Le mythe de l’économie libérée

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Certains voient dans l'actuelle mondialisation, une preuve de la tendance historique à l'autonomisation de l'économie par rapport au social et au politique. A tort.

’est une idée souvent admise aujourd’hui : à travers soubresauts, avancées et reculs, l’histoire mènerait inéluctablement l’économie vers une autonomie de plus en plus complète par rapport au politique et au social. Bref, nous serions condamnés à une libéralisation de plus en plus totale des flux économiques et à l’abandon par les Etats de leurs moyens de régulation. Un processus que la mondialisation récente aurait fait notablement progresser. Une telle vision de l’histoire économique s’appuie cependant sur une interprétation suspecte du passé.

Les défenseurs d’une économie bien vivante qui chercherait depuis toujours à se dégager des rets du pouvoir politique et religieux et de la gangue des relations sociales vont en effet chercher au plus profond de l’histoire les signes de cette existence. Le combat de cette courageuse économie ne serait alors qu’une des formes du combat contre une tyrannie protéiforme qui limite depuis la nuit des temps la liberté des hommes et des femmes. Un peu comme les fervents nationalistes cherchent toujours plus loin dans l’histoire pour voir se dégager la nation française : de Jeanne d’Arc, qui boute les Anglois hors de France, à Philippe Auguste un dimanche à Bouvines, voire à Clovis et sa sainte ampoule.

Successivement, les marchands phéniciens, grecs ou encore ceux de l’occident médiéval deviennent les hérauts de ce combat permanent de l’économie. Celui-ci aboutirait à l’épanouissement d’un premier capitalisme commercial dans quelques cités antiques puis médiévales privilégiées, puis, à l’échelle mondiale, à l’expansion du capitalisme européen des XVe-XVIIIe siècles, enfin au capitalisme industriel et financier, par nature libéral, des deux derniers siècles. Et, passés les douloureux soubresauts politiques de deux guerres mondiales et d’une guerre froide meurtrières, dans lesquelles la malheureuse économie n’est pour rien, celle-ci finit par donner toute sa mesure aujourd’hui : la fin de l’histoire est en train d’advenir - du moins celle de l’histoire économique.

D’abord une économie de subsistance

Cette vision a le mérite de la clarté. Elle a cependant plusieurs défauts. Le premier est oublier que l’économie est, historiquement, d’abord une économie agricole et artisanale de subsistance. Elle est organisée par des marchés rudimentaires, spatialement limités, où la nature des productions, des consommations, des échanges et des prix est très dépendante des structures sociales, politiques et religieuses de la société locale. Et ce n’est qu’au cours des vingt dernières années que la majorité de la population active du globe s’est trouvée insérée dans le marché mondial, ne serait-ce qu’indirectement via de nouvelles concurrences.

Aristote voyait dans cette économie quasi domestique la définition même de l’économie. Appelons-la, si l’on veut, avec Fernand Braudel, l’infra-économie ou la civilisation matérielle, à laquelle cet auteur consacre tout de même un des trois tomes de son ouvrage sur l’économie du monde du XVe au XVIIIe siècle. Dans son inertie de longue durée, elle contribue fortement à la construction des civilisations. " Etait-il possible d’atteindre à une bonne compréhension de la vie économique prise dans son ensemble si n’étaient pas tout d’abord prospectées les bases mêmes de la maison ? ", nous dit encore Braudel. Même si l’histoire économique souligne ce qui est mouvement, occulter cette économie traditionnelle, c’est occulter une grande partie des liens économie-société, en particulier ceux qui lient les hommes à l’économie locale, ancrée sur un territoire. Territoire auquel ils restent attachés même aujourd’hui, malgré la montée des mobilités.

Deuxième point faible de cette vision de l’histoire économique : le développement des échanges lointains, dès l’Antiquité, serait la preuve de la tendance naturelle des hommes à construire une économie de marché et de la précocité du pouvoir des marchands. Le débat autour de l’économie athénienne est sur ce point éclairant. La plupart des auteurs qui ont étudié la question arrivent à la conclusion que l’activité marchande, pour importante qu’elle ait été, reste sous l’étroit contrôle de la cité. Et que la propriété agricole, liée à la citoyenneté, conserve le plus haut prestige social. On reste loin de l’image d’une cité marchande dirigée par des riches négociants dominant un empire commercial en expansion, à la vénitienne.

