Entretien

L’histoire économique avance en spirale

6 min
Alain Caillé Professeur émérite à l'université Paris-Nanterre, économiste et sociologue. Directeur de la revue du Mauss

L’histoire économique a-t-elle un sens, une direction ?

Alain Caillé : J’ai commencé à m’intéresser à cette question sur la base principalement des réflexions de Marcel Mauss1 et de Karl Polanyi. J’en étais arrivé à l’époque à une réponse négative : l’histoire économique n’a pas de sens. J’avais un point de vue antiévolutionniste très critique vis-à-vis du naturalisme dominant chez les économistes, comme par exemple John Hicks2 ou Paul Samuelson3. Ceux-ci considèrent généralement que, depuis les origines jusqu’à aujourd’hui, on a assisté à un perfectionnement constant de l’économie grâce au raffinement croissant de la monnaie et des institutions qui encadrent le marché.

Mais au fil du temps, j’ai mis beaucoup d’eau dans mon vin. En particulier parce que je me suis rendu compte que la façon dont Karl Polanyi décrivait l’histoire du marché ne correspondait pas à la réalité historique. L’idée que le marché est une invention récente joue en effet un rôle central dans son raisonnement : c’est pour cette raison que cet accident de l’histoire pourrait disparaître sans difficulté. Polanyi n’ignorait évidemment pas qu’Aristote4 semble avoir traité de l’économie de marché dès le IVe siècle avant notre ère dans De l’économique. Mais il considérait qu’il parlait en réalité des normes devant régir une communauté fondée sur l’amitié et non d’une théorie positive d’un marché réellement existant. Pourtant, quand on y regarde de plus près, on se rend compte que Platon5, avant Aristote, décrit lui aussi une économie de marché dans le livre II de La République et que de nombreux éléments, reconnus par Polanyi lui-même dans des textes posthumes, attestent qu’il existait bien un marché autorégulé et actif en Grèce dès le Ve siècle avant Jésus-Christ. De même, on sait aujourd’hui que dès le VIIe siècle avant notre ère, une véritable économie de marché fonctionnait en Chine.

Bref, j’ai été amené à relativiser le relativisme historique de Polanyi. Il existe en effet une très grande variabilité historique et géographique de l’économie. Aujourd’hui encore, on trouve des poches d’économies fondées sur la réciprocité au sein de l’économie-monde de marché. On assiste également à de très importants va-et-vient dans l’histoire, comme après la chute de Rome où l’économie de marché a mis plusieurs siècles pour commencer à ré-émerger sur l’espace de l’ancien Empire romain.

Mais on ne peut en rester à une simple oscillation entre sociétés marchandes et non marchandes. L’histoire économique n’est pas linéaire, son mouvement est plutôt celui d’une spirale. Il y a des avancées et des reculs, mais les reculs ne ramènent pas au point de départ. Et l’histoire avance globalement dans le sens d’un approfondissement et d’une généralisation de l’économie de marché : l’expansion marchande actuelle est infiniment plus forte qu’elle n’a jamais été. A la fois spatialement et par le nombre et par la qualité des activités qu’elle englobe désormais. C’est un peu comme pour la guerre et la paix : les phases de paix succèdent aux guerres, mais les guerres deviennent de plus en plus meurtrières du fait du " perfectionnement " croissant des armes utilisées.

S’agit-il d’une marchandisation ou plutôt d’une monétarisation croissante ?

Intéressante question en effet, et la réponse n’a rien d’évident. On constate, d’un côté, que des activités comme par exemple l’art, l’enseignement ou même la politique, qui jusque-là échappaient en grande partie à la logique marchande, y sont de plus en plus englobées. Mais dans le même temps, on assiste à une montée des revenus de transfert et de la redistribution. Tandis que la problématique des biens publics et la responsabilité de la puissance publique dans la correction des externalités négatives engendrées par les acteurs privés sont de plus en plus largement admises. En fait, il ne faut sans doute pas opposer la montée du monétaire non marchand et l’approfondissement de l’économie de marché : l’un est la condition de l’autre.

Cela permet d’ailleurs de faire le lien avec la réflexion de Marcel Mauss. Qu’avait-il découvert en étudiant le don et le contre-don dans les peuplades primitives ? Non pas que les sauvages sont charitables et altruistes, comme on le dit souvent, mais que les sociétés archaïques avaient compris qu’une approche purement utilitaire amènerait la dispersion du groupe et menacerait sa survie. Il fallait donc subordonner l’utilitaire à l’obligation d’affichage de la générosité pour affirmer l’unité politique de la communauté.

L’utilitaire joue-t-il réellement un rôle aussi central qu’on le dit aujourd’hui ?

On manque en effet d’analyses fines du phénomène de la consommation marchande, même si des auteurs comme Thorstein Veblen6 ou Mary Douglas7 s’y sont déjà penchés de façon intéressante. Quand on réfléchit au phénomène des marques, par exemple, on constate que la consommation est loin d’être réellement utilitaire et conserve des fonctions proches du don archaïque. On assiste par ce biais à une certaine démocratisation du gaspillage, autrefois réservé aux puissants.

Que pensez-vous de la thèse de René Girard8 selon laquelle cette progression de la monnaie et de l’économie de marché est le moyen qu’a inventé l’humanité pour limiter la " rivalité mimétique " ?

J’éprouve tout d’abord une certaine méfiance à l’égard de l’anthropologie trop unidimensionnelle de René Girard. Au-delà de cette réticence, cette idée réactualise la théorie de Hobbes9 - le contrat social comme moyen de dépasser l’état social belliqueux du Moyen Age dominé par la logique du point d’honneur - ou encore l’idée du " doux commerce " chère à Montesquieu10. Le problème, c’est que pour l’instant, on n’a guère observé que l’approfondissement de l’économie de marché se soit réellement accompagné d’une pacification croissante des relations sociales...

  • 1. Marcel Mauss (1873-1950) : sociologue et anthropologue français, auteur de l’Essai sur le don (1934).
  • 2. John Hicks (1904-1989) : économiste anglais, père du modèle dit IS-LM et de la synthèse néokeynésienne visant à réconcilier Keynes et les économistes classiques.
  • 3. Paul Samuelson : économiste américain né en 1915, conseiller de Kennedy et prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 1970.
  • 4. Aristote (384-322 av. J.-C.) : grand philosophe et naturaliste grecque, auteur notamment de De l’économique.
  • 5. Platon (427-347 av. J.-C.) : grand philosophe athénien, il a été le maître d’Aristote.
  • 6. Thorstein Veblen (1857-1929) : économiste américain d’origine norvégienne, à la pensée très originale. Auteur notamment de The Theory of the Leisure Class (1899).
  • 7. Mary Douglas : anthropologue anglaise née en 1921.
  • 8. René Girard : philosophe français né en 1923 enseignant aux Etats-Unis et spécialiste de littérature, il a développé une théorie de la violence mimétique.
  • 9. Thomas Hobbes (1588-1679) : philosophe anglais, à l’origine de la philosophie politique sur le contrat social. Auteur notamment du Léviathan.
  • 10. Montesquieu (1689-1755) : Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, est à l’origine de la philosophie politique moderne. Auteur notamment de L’esprit des lois.
Propos recueillis par Guillaume Duval

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