Entretien

Economie et croyances

6 min
Jacques Le Goff juriste, historien du droit

Comment en êtes-vous venu à découvrir l’invention du purgatoire ?

Jacques Le Goff : C’était il y a une cinquantaine d’années, au cours d’un séminaire, dans lequel j’étudiais des textes qui relataient des voyages dans l’au-delà. Un genre littéraire qui a pris naissance dans la chrétienté vers le VIIe siècle et qui a connu son apogée avec Dante1. A cette occasion, j’ai noté l’évocation à partir du milieu du XIIe siècle d’un lieu de l’au-delà qui n’existait pas dans les textes précédents, sinon sous forme d’adjectif. Auparavant, on parlait de lieux ou même de peines purgatoires qui permettaient de se purger des péchés dont on ne s’était pas débarrassé durant la vie. Mais la localisation de ces lieux de purgation était très vague. Dans les textes publiés entre 1150 et 1175, l’adjectif se transforme en un nom propre avec une majuscule : Purgatorium. Il y a donc désormais trois lieux dans l’au-delà : l’enfer pour les damnés éternels, le paradis pour les élus éternels et le purgatoire pour ceux qui ont encore des péchés à expier.

Quelle influence son invention a-t-elle eu sur les comportements économiques ?

Le temps qu’on passe au purgatoire, sous la forme d’une âme revêtue d’un corps qui peut sentir la souffrance de certains châtiments, est proportionnel à la quantité et à la gravité des péchés. Nous voyons ainsi apparaître une notion qui aura son écho dans le domaine économique : la notion de proportion, que l’on trouve notamment dans le calcul des taux d’intérêt. Mais ce n’est pas la seule incidence du purgatoire sur le plan économique. Le temps qu’on est censé y passer est proportionné aux oeuvres que les vivants font en faveur de leurs défunts pour racheter leurs péchés et accélérer leur sortie du purgatoire. C’est ainsi qu’on va assister au développement de dons de toutes sortes, confiés à l’Eglise pour les faire parvenir à leurs ultimes destinataires : les pauvres. Pour inciter les vivants à donner largement pour le sauvetage de leurs morts dans le purgatoire, l’Eglise ira jusqu’à leur distribuer des compensations. Ces compensations, ce sont les célèbres indulgences, qui vont devenir une source importante de revenus.

Le point culminant de la levée de ces indulgences dans la société chrétienne a lieu en 1300, lors du grand jubilé institué à Rome par le pape Boniface VIII. Il décréta à cette occasion que tous les chrétiens qui iraient en pèlerinage à Rome durant cette année sainte bénéficiaient d’une remise intégrale de leur temps de purgatoire. C’est une dérive qui, comme on le sait, devait conduire à la rupture de Luther avec Rome et au rejet du purgatoire par les protestants, qui y ont vu une astuce de l’Eglise pour s’enrichir.

Quel lien y a-t-il avec la reconnaissance de l’usure ?

Très tôt, l’Eglise avait considéré que l’usure était un péché et que ceux qui s’y adonnaient allaient droit à l’enfer. Longtemps, cet interdit n’avait pas posé de problème car, dans le monde chrétien, la plupart des usuriers étaient des juifs qui étaient, de ce fait même, condamnés à l’enfer. Qu’ils s’adonnassent ou non à l’usure ne changeait rien au problème. Seulement, de plus en plus de marchands chrétiens se mirent à la pratiquer.

Comment se manifeste le changement d’attitude de l’Eglise ?

Un texte du début du XIIIe siècle le montre clairement. Le cistercien allemand Césaire de Heisterbach raconte l’histoire suivante. Un usurier de Liège était mort et sa veuve allait parfois se recueillir sur sa tombe. Jusqu’au jour où elle le vit apparaître vêtu d’une robe noire. " Mais pourquoi ne fais-tu pas de bonnes oeuvres pour me sortir de ce purgatoire qui est un endroit épouvantable ", lui demande-t-il ? " J’étais persuadée que tu étais en enfer ", répond-elle. " Pas du tout ", lui rétorque-t-il avant d’ajouter : " Si tu pries assez fort et assez longtemps, tu me tireras de là. " Comme cette femme aimait beaucoup son mari, elle s’exécuta en se faisant construire une maisonnette près de la tombe de son mari. Elle y vivait recluse, tel un ermite, passant son temps à prier. Elle vivait des dons qu’on lui faisait. Au bout de sept ans, le mari réapparut vêtu cette fois à moitié de noir, à moitié de blanc. " Tu vois, tu as réduit de moitié mon séjour au purgatoire. Surtout ne te relâche pas ! " Au bout de sept nouvelles années, il réapparaît enfin tout de blanc vêtu.

Ce sermon est intéressant pour l’historien, car il reflète ce qu’on disait à l’époque : à savoir que ceux qui se livrent à des opérations comportant une prise d’intérêt ne sont plus voués à l’enfer éternel. C’est un changement décisif à une époque où la majorité des gens ont pour souci essentiel ce salut éternel. De là à dire que le purgatoire est à l’origine du capitalisme comme certains l’ont prétendu, c’est cependant beaucoup dire.

A travers cette histoire du purgatoire, ne montrez-vous pas le poids des idées sur le matériel ou, pour le dire autrement, de la superstructure sur l’infrastructure ?

Je n’irai pas jusque-là. L’évolution des idées et celle des structures économiques sont liées sans qu’on puisse toujours dire qui des deux détermine l’autre. L’invention du purgatoire appartient à un domaine qui est essentiellement religieux. Cependant, il a tenu son rôle dans l’institution de doctrines et de comportements économiques, même si le catholicisme lui a donné un rôle finalement secondaire, précisément parce qu’il ne voulait pas encourir cette condamnation de la commercialisation de la dévotion. Au concile de Vatican II2, en 1965, il y eut même une forte tendance au sein de l’église catholique pour se débarrasser du purgatoire.

Quelle a été la réception de vos travaux auprès des économistes ?

Je crains qu’elle ait été nulle. Les économistes ne lisent pas les travaux des historiens ou peu. Je suis frappé par le fait que la plupart d’entre eux ne remontent pas plus haut que la crise de 1929, en semblant considérer que c’est le point de départ de l’économie contemporaine. Ils ignorent les évolutions et les pratiques économiques antérieures. Pourtant, l’histoire médiévale enseigne que les hommes sont guidés par des mentalités et des intérêts qui comportent toujours, plus ou moins, des considérations qui, à défaut d’être religieuses, sont morales.

  • 1. Dante (1265-1321) : grand écrivain italien, né à Florence, auteur en particulier de La divine comédie.
  • 2. Vatican II : concile de l’Eglise catholique qui s’est tenu de 1962 à 1965 et a procédé à une modernisation importante de la doctrine de cette église.
Propos recueillis par Sylvain Allemand

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