussi l’apport de la haute Antiquité, à travers les linéaments de codes et de règlements, et de l’Antiquité dans l’essor de la monnaie ou du commerce lointain. Mais le Moyen Age continue, lui, à cause des invasions et des guerres de religion, à être perçu comme une longue parenthèse sombre dans l’histoire économique. Pourtant, de nombreuses découvertes aux conséquences très lourdes (les hauts fourneaux, l’imprimerie, le quadrant, etc.) eurent lieu à cette époque. Et il se produisit une discrète mais décisive révolution agricole, qui joua un rôle central dans le déclenchement de la révolution industrielle, intervenue quelques siècles plus tard. Les nouvelles idées développées à cette époque modifieront aussi en profondeur les comportements économiques, comme le rappelle, ici, l’historien Jacques Le Goff, à propos de l’ " invention " du purgatoire. Bref, on découvre ou on redécouvre beaucoup de choses quand on se donne la peine de remonter plus loin qu’on ne le fait bien souvent.

L’histoire économique a-t-elle un sens ?

Même si, en elles-mêmes, ces (re)découvertes procurent souvent un grand plaisir, car l’histoire économique est toujours à la fois passionnante et surprenante, ce n’est évidemment pas dans ce seul but que nous avons cherché à remonter à ses sources. En prenant du recul, il s’agit d’essayer de comprendre si cette histoire a un sens, ou au moins une direction. Et si oui, nous donne-t-elle quelques indications utiles sur la manière d’aborder l’économie au présent, quand on cherche à la mettre davantage au service des hommes et de leur bien-être ? Entre la lutte des classes, le mouvement linéaire et la représentation cyclique, en passant par la distinction en trois niveaux développée par Braudel, de nombreuses grilles de lecture ont été proposées pour répondre à ces questions sans qu’on sache toujours si elles sont un reflet des dynamiques réelles du passé ou une tentative a posteriori de l’esprit humain d’introduire une rationalité dans une histoire chaotique.

L’extension progressive de la sphère de l’économie du domaine domestique, à laquelle l’Antiquité grecque la cantonnait (économie, rappelons-le, vient des mots grecs oikos et nemein, qui signifient respectivement " maison " et " administrer "), à l’ensemble de la vie sociale est-elle irréversible ? La mondialisation actuelle parachève-t-elle un processus de marchandisation du monde en marche depuis la nuit des temps ?

Ces questions ont été au centre de débats dès le XIXe siècle. Ils opposaient les tenants d’un primitivisme économique, selon lequel les économies du monde antique, organisées autour de l’oikos, s’apparentaient plus à l’économie des sociétés primitives, à ceux qui, constatant l’existence de marchés libres, de manufactures et même d’un affairisme dès la haute Antiquité, considèrent que l’économie de marché n’est pas propre aux sociétés dites modernes.

Le Hongrois Karl Ponalyi relancera le débat à la fin de la Seconde Guerre mondiale : pour lui, l’émergence d’un marché autorégulé est une particularité de la modernité issue de la révolution industrielle. Elle n’est absolument pas irréversible et, compte tenu des dégâts qu’elle cause, elle devrait d’ailleurs connaître rapidement un coup d’arrêt. Durant les Trente Glorieuses, cette thèse sera largement oubliée, mais avec la globalisation accélérée que connaît l’économie mondiale depuis vingt-cinq ans et les déséquilibres majeurs qu’elle suscite, la thèse de Polanyi a connu ces dernières années un fort regain d’intérêt.

La troisième partie de ce hors-série aborde cette question ainsi que celle du sens de l’histoire économique et de ses moteurs, à travers des entretiens avec plusieurs intellectuel(le)s de différents horizons disciplinaires. Entre l’histoire en spirale d’Alain Caillé, la mondialisation finale de François Fourquet, les réflexions sur le travail et sa valeur de Dominique Méda ou encore les ordres successifs décrits par Jacques Attali, les lecteurs trouveront certainement de quoi poursuivre leur réflexion à ce sujet.

Zoom Histoire économique : ils ont dit

JOSEPH SCHUMPETER : " Les erreurs fondamentales qu’on commet aujourd’hui en analyse économique sont plus souvent dues à un manque d’expérience historique qu’à toute autre lacune de la formation des économistes " (1954).

DAVID S. LANDES : " L’histoire, comme le temps, a un sens, une orientation ; cependant, à la différence du temps, son cours est irrégulier : elle bégaie, mais ne peut aller que de l’avant " (1999).

KARL POLANYI : " Le libéralisme économique travaillait avec l’idée fausse que ses pratiques et ses méthodes étaient la conséquence naturelle d’une loi générale du progrès. Pour les rendre conformes au modèle, il projetait vers le passé les principes sous-jacents au marché autorégulateur, dans l’ensemble de l’histoire de la civilisation humaine " (1944).

FERNAND BRAUDEL : " Le présent n’est-il pas plus qu’à moitié la proie d’un passé obstiné à survivre, et le passé, par ses règles, ses différences et ses ressemblances, la clef indispensable pour toute compréhension sérieuse du temps présent ? " (1979).

KARL MARX et FRIEDRICH ENGELS : " Nous ne connaissons qu’une seule science, la science de l’histoire " (1845).

MAX WEBER : " Ne peut s’interroger sur le sens de l’univers que celui qui est capable de s’étonner devant la marche des événements " (années 1910).

  • 1. Hors-série qui a depuis trouvé un prolongement dans l’édition, avec la publication de 500 ans de capitalisme, par Gérard Vindt, aux éd. Mille et une nuits.

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