Entretien

Modernité : la succession des Ordres

7 min
Jacques Attali essayiste, écrivain

Le seul sens de l’histoire du monde, dites-vous, c’est la survie, la capacité de l’humanité à conjurer la violence pour continuer à exister. Vous distinguez ainsi trois " Ordres " successifs, caractérisés chacun par des formes communes dans la façon dont les hommes se soignent, font de la musique, mesurent le temps, organisent la propriété des choses, etc., pour assurer leur survie. Commençons par le premier Ordre...

Jacques Attali : Il va de 30 000 ans à 3 000 ans avant notre ère. Je le qualifie de " rituel " car il est dominé par le sacré. Cet Ordre religieux donne son sens à la violence en la canalisant par la consommation de la violence, c’est-à-dire le cannibalisme, qui est la source des premiers ordres humains. Le cannibalisme réel - manger les autres pour en tirer la force de leur esprit - deviendra un cannibalisme métaphorique par le religieux : on désigne le mal, on le tue et on le mange, soit réellement, soit symboliquement, pour assimiler sa force et en faire un élément du bien, ce dont on trouve par exemple la traduction dans le carême et l’eucharistie chrétienne. Par cette canalisation de la violence, il y a aussi désignation du pouvoir : le religieux établit l’ordre par une sorte de marchandage dans lequel il assure la survie de la société en échange de la concentration de l’essentiel des richesses, quitte à ce que ce pouvoir soit accaparé par des hommes dans les églises.

Le second, l’Ordre impérial, dominé par la force, s’étend ensuite jusqu’aux années 1000-1200.

La capacité à concentrer les richesses pour maintenir l’ordre passe entre les mains d’un pouvoir qui se maintient par la peur et par la force. Les richesses, pour l’essentiel issues de rentes agricoles, sont accumulées par des forces militaires entre les mains de princes, en même temps dieux et généraux. Pour maintenir l’ordre, ils ont besoin de richesses de plus en plus grandes, ce qui nécessite d’étendre leur territoire et donc de disposer de plus en plus de ressources pour maintenir cet ordre.

Les empires doivent ainsi accroître leurs dépenses militaires, de police, de contrôle, ce qui les pousse à une fuite en avant dans la recherche de nouvelles ressources, qui finit par les épuiser et par les faire s’effondrer. Les empires mésopotamien, chinois, romain et d’autres suivront cette voie de la baisse tendancielle de l’efficacité de la fabrication de l’ordre social. Leurs élites les quittent pour aller chercher fortune ailleurs, soit dans d’autres empires, soit dans l’ordre nouveau qui commence à apparaître, c’est-à-dire l’Ordre marchand.

Nous sommes actuellement toujours dans ce troisième ordre - l’Ordre marchand -, dominé par l’argent et le marché.

Le monde connaît bien sûr les échanges de marchandises depuis très longtemps, mais cet Ordre marchand devient dominant lorsque le marché s’impose comme une structure d’ordre social en soi, qui produit lui-même ses propres élites. Cela démarre dans la région qui va des Flandres à Venise, dans des petites organisations sociales, dans des villes, organisées non plus dans une dynamique d’accumulation du surplus par la force, mais par le commerce et l’innovation. Ces villes vont s’étendre, et celles qui s’imposent pour assurer l’ordre maîtrisent un triangle composé d’une innovation technologique - soit de communication, soit d’énergie (le gouvernail, l’étambot, la caravelle, etc. -, une élite, avec un projet donnant un sens social à cette innovation, et une innovation financière capable d’attirer les ressources d’épargne du monde pour les mettre au service de ce projet. Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, New York et aujourd’hui la région du Pacifique prennent ainsi successivement le pouvoir.

La période actuelle, dites-vous encore, est marquée par un renouveau technologique dont la caractéristique principale est la production d’objets nomades (lecteurs MP3, ordinateurs et téléphones portables, etc.). Quelles conséquences cela a-t-il pour vous ?

