La lente histoire du progrès
Surplus agricole et innovations techniques en série ont permis le décollage des économies, notamment européennes.
Tout commence autour du XIIe millénaire avant notre ère. Jusqu’ici, les hommes vivaient de chasse et de cueillette, un système où leur survie était en jeu chaque jour. Mais le changement climatique - déjà lui - vient bouleverser la donne. Il chasse le gros gibier vers des zones plus froides, si bien que les hommes sont contraints de se tourner vers un autre type d’alimentation. Le blé sauvage commence à jouer un rôle de plus en plus important : facilement stockable, il permet aux hommes de se nourrir, y compris lorsqu’ils reviennent bredouilles de la chasse. Ce n’est qu’environ trois mille ans plus tard, au Moyen-Orient, qu’il commence à être planté.
Le rôle décisif de l’agriculture
Selon un processus très lent, les hommes apprennent ensuite à domestiquer la chèvre et le mouton (vers 8000 avant J.-C.), le cochon (vers 7000 avant J.-C.), puis la vache (vers 6000 avant notre ère). Et ils finissent par utiliser le fumier pour fertiliser les sols, ce qui améliore nettement les rendements : chaque hectare de terrain peut alors produire cinquante à cent fois plus de nourriture qu’à l’époque de la chasse et de la cueillette. L’invention de la charrue autour de 300 avant J.-C. permet un nouveau saut qualitatif : d’abord en bois, puis bientôt munie d’un soc en métal, elle permet de cultiver les sols les plus secs.
En levant la contrainte de la recherche quotidienne de nourriture, le surplus agricole permet à certains hommes de se consacrer à d’autres tâches, comme la fabrication d’objets. La poterie est mise au point au VIIIe millénaire avant notre ère, le tissage au VIIe millénaire, la métallurgie du cuivre au VIe millénaire, la fabrication de meubles et de ponts au Ve millénaire. Au IVe millénaire, naît la roue qui sert d’abord aux potiers, avant d’être détournée à des fins de transport. A la même époque, l’invention de l’écriture marque un seuil décisif pour la productivité tant par la complexification de l’organisation sociale que cela permet que pour la transmission des savoir-faire de toute nature. Outre l’avènement des artisans, le surplus dégagé par les agriculteurs permet aussi l’émergence de nouvelles catégories sociales, comme les marchands, les guerriers, les fonctionnaires et même les rois.
Décisif, le rôle de l’agriculture ne l’a pas été seulement aux temps les plus reculés ; elle est restée à la base de la prospérité de la plupart des civilisations jusqu’à il y a deux siècles. Les civilisations mésopotamiennes et égyptiennes se sont ainsi construites sur la culture des céréales. L’Empire chinois, qui connaît son apogée entre le VIIe siècle et le XIIe siècle de notre ère, a pris son essor grâce à sa révolution verte : il a doublé la productivité des terres agricoles avec deux récoltes annuelles de riz au lieu d’une, grâce à un système d’irrigation très sophistiqué. Le succès de la Hollande, qui domine le monde avec ses flottes commerciales de la fin du XVIe siècle jusqu’à l’aube du XVIIIe siècle, doit beaucoup, lui aussi, à l’utilisation systématique des engrais : une seule famille de paysans hollandais peut alors nourrir une famille de la ville, là où il fallait les efforts de neuf familles de paysans en France pour obtenir le même résultat.
Des innovations en cascade
Mais le rôle primordial joué par les performances de l’agriculture ne doit pas laisser penser que rien de notable ne s’est passé dans les autres domaines jusqu’à la révolution industrielle. Certes, le niveau de vie en Europe ne semble guère avoir progressé entre l’époque de Jésus-Christ et le règne de François Ier (1515-1547), comme le soutient l’historien économique Angus Maddison. Certes, le premier millénaire en Europe semble bien avoir été une époque de régression, du fait du déclin et de la chute de l’Empire romain. Mais le Moyen Age n’est pas la période obscurantiste que l’on imagine souvent. Au contraire. Nombre d’inventions qui ont permis le décollage des économies européennes au XVIIIe siècle ont vu le jour durant cette période.
Jusqu’au XVe siècle, beaucoup de progrès accomplis en Europe dépendaient des transferts de technologie depuis l’Asie et le monde arabe. Ainsi en est-il de la poudre à canon. Ou de la boussole, elle aussi inventée par les Chinois autour de l’an 1000, mais perfectionnée en Italie à partir de la fin du XIIe siècle. A la fin du XVIIe siècle, la supériorité technologique des Européens est devenue indiscutable, notamment dans la construction navale.
En l’an mille, les navires n’étaient guère meilleurs que sous l’Empire romain. Mais les techniques de navigation ont connu ensuite des progrès continus, souvent sous l’impulsion des Etats. Ainsi en 1104, la République de Venise crée l’Arsenal, un chantier naval public destiné à la construction de galères. Il sera source de nouveaux progrès techniques. Les stades d’assemblage des navires sont intervertis, réduisant ainsi les coûts. Le gouvernail axial, plus maniable, remplace les avirons de queue. Tandis que le gréement est nettement amélioré et que la voile latine triangulaire fixée obliquement remplace la voile carrée fixée perpendiculairement. L’introduction du compas et du sablier pour mesurer le temps en mer permet de doubler la productivité des navires : ceux-ci peuvent désormais naviguer par mauvais temps et faire deux voyages aller-retour entre Venise et Alexandrie par an, au lieu d’un.
