Des crises économiques depuis la nuit des temps
Les crises traditionnelles étaient des crises de rareté. Avec la modernité sont apparues des crises de
La nuit des temps ? L’expression n’est pas excessive, puisque la première crise économique identifiée date à peu près de 8 millions d’années ! Sous la pression de forces telluriques, la faille du Grand Rift se forme alors en Afrique de l’Ouest, entraînant l’apparition d’une barrière montagneuse qui arrête la pluie sur des centaines de kilomètres et provoque, à l’Ouest, une disparition rapide de la grande forêt et de ses ressources arboricoles. C’est ce qui aurait poussé les premiers hominidés à changer de mode de vie en devenant bipèdes. Environ cinq millions d’années plus tard, la grande glaciation solidifie des milliards de litres d’eau, réduit les précipitations et les niveaux des océans, entraînant des sécheresses d’une intensité extrême. Les ressources alimentaires de l’époque diminuent fortement, obligeant les hominidés à perfectionner leur outillage pour pouvoir continuer à se nourrir.
On pourrait continuer à égrener une longue litanie, puisqu’on dénombre ainsi une cinquantaine de grandes crises au moins, qui se sont succédé de la préhistoire à nos jours et d’une gravité plus ou moins forte. Il faut évidemment s’entendre sur le sens du mot : il y a crise et crise. Les crises économiques changent profondément de nature d’une période à l’autre, d’une société à l’autre, " chaque économie ayant les crises de sa structure ", selon l’expression fameuse de l’historien Camille-Ernest Labrousse1.
Les crises économiques traditionnelles étaient le plus souvent des crises de rareté. La modernité y a ajouté des crises de surproduction. Dans un cas comme dans l’autre, les crises économiques sont cependant toujours des phénomènes étroitement liés aux structures des sociétés concernées. C’est pourquoi leur résolution est aussi souvent un moment privilégié de remise en cause de l’organisation sociale existante.
Les mauvaises récoltes
Les crises économiques classiques avaient le plus souvent pour origine de mauvaises récoltes, d’où le nom de crises " frumentaires " qu’on utilise généralement pour les désigner, un terme dérivé de froment, nom traditionnel du blé utilisé pour l’alimentation humaine. Elles courent des premières crises préhistoriques aux crises dites " d’Ancien Régime ", qui se manifestent dans nos contrées jusqu’au milieu du XIXe siècle. De nos jours, elles continuent de sévir dans de nombreux pays du Sud, notamment en Afrique subsaharienne. Elles sont déclenchées par un facteur exogène à l’économie : un incident climatique, un choc démographique, des guerres. S’ensuit alors un processus assez constant : la pénurie entraîne une forte hausse des prix qui entraîne la malnutrition, qui elle-même facilite les épidémies et accroît la mortalité.
Leur répétition constante au cours de l’histoire est étroitement liée à la persistance d’ordres sociaux qui avaient en commun de détourner de l’activité économique, considérée comme secondaire dans l’échelle des valeurs, le surplus de richesses produites les bonnes années au profit d’usages non productifs. Que ce soit à des fins religieuses ou militaires ou à travers la consommation ostentatoire d’une petite minorité de puissants. Pour ne rien arranger, la mobilisation des intelligences était, pour les mêmes raisons, orientée elle aussi en priorité vers l’amélioration de l’art de la guerre ou l’exégèse des textes sacrés.
Ainsi, en 1709, le gel s’abat en Europe, suivi d’une sécheresse entraînant de mauvaises récoltes, dans un contexte de démographie galopante et de système de transport lacunaire. Voici comment le curé de la paroisse de Castenet relate la crise : " Le vin glaçait dans les caves et faisait fendre les barriques ; le pain se gelait en quelque endroit que ce fut et jusqu’au 25 février. Les noyers périrent entièrement, plusieurs chênes et quantité de pruniers et autres arbres fruitiers se séchèrent, ce qui causa une si grande disette qu’on fut obligé à Albi de tenir le blé à 14 livres le setier et d’en empêcher la sortie, les mois de mai, juin, juillet, août "2. En France, la grande famine qui en résulta fut directement à l’origine du décès de près de 10 % de la population et de la misère aiguë de la masse paysanne.
Certes, la cause première d’une telle catastrophe fut bien la diminution des récoltes. Toutefois, si les effets furent si désastreux, c’est parce que la majorité de la population vivait alors très pauvrement, sans provisions suffisantes pour atténuer le choc et sans argent pour acheter de quoi faire la soudure. L’insuffisance des moyens de communication et, surtout, du stockage public de blé ou d’huile a provoqué une flambée des prix de ces biens alimentaires de base, condamnant tous ceux qui ne pouvaient y faire face.
Les mauvaises récoltes ne sont donc qu’une explication partielle : elles dégénèrent en crises frumentaires seulement lorsque la pauvreté des habitants et l’absence de politiques publiques préventives sont également au rendez-vous (voir encadré page ci-dessus). L’incapacité de l’Ancien Régime à juguler ces difficultés d’approvisionnement tout au long du XVIIIe siècle jouera un rôle majeur dans le déclenchement de la Révolution française : on se souvient du mot de Marie Antoinette enjoignant aux Parisiennes de manger de la brioche si elles ne trouvaient pas de pain3 !