J’ai inventé l’expression d’objets nomades en 1986 pour montrer combien je ne crois pas à l’avènement d’une société postindustrielle. Nous vivons tout au contraire dans une société hyperindustrielle, où les services deviennent de plus en plus des objets, des prothèses, dont les nouveaux territoires se trouvent dans les secteurs de la distraction, de l’éducation et de la santé. Toute la logique de l’économie de marché est de basculer d’une activité de service, à productivité constante, vers une logique de production d’objets en série à productivité croissante, source de profits.

Chaque individu sera de plus en plus en situation de voir se rompre les rapports sociaux collectifs maintenus par l’existence des services de distraction, d’éducation et de santé, pour passer à un rapport individualisé dans lequel la société fonctionnera par la production de normes de peur de non-conformité à la norme. Les compagnies d’assurances sont d’ores et déjà aujourd’hui les grandes productrices de normes sociales mondiales : " Je vous assure si vous buvez moins, si vous mangez moins ", etc.

Les objets nomades vont alors avoir comme première fonction d’être des moyens de vérification de notre conformité à la norme, puis les moyens de restauration de la norme. On le voit avec tout ce qui nous permet de vérifier en permanence si l’on est conforme aux normes de santé (alcootest, balance...) et aux normes de savoir (Trivial Pursuit, concours télévisés fondés sur des tests de connaissance...) requises pour obtenir un emploi et s’intégrer dans la société.

Le progrès marchand passe par le fait de réduire le temps nécessaire pour faire la même chose. Il y deux domaines qui résistent encore à cette tendance. Il faut toujours neuf mois pour faire un enfant. Mais on peut imaginer que le développement de l’utérus artificiel finira par s’attaquer à cette chose sacrée. Il faut aussi toujours le même temps pour apprendre une langue ou former un bachelier. Là aussi, la marchandisation des objets éducatifs nécessaires pour y parvenir est en marche.

Vous soulignez plusieurs risques importants pour l’avenir du monde...

Dans une société de marché, l’argent est la source du pouvoir. Des riches entités non étatiques peuvent s’en servir pour acquérir les moyens militaires d’une violence absolue. Groupes terroristes et grandes mafias sont de plus en plus puissants. En matière de bataille pour devenir le coeur du monde, je crois que le Japon est toujours très en avance. Il reste au centre des secteurs économiques clés et de l’innovation technologique. Quand il y a incertitude sur le centre du monde, la solution est généralement trouvée par la guerre : le centre menacé se bat contre un rival, tous les deux s’épuisent et c’est un troisième qui s’impose. C’est ce qui s’est passé entre les Pays-Bas et la France au profit de l’Angleterre, entre l’Angleterre et l’Allemagne au profit des Etats-Unis. Pour demain, une guerre est possible entre les Etats-Unis et la Chine. C’est même le plus vraisemblable. Au profit de l’Europe ? C’est mal parti. Plus vraisemblablement au profit du Japon. Enfin, les laissés-pour-compte de la mondialisation représentent la paupérisation absolue, que l’on a tant reproché à Marx d’avoir pronostiquée. Ce monde nomade ne va cesser de progresser : 150 millions de personnes habitent aujourd’hui dans un pays autre que celui où elles sont nées ; dans trente ans, ce sera sans doute plus d’un milliard.

Pour terminer sur une note plus positive, je crois que, dans les interstices de l’Ordre marchand, un ordre radicalement différent est en train de naître, que j’appelle l’Ordre relationnel ou coopératif. C’est un ordre fondé sur la gratuité, la fraternité, avec des entités qui font du profit un moyen et non une finalité. Dans l’économie de marché, mon bonheur dépend de l’échec de l’autre, dans l’économie relationnelle, il dépend du succès de l’autre. On le voit par exemple dans les réseaux Internet de partage de fichiers comme Kazaa ou eMule. On le voit dans l’économie des organisations non gouvernementales (ONG) qui représente déjà 10 % à 12 % du produit intérieur brut (PIB) de certains pays développés. Ces évolutions portent la possibilité d’un autre monde, qui pourra voir le jour si l’économie de marché ne développe pas une puissance aux tendances suicidaires.

Propos recueillis par Christian Chavagneux

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