Mondialisation et emploi : la longue transition

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La Chine, l'Inde et l'Europe de l'Est ont révolutionné la division internationale du travail. Le point sur les transformations en cours et les avenirs possibles.

ar l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. " Même si elle date de 1848, cette phrase empruntée au Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels ne saurait mieux exprimer notre situation contemporaine : la dynamique et la répartition de l’emploi et des revenus dans le monde sont fortement influencées par les stratégies d’internationalisation des firmes.

De ce point de vue, l’intégration dans le capitalisme mondial de la Chine, de l’Inde et des pays de l’Est de l’Europe représente une véritable révolution. Pour les populations de ces pays au premier chef, désormais parties prenantes d’une mondialisation de l’emploi à laquelle elles apportent une offre de travail sans précédent et dont elles espèrent une source de développement et de réduction massive de la pauvreté. Mais aussi pour les autres pays en développement, souvent submergés par la puissance productive de ces nouveaux arrivants. Enfin, pour les vieux pays industrialisés, comme la France, dont le leadership est remis en cause et pour lesquels cette nouvelle concurrence, à grande échelle, sur les produits industriels et les services crée de fortes inquiétudes quant à leur capacité à fournir demain à leurs travailleurs un emploi décemment rémunéré.

Le grand doublement

L’organisation de la division internationale du travail est ainsi engagée dans une transition qui promet d’être longue et dont l’aboutissement reste incertain quant à la répartition mondiale des gagnants et des perdants. Etat des lieux et tour d’horizon des scénarios possibles.

" La communauté économique mondiale et les décideurs dans les gouvernements et les institutions internationales n’ont pas encore bien compris la transformation économique la plus importante de cette période de mondialisation : le doublement de la force de travail mondiale ", assène Richard Freeman, professeur à Harvard. S’appuyant sur les données de l’Organisation internationale du travail (OIT), il montre qu’avec l’arrivée de la Chine, de l’Inde et de l’ex-URSS dans le capitalisme contemporain, l’offre de travail à disposition sur le marché mondial est passée d’un milliard et demi de personnes à quasiment trois milliards. Un doublement.

L’offre de travail mondiale a doublé

Ces nouveaux arrivants ont apporté une main-d’oeuvre industrielle à bas prix : le coût horaire moyen d’un salarié de l’industrie était à 23 dollars aux Etats-Unis en 2004, 30 dollars dans la zone euro, un peu plus de 8 dollars dans les pays émergents d’Asie de première génération (Corée du Sud, Hongkong, Singapour, Taiwