Quand le marché était au service de l’Etat
Il faut attendre au moins le XIIIe siècle pour que se mettent en place les premiers véritables systèmes de marché.
Au Ve siècle avant notre ère, Hérodote s’étonnait de l’absence, en Perse, de place de marché où l’on pouvait négocier les prix des biens ; ce qui signifiait qu’il en existait ailleurs... De fait, dès la haute Antiquité, on trouve des traces de contrats, de techniques comptables, de ventes de terres, d’esclaves et même de travailleurs libres, comme en Mésopotamie où, dès 2 500 avant notre ère, des ouvriers agricoles pouvaient vendre leur force de travail.
Est-ce à dire que le marché a toujours existé ? Rien n’est moins sûr. Comme le reconnaît lui-même l’économiste libéral Ludwig von Mises, dans L’action humaine. Traité d’économie1, le marché n’a rien à voir avec l’ordre naturel originel. Son fonctionnement, explique-t-il, se révèle incompatible avec les comportements opportunistes de l’état sauvage (ce qui ne veut pas dire que les relations de marché sont toujours des relations de confiance, ou bien que la flibuste, qui profite des asymétries de l’information, n’existe pas en finance ou sur d’autres marchés...).
Le commerce sous contrôle
Si des marchés libres, sinon d’approvisionnement, ont existé dès la haute Antiquité, il est peu probable en revanche, ainsi que Philippe Norel le montre dans son ouvrage sur L’invention du marché, qu’il y a eu des systèmes de marchés (monétaires, de travail, de biens, etc.) communiquant les uns avec les autres pour ajuster l’allocation des biens et des facteurs de production à partir d’un prix, comme on le connaît aujourd’hui. Et pour cause : l’absence de monnaie conventionnelle ou d’instrument d’échange fiable avant au moins le XIIIe siècle, permettant le transfert de capitaux d’un marché à l’autre ; et l’absence de marché du travail digne de ce nom avant le XIXe siècle.
Dans l’Egype ancienne, la centralisation administrative nécessaire à la construction, à l’entretien et au fonctionnement des installations hydrauliques de la vallée du Nil limite les possibilités d’action des marchands. Ailleurs, comme en Mésopotamie, le pouvoir impose des réglementations strictes aux marchands privés, comme en témoignent le code de Hammourabi (voir encadré page 29), ainsi que des lieux spécifiques de transaction (les ports of trade), où des distinctions précises sont établies entre les marchandises, les prix fixés parfois administrativement et le paiement des marchands effectué sous forme de commission.
Dans la haute Antiquité, seules les villes phéniciennes d’Ougarit et de Tyr manifestent un certain laisser-faire à l’égard de leurs marchands. A partir du VIIe siècle avant notre ère, les Phéniciens de Carthage parviennent à jeter les bases d’un système de marchés en Méditerranée, en jouant sur les complémentarités géographiques. Un peu plus tard, les Grecs favorisent l’intensification des échanges pour suppléer à leurs besoins en céréales, encourageant ainsi la spécialisation et, ce faisant, la constitution d’un véritable marché. " Une régulation marchande fondée sur un système de marchés élémentaires ", selon Philippe Norel.
A peine esquissé, ce système de marché est cependant remis en cause par la conquête d’Alexandre, au profit d’une économie fondée sur la taxation des récoltes, l’armée et la bureaucratie. De même, l’Empire-monde romain devra davantage sa longévité aux conquêtes de territoires nouveaux et aux approvisionnements sur une base administrative qu’à une économie de marché. Il faut attendre le XVe siècle pour que le commerce lointain favorise le développement de système de marchés, mais à travers l’instrumentalisation dont il fait l’objet de la part d’Etats-nations en voie de constitution.
Une économie de petits marchés locaux
Auparavant, suite à l’interruption, en Occident du moins, des routes du commerce lointain par les grandes invasions, c’est une tout autre dynamique qui va favoriser le développement de marchés locaux. A partir du IXe siècle et la renaissance urbaine, la ville s’impose progressivement, dans un environnement quotidien marqué par l’incertitude, comme un lieu privilégié pour les transactions marchandes. Cependant, rappelle l’historien du droit Alain Rigaudière, " les échanges se limitent pour l’essentiel à de petits centres, à de petits marchés, où les transactions concernent presque exclusivement les produits de première nécessité ". Du commerce qui avait animé le monde romain, on est tombé " à une économie de petits marchés locaux où les transactions se limitent aux produits des grands domaines devenus les seuls centres d’impulsion de la vie économique et, souvent aussi, du pouvoir ".