Une des premières crises modernes : la faillite de Law
En 1847, la production agricole s’effondrera encore à la suite d’une série de récoltes désastreuses. Mais la revalorisation sociale de l’activité économique et l’incitation à investir les surplus dans l’amélioration des capacités de production que fournit la révolution bourgeoise du XVIIIe siècle éliminent progressivement ces crises frumentaires dans les pays développés. Elle ne supprime pas pour autant les crises économiques. Les crises " modernes " étaient déjà apparues sous l’Ancien Régime au fur et à mesure que se développaient les échanges marchands et que se mettaient en place les circuits financiers qui permettent l’envol du crédit. La crise des tulipes de 1637 a, en particulier, marqué les esprits (voir encadré page 51).
En France, c’est surtout la faillite de Law, en 1720, qui constitue la première crise moderne. Dans ses Considérations sur le numéraire et le commerce (1705), John Law, financier écossais, vantait les vertus d’un système financier fondé sur une banque d’Etat qui émettrait une quantité de billets proportionnelle aux besoins des activités économiques (et non aux quantités d’or et d’argent en dépôt) et qui serait associée à une compagnie de commerce par actions ayant le monopole du commerce extérieur. A la mort de Louis XIV, le Régent autorise John Law à appliquer son système en France. Il fonde alors la Banque générale en 1717 (érigée en Banque royale en 1718). Elle reçoit des dépôts d’argent, accorde des prêts aux commerçants et émet des billets remboursables en espèces métalliques. La même année, il crée la Compagnie d’Occident (devenue Compagnie des Indes en 1719), qui détient le monopole de tout le commerce colonial français.
Au début de 1720, lorsque Law décide de réunir la Banque et la Compagnie, il déclenche un mouvement spéculatif de grande ampleur. Les actions proposées initialement à 500 livres s’arrachent à 20 000 livres. Mais les dividendes sont décevants, ce qui entame la confiance du public qui revend massivement ses actions et demande la conversion des billets de la Banque royale en or et argent. Ce que ne peut honorer la Banque du fait d’un encours en métaux précieux insuffisant par rapport à la quantité de billets en circulation. C’est la faillite. Il en résultera une méfiance durable des Français à l’égard de la Bourse, mais les conséquences macroéconomiques demeurent limitées.
L’impact macroéconomique
A partir du milieu du XIXe siècle, ce type de crise prend une tout autre ampleur. Elles ont désormais un impact majeur sur l’ensemble de la vie sociale et économique, du fait du développement de l’activité industrielle, de la mise en place d’infrastructures reliant les marchés (routes, réseaux ferroviaires, moyens de communications), du développement du crédit et des poussées du progrès technique. Ces crises de surproduction sont toujours suivies par une période plus ou moins longue de dépression économique : les prix des biens industriels s’effondrent, un chômage de masse apparaît et le secteur bancaire est touché (du fait de la généralisation du crédit). En 1857, la première grande crise de cette nature touche l’ensemble des pays développés de l’époque. La dépression qui s’ensuit durera jusqu’en 1860.
Les crises modernes naissent d’un divorce entre capacités de production et demande effective. Les premières dépassant largement la seconde, elles engendrent la mévente, le chômage et la baisse des revenus. Ce divorce peut provenir de facteurs différents : une répartition inadéquate du revenu (par exemple les salariés sont réduits à la portion congrue, ce qui freine les débouchés), une faiblesse des investissements, jugés insuffisamment rentables par les détenteurs du capital, etc.
Ces crises modernes ne sont pas moins dévastatrices que les anciennes : elles ont entraîné des cortèges de misère indicibles, à l’origine notamment de la révolte d’auteurs comme Karl Marx. Des misères beaucoup plus choquantes encore que celles liées aux crises frumentaires traditionnelles, puisqu’elles interviennent dans un contexte de capacités de production massivement inutilisées. Elles ont parfois débouché, comme la grande crise de 1929, sur de terribles guerres, rendues plus meurtrières encore par les progrès de la technique militaire.
Nouveaux dysfonctionnements
Après la Seconde Guerre mondiale, de puissants mécanismes sont cependant mis en place pour stabiliser l’activité économique, en suivant notamment les propositions de l’économiste anglais John Maynard Keynes. Grâce à une intervention massive des budgets publics quand l’économie fléchit et à une répartition des revenus par des mécanismes qui échappent de plus en plus à une logique purement marchande, limitant ainsi la baisse des salaires en cas de récession. Sans pour autant parvenir à éliminer durablement les crises : dans les années 70, les mécanismes keynésiens entraînent l’apparition d’une stagflation dans la plupart des pays développés, une hausse des prix associée à une stagnation de l’économie. C’est une nouvelle forme de crise, inconnue jusque-là. La libéralisation des flux financiers et commerciaux internationaux, enclenchée depuis les années 80 en réponse à ces dysfonctionnements, devient à son tour source de crises, en l’absence de mécanismes de stabilisation mondiaux.
En définitive, les crises économiques apparaissent donc indissociables de l’activité humaine. Elles se suivent mais ne se ressemblent pas. Elles ont apporté le pire (paupérisation, mortalité, idées malthusiennes), mais aussi parfois le meilleur, par les apprentissages qu’elles ont suscités. De quoi peut-être espérer que nous trouverons les moyens de surmonter les effets de la prochaine grande crise déjà annoncée : celle qu’induira inévitablement le réchauffement climatique. Un type de crise qui, paradoxalement, renvoie aux toutes premières crises de l’humanité...
- 1. Voir La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, 1943.
- 2. Registre de l’église paroissiale de Castenet, 1709 (http://pedagogie.ac-toulouse.fr/histgeo/monog/albi/cralbi0.htm)
- 3. Voir également l’arrêt historique du 13 septembre 1774 sur le commerce des grains préparé par Turgot, une libéralisation qui n’empêchera cependant pas la Révolution. Accessible sur www.taieb.net/auteurs/Turgot/arrets/a13091774.html