Contradictions athéniennes

Récemment, un historien, Albert Bresson dans La cité marchande (éd. Ausonius, 2001), a fortement réévalué le rôle des marchands dans les décisions de la cité athénienne. De là à penser qu’au fond, Athènes est déjà une économie et une société capitalistes - un capitalisme commercial et foncier certes, mais un capitalisme quand même - il n’y a qu’un pas... que Bresson ne franchit pas : " Ce n’était pas en dernier ressort le capital mais bien la terre qui était le principal facteur de production, le principal créateur de valeur (...). Aussi longtemps qu’il en fut ainsi, on ne peut parler de capitalisme. "

Au grand dam de Philippe Simonnot, brillant journaliste et historien libéral de l’économie qui regrette que " notre auteur n’aille pas jusqu’au bout de ses propres audaces ". Dommage, car Athènes serait non seulement le berceau de la démocratie politique, mais aussi la pointe avancée du combat de l’économie pour la liberté. Il serait facile de rétorquer qu’il s’agirait alors d’une liberté qui prospérerait sur l’esclavage ! Une boutade qui n’en est pas une : il n’y a pas de marché du travail libre à Athènes et il ne faut pas confondre existence de certains marchés et économie de marché. Celle-ci implique en effet l’existence de tout un ensemble de marchés - de la terre, des biens, des capitaux et du travail - interconnectés entre eux.

Rien sans cadres sociopolitiques favorables

Troisième défaut : cette vision ignore que l’économie de marché elle-même ne s’est développée que grâce à la mise en place de cadres socio-politiques favorables, et non indépendamment, voire contre eux. L’essor de l’économie capitaliste européenne, essentiellement commerciale, n’a pu se réaliser au cours du Moyen Age que dans le cadre favorable politiquement et socialement de cités marchandes dont le rôle était accepté, utilisé et encouragé par les princes européens. Aux XVe-XVIIIe siècles, cette économie n’a pu s’étendre que grâce à la domination politique et militaire des Etats européens sur la planète. Elle s’est épanouie grâce aux politiques mercantilistes conciliant les intérêts bien compris des marchands et des princes, dans le cadre de marchés qui étaient très loin d’être libres.

La révolution industrielle, elle-même, ne s’est développée que dans le cadre d’Etats-nations ayant unifié leur marché intérieur, où les intérêts politiques des puissances et les intérêts économiques du capitalisme industriel et financier pouvaient converger grâce à des politiques nationales régulatrices. Le libéralisme économique n’était pas la règle dans les échanges internationaux, même dans la très libérale Angleterre, dont il ne faut pas oublier l’intensité des échanges avec le marché captif de l’Empire (37 % des exportations, 47 % des investissements internationaux anglais en 1913). La montée du rôle économique de l’Etat entre 1914 et 1945 a été rendue nécessaire précisément par les liens de plus en plus étroits entre les problèmes économiques, politiques et sociaux. Et c’est aussi grâce à de puissantes régulations nationales et internationales que la croissance de l’après-guerre a pu s’épanouir.

Enfin, quatrième défaut, cette vision ignore l’histoire économique extra-occidentale, en particulier de l’Asie. Ce continent se rappelle aujourd’hui à notre bon souvenir avec des atouts qui sont loin d’être seulement des emprunts à l’Occident, comme l’importance historique de la diaspora chinoise ou le rôle de l’Etat dans le développement japonais.

Mais le cours de la mondialisation actuelle n’est-il pas la preuve irréfutable de cette tendance historique à l’autonomisation de l’économie, rétorquera le tenant de ce point de vue ? C’est surtout la preuve de la persistance d’une illusion. Depuis deux siècles, lorsque l’économie a cru pouvoir s’autonomiser de la société, ou plus exactement quand les bourgeoisies industrielle et financière, pour reprendre des expressions marxistes pas si archaïques que cela, ont cru pouvoir développer la course au profit sans tenir compte des dégâts qu’elles occasionnaient, les sociétés ont tôt ou tard réagi. Pour le meilleur et pour le pire : protectionnisme, recherche d’un autre système économique, montée des conflits sociopolitiques, des nationalismes et de l’Etat qui, sous une forme démocratique ou par la violence d’une dictature, a construit des politiques interventionnistes.

L’économie mondialisée sera, elle aussi, tôt ou tard rappelée à l’ordre. Espérons surtout qu’elle le soit de façon démocratique, qu’elle soit ramenée à sa juste place, c’est-à-dire au service des fins que se choisira la société mondiale. En attendant, faute de régulations suffisantes, son déploiement est lourd de menaces.

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