Durant le haut Moyen Age, le commerce est surtout le fait de marchands ambulants et de colporteurs qui sillonnent les routes d’une région. A cela s’ajoutent des mercatores (marchands sédentaires), ainsi que les artisans, ancêtres des " gens mécaniques " qui étaient en charge dans les seigneuries de l’entretien du matériel et qui, progressivement, peuplèrent les bourgs.
Dès le XIe siècle, un commerce " international " s’esquisse de nouveau, mais sous l’impulsion, cette fois, de grands centres urbains ainsi que, à partir du siècle suivant, des fameuses foires de Champagne (Bar-sur-Aube, Provins, Lagny...). Bien avant la montée en puissance de la Cité-Etat de Venise, au XIIIe siècle, ces foires contribueront à l’interpénétration entre les marchés locaux et ceux liés au commerce lointain : au fil du temps, les marchands étrangers qui participent à ces foires acquièrent caves ou hôtels particuliers et aménagent des entrepôts, contribuant ainsi à animer les marchés locaux tout au long de l’année.
Trafics d’influence
Ces marchands et artisans ont-ils contribué à l’essor des villes ou est-ce celles-ci qui ont permis, par la sécurité qu’elles assuraient, l’essor des premiers ? La réponse est en fait variable suivant les lieux. Ici, c’est la ville qui favorise l’essor des transactions marchandes autour de halles. Là, c’est le marché créé par un seigneur à l’extérieur de l’enceinte de son château, pour des raisons sanitaires, voire esthétiques. Quoi qu’il en soit, l’effort constant de la classe marchande montante pour mettre en relation les principaux marchés s’accompagne de la constitution d’associations destinées à défendre leurs intérêts et à assurer leur sécurité : les ghildes, appelées aussi contratrias, caritas ou hanses.
A l’image de la ghilde des marchands de Saint-Omer, constituée à partir des premières décennies du XIIe siècle, ces associations élaborent des statuts qui fixent les objectifs et les moyens pour y parvenir. Elles sont ouvertes aussi bien aux marchands qu’à d’autres habitants de la ville, clercs et chevaliers, qu’elles visent à protéger contre la concurrence des marchands étrangers. La réglementation des marchés comme des grandes foires n’est cependant pas l’apanage des seuls marchands. Le pouvoir royal y participe à travers l’action de ses représentants. En France, ce sont les baillis et autres sénéchaux qui, outre le maintien de l’ordre et la police, fixaient la réglementation des foires et des marchés ou même le contrôle des prix.
Est-ce l’Etat-nation en voie de constitution qui, par la suite, instrumentalisa le marché, ou l’inverse, comme le défend Immanuel Wallerstein dans la lignée de Marx ? La question a été au centre de nombreux débats parmi les historiens du capitalisme. Une chose est sûre : les Etats-nations en voie de constitution à partir du XVIe siècle en Occident sont tout à la fois intéressés à l’essor du commerce lointain et enclins à protéger la production " nationale ", par la mise en place de systèmes de taxes, mais aussi de règlements stricts.
En France, cet effort est incarné par Colbert. Entre 1666 et 1683, il publie plus d’une quarantaine de règlements, non sans consultation préalable des autorités marchandes et urbaines. Ces règlements visent à faciliter un commerce interne jusqu’ici entravé par une multitude d’obstacles : la diversité des poids et mesures, les péages sur les routes et les rivières, etc. Un siècle plus tôt, l’Angleterre s’était dotée d’un code (le Statute of Artificers), qui fixait les salaires, réglementait l’apprentissage, imposait une classification des métiers, etc. Parallèlement, les lois sur les pauvres avaient été adoptées, qui établissaient les ateliers de travail pour les chômeurs. Auparavant, il y eut l’organisation centralisée du commerce avec la création, dès 1566, de la Royal Stock Exchange (la Bourse de commerce), censée centraliser l’information.
C’est dans le cadre de ces économies nationales en gestation que se mettent plus aisément en place des systèmes de marchés. Les Etats-nations s’emploieront à les protéger contre les forces du marché liées au commerce lointain jusqu’au XIXe siècle. Avec la libéralisation des échanges amorcée à partir de ce siècle, sous l’impulsion de l’Angleterre, et depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, avec les accords du Gatt et aujourd’hui l’OMC, on en vient à ce qui s’apparente bien à un retournement de l’histoire. Philippe Norel le résume en ces termes : " En patronnant la libéralisation du commerce des biens puis celle des capitaux (...), les Etats exposent de nouveau leurs économies nationales et renforcent le rôle autorégulateur du marché. " En attendant une nouvelle étape ? Celle de la constitution d’un gouvernement mondial à même de canaliser les forces du marché, dont l’histoire enseigne qu’abandonnées à elles-mêmes, elles ne surent construire autre chose qu’un commerce lointain opportuniste.
- 1. Ed. PUF, 1985.