Les nouveaux progrès viennent surtout, à partir du XVe siècle, des pays tournés vers l’océan Atlantique. Au Portugal en particulier, les constructeurs de bateaux font évoluer les navires au fur et à mesure que les conditions de navigation dans l’Atlantique avancent : ils modifient en particulier les gréements afin de permettre des incursions de plus en plus lointaines dans l’hémisphère Sud. L’invention du quadrant au XVe siècle et de l’astrolabe marin permet également une navigation beaucoup plus précise. Les mesures réalisées à partir de ces instruments nourrissent, quant à elles, le développement des manuels de navigation. Plus tard, les Hollandais mettent au point le premier type de bateau usine afin de vider, de nettoyer et de saler à bord le produit de la pêche, ce qui permet de rester beaucoup plus longtemps en mer. Résultat : à la fin du XVIIIe siècle, les navires pouvaient transporter dix fois plus de marchandises qu’une galère vénitienne du XIVe siècle, avec un équipage moins important. La sécurité de ces navires avait également beaucoup progressé.
Autre invention de taille de l’époque : l’imprimerie, qui vient remplacer le système multiséculaire des copistes. Après quelques décennies de latence, son introduction fait bondir les gains de productivité dans le secteur du livre où ils étaient inexistants. Le nombre d’ouvrages publiés s’accroît dès lors énormément, stimulant la vie intellectuelle et la circulation des connaissances, notamment des cartes, de la médecine, des textes classiques grecs. Enfin, le progrès est aussi industriel : certaines industries comme le papier et le sucre se sont particulièrement développées au Moyen Age, grâce à l’utilisation accrue des moulins à vent et à eau, sources d’énergie très importante.
Mais le véritable saut quantitatif n’intervient qu’à la fin du XVIIIe siècle, quand un nouveau système de production voit le jour en Angleterre grâce à une série d’innovations qui transforment la production de coton. Notamment la fameuse spinning-jenny de Hargreaves (1764-1767), qui multiplie par seize la productivité de la filature. Ou l’égreneuse de l’Américain Eli Whitney (1793), qui permet de réduire de façon substantielle le coût du coton brut importé d’Amérique. La diffusion de ces innovations fait du Royaume-Uni la première industrie textile du monde, exportant largement sa production, ce qui a notamment pour résultat de causer la disparition de l’artisanat indien1.
Trois révolutions industrielles
Associées à des innovations dans d’autres secteurs, ces transformations donnent naissance à ce qu’on a appelé la première révolution industrielle. L’historien David S. Landes caractérise ce phénomène par trois principes : " La substitution de machines - rapides, régulières, précises, infatigables - à l’homme, à sa compétence et à ses efforts ; la substitution de sources d’énergie inanimées aux sources animées, en particulier l’introduction de machines à convertir la chaleur en travail moteur, qui par là assure à l’homme une alimentation nouvelle et presque illimitée en énergie ; l’usage de nouvelles matières premières beaucoup plus abondantes, en particulier la substitution des substances minérales aux végétales ou animales " (voir " Pour en savoir plus "). Résultat : à la fin du XIXe siècle, la capacité cumulée des machines à vapeur au Royaume-Uni atteint environ quatre millions de chevaux-vapeur, soit la force motrice qu’auraient pu donner six millions de chevaux ou quarante millions d’hommes.
L’invention de la machine à vapeur et le recours au charbon abondant et peu cher sont également à l’origine d’une révolution dans les transports : le premier navire à vapeur voit le jour au Royaume-Uni en 1812, tandis que les premières lignes de chemin de fer apparaissent dans les années 1830. Doublée d’une révolution dans les communications : l’Angleterre se dote en 1840 du premier service postal moderne et le télégraphe est introduit en 1850. Ce dernier facilitera, entre autres, la constitution de marchés financiers véritablement internationaux.
La deuxième révolution industrielle est quant à elle centrée autour de cinq grandes innovations qui voient le jour entre 1860 et 1900 : l’électricité, le moteur à explosion, les industries chimiques et pharmaceutiques, les industries de l’information, de la communication et du divertissement, et le développement des infrastructures sanitaires urbaines. Ses effets, qui commencent à se faire sentir à la veille de la Première Guerre mondiale, viennent contrebalancer les conséquences désastreuses des deux conflits mondiaux et dureront jusqu’au premier choc pétrolier de 1973.
Cette révolution donne, entre autres, naissance à la consommation de masse et permet de réduire le temps consacré aux tâches domestiques grâce à la banalisation de produits ménagers : lave-linge, réfrigérateur, radio, aspirateur sont en effet désormais produits à la chaîne dans des usines alimentées par l’électricité.
L’ampleur des bénéfices en termes de productivité de la troisième révolution industrielle actuellement en cours fait encore débat, mais son origine ne fait plus de doute : c’est le formidable développement des technologies de l’information et de la communication. Mais ce mouvement pourrait être sévèrement remis en cause : nucléaire, organismes génétiquement modifiés (OGM), nanotechnologies..., la maîtrise de plus en plus avancée des processus physiques et même biologiques accroît les risques de dérapages liés à une mise en oeuvre imprudente. De plus, toutes les révolutions industrielles sont aussi des révolutions énergétiques : le bois et l’énergie hydraulique, le charbon, puis le pétrole ont successivement été le moteur de cette accélération. Les sociétés se trouvent aujourd’hui confrontées à la fin prochaine des hydrocarbures et au réchauffement climatique. Alors qu’aucune alternative miracle ne paraît en mesure de les remplacer rapidement dans tous les usages.
- 1. Voir " Comment les indiennes furent victimes des Anglais ", Alternatives Economiques n°242, décembre 2005.