L’unification progressive des économies-mondes

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Comment, de la préhistoire à la fin du XXe siècle, l'espace économique mondial s'est progressivement unifié.

es grandes découvertes du XVe siècle, celles de Christophe Colomb (1492), de Vasco de Gama (1497-1498), de Fernand de Magellan et d’El Cano (1519-1521) en tête, ont constitué un moment essentiel du grand mouvement d’unification économique de l’espace mondial. Ce processus a cependant des racines beaucoup plus lointaines. C’est dès la préhistoire que l’on peut commencer à repérer l’amorce du décloisonnement généralisé des sociétés, qui mène à la constitution d’espaces économiques de plus en plus vastes et de plus en plus intégrés.

Si les archéologues peuvent retrouver lors des fouilles des objets dont la facture et la matière ne correspondent pas aux ressources ou aux technologies locales, il s’en faut cependant de beaucoup qu’ils puissent retracer des parcours commerciaux ou conclure à l’existence de routes commerciales fixes et de bassins d’échanges. Jean Guilaine, l’un des meilleurs préhistoriens français, invite à une grande prudence sur le sujet : " Il n’est pas toujours aisé de démontrer la circulation de certains matériaux et, par-là même, de se faire une idée des contacts entretenus par les populations préhistorique "1. Dans une synthèse toute récente, Jean-Pierre Mohen et Yvette Taborin décrivent un monde de la fin du paléolithique où l’origine de plus de 95 % des objets retrouvés dans les sites ne dépasse pas un horizon de 5 kilomètres2, les 5 % restants venant de 80 à 100 kilomètres.

Des espaces structurés par les échanges

Il faut attendre des temps relativement récents (entre 15 000 et 10 000 environ avant notre ère) pour que les informations deviennent moins difficiles à interpréter et que l’analyse d’espaces structurés par des échanges sorte de la brume du temps. Ainsi, on peut repérer une " route de l’obsidienne ", qui englobe le bassin méditerranéen et le Proche-Orient (de l’Anatolie à l’Euphrate) dès avant 10 000 av J.-C. Même si les quantités restent limitées (un millier de pièces découvertes à Pescale, en Italie centrale, par exemple, originaires semble-t-il de Sardaigne), elles montrent qu’il faut " en finir avec l’idée que les premières communautés agricoles vivaient dans une sorte d’autarcie frileuse (...) : ces groupes troquaient bien des objets, utiles ou "inutiles", c’est-à-dire symboliques, dans ce dernier cas, chargés d’une valeur codée ".

Les routes de l’ambre et de la soie (carte)

En restant toujours dans cet exemple mieux étudié de l’obsidienne dans l’aire méditerranéenne, les archéologues pensent pouvoir déduire des fouilles l’existence de groupes spécialisés dans la fabrication de ces objets ou dans leur transport : " Aller chercher de l’obsidienne à Melos [île grecque des Cyclades] n’était pas une partie de plaisir, mais une opération mettant en jeu de multiples savoirs. Il semble donc peu probable que les utilisateurs aient eux-mêmes réalisé de telles expéditions, car ils auraient dû posséder de solides connaissances maritimes. Les déplacements par mer ne pouvaient donc être effectués que par des spécialistes. "

On peut retrouver des éléments analogues dans d’autres espaces culturels : la Chine, l’Inde, l’Europe du Nord, l’Afrique de l’Ouest, l’Amérique centrale connaissent, elles aussi, des échanges commerciaux à long rayon d’action dès les sociétés préhistoriques. Ainsi, l’Europe du Nord voit se mettre en place, pendant le premier millénaire avant Jésus-Christ, une " route de l’ambre "3 particulièrement active : elle relie et traverse les groupes protohistoriques de la Baltique jusqu’à la mer Noire. Quant au grand ensemble commercial connu sous le nom de " route de la soie ", il se met en place dès le premier millénaire avant notre ère (voir ci-dessus).

Economies-mondes et impérialisme colonial

C’est cependant avec la naissance des grandes civilisations centralisées, urbaines et étatiques que l’on voit véritablement apparaître ce que nous appelons, à la suite de Fernand Braudel, les " économies-mondes ". Ce sont de véritables fragments du monde, de très grandes échelles, autonomes et dépassant largement les structures politiques comme les royaumes et les empires, même vastes, qui en sont le coeur. " Il y a eu des économies-mondes depuis toujours, pour le moins depuis très longtemps (...). En descendant le cours de l’histoire avec des bottes de sept lieux, nous dirions de la Phénicie antique qu’elle fut (...) une économie-monde. De même Carthage au temps de sa splendeur. De même l’univers hellénistique [et] Rome " 4.

Zoom " La Ville est semblable à un marché commun à toute la terre "

Aelius Aristide est l’un des grands représentants de la vitalité intellectuelle du IIe siècle de l’Empire romain, marqué par la prospérité de la Pax Romana. Ce célèbre orateur romain, né en 117 en Asie mineure et mort vers 181), est proche d’auteurs comme Apulée et Lucien. Il fait ici une description de Rome comme ville mondiale.

" Vous ne régnez pas à l’intérieur de limites déterminées et personne ne vous a prescrit jusqu’où devait s’étendre votre domination. La mer s’étend comme une ceinture au milieu du monde habité, ainsi qu’au milieu de votre empire. Tout autour, sur d’immenses espaces, s’étendent les continents, et ils vous rassasient toujours de leurs productions. Et la Ville est semblable à un marché commun à toute la terre.

C’est véritablement à vous que s’applique ce que dit Hésiode des parties extérieures de l’Océan où tout conflue en un même commencement et une même fin, car c’est vers vous que tout converge : c’est là que se rencontrent commerce, navigation, agriculture, travail du métal (...). Les cargaisons venues de chez les Indiens et même de l’Arabie heureuse, on peut les voir ici. Les tissus de Babylone et les bijoux des pays barbares d’au-delà arrivent ici plus facilement qu’à Athènes. Vos champs ce sont l’Egypte, la Sicile et la partie cultivée de l’Afrique. Dans votre port, les navires ne cessent d’arriver et de partir. "

(Eloge de Rome, IIe siècle après notre ère)

Avec la chute de l’Empire romain, le monde arabo-musulman du XIIe siècle forme à son tour une économie-monde. C’est la Méditerranée au temps de Philippe II, roi d’Espagne, au XVIe siècle. Divisée politiquement, culturellement et socialement, elle accepte pourtant une certaine unité économique construite par les villes dominantes du bassin : Gênes, Venise, Florence..., mais aussi Tunis, Tripoli et Alexandrie. C’est la Chine des Ming (XIVe-XVIIe siècles) qui organise aussi bien l’ouverture de routes commerciales vers l’Insulinde et l’Afrique, que le transfert de la capitale à Pékin et la restauration de la Grande Muraille. Ce sont les grands ensembles précolombiens aussi bien Aztèque qu’Inca.

Après les grandes découvertes, les différentes phases de l’impérialisme européen (XVIe-XIXe siècles) vont transformer cet ensemble d’économies-mondes juxtaposées et autonomes - s’ignorant souvent les unes les autres - en un espace économique à la fois d’échelle mondiale et traversé par des processus planétaires. D’abord par la projection des comptoirs économiques sur l’ensemble de la planète entre le XVIe et le XVIIIe siècle (voir page 47) : colonies américaines, comptoirs esclavagistes en Afrique, comptoirs hollandais, anglais et français en Inde (avec la création de ces véritables firmes multinationales avant l’heure que sont les compagnies maritimes des Indes françaises et hollandaises).

Ensuite par les différentes phases de la colonisation territoriale : la première consacre l’extension de l’influence européenne en Amérique (XVIe-XVIIe siècles) et la seconde (celle du XIXe siècle) l’étend à l’Afrique, à l’Asie du Sud et du Sud-Est (colonisation des Indes par le Royaume-Uni et contrôle des routes terrestres et maritimes vers l’Inde), au découpage de la Chine et du Moyen-Orient au début du XXe siècle, voire à la colonisation menée par l’Empire russe à l’intérieur de son propre territoire.

Les historiens actuels n’hésitent d’ailleurs plus à voir dans cette période qui s’étend de 1870 à 1914 une " première mondialisation ", pour reprendre l’expression de Suzanne Berger5, ne serait-ce que par la masse des investissements extérieurs partant d’Europe vers la Russie (pour la France) et l’Inde (pour le Royaume-Uni). La guerre de 1914-1918 y a mis fin. Elle a vu la naissance de l’Empire soviétique et s’est prolongée avec la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale, marquant une rupture dans cette unification du monde. Mais depuis 1945, et de manière accélérée depuis le début des années 80, le mouvement a repris.

La fin du XXe siècle : la Triade

En 19856, Kenichi Ohmae propose l’expression " Triade " pour désigner le jeu des acteurs alors dominants de l’économie mondiale : trois centres (Etats-Unis - Amérique du Nord, Europe et Japon-Asie du Sud-Est) concentrent en effet 85 % de la richesse mondiale (34 000 milliards de dollars sur un total de 40 000 milliards) ; ils contrôlent un commerce fortement intégré et interne à la Triade de près de 10 000 milliards de dollars, soit 25 % du produit mondial brut7. Chacun de ces centres organise son propre système de périphéries (le Maghreb pour l’Europe, le Mexique pour les Etats-Unis, par exemple) qui leur permet de fonctionner par création de relations et d’espaces dissymétriques.

Les économies-mondes selon Braudel

Avec l’irruption de la Chine et de l’Inde sur la scène mondiale, une autre géographie de l’économie mondiale est maintenant en train de se dessiner. Mais cela ne change pas la conclusion générale qu’on peut en tirer : à travers la succession des économies-mondes, c’est bien à une progressive unification de l’espace économique mondial que nous assistons. Fernand Braudel en avait eu la fulgurante intuition en affirmant, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979), qu’il fallait désormais " tout voir à l’échelle nécessaire du monde "

  • 1. Voir La mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture, par Jean Guilaine, coll. Pluriel, éd. Hachette, 2005, p. 111.
  • 2. Voir Les sociétés de la préhistoire, par Jean-Pierre Mohen et Yvette Taborin, coll. HU, éd. Hachette, 2005, pp. 64 et 124 ; p. 116 et 117 pour les deux citations suivantes.
  • 3. Voir " La route de l’ambre ", par Jean-Pierre Mohen, dans Encyclopedia Universalis, Dictionnaire de la préhistoire, éd. Universalis-Albin Michel, 1999, pp. 971-976.
  • 4. Voir Le temps du monde, tome 3 de Civilisation matérielle économie et capitalisme (XVe-XVIIIe siècles), par Fernand Braudel, coll. Le livre de poche, éd. Armand Colin, 1979, p. 16.
  • 5. Voir Notre première mondialisation. Leçon d’un échec oublié, par Suzanne Berger, éd. du Seuil, 2003.
  • 6. Voir La Triade. Emergence d’une stratégie mondiale de l’entreprise, par Kenichi Ohmae, éd. Flammarion, 1985.
  • 7. Estimations de la base Chelem (Cepii), 2005, disponibles sur www.cepii.fr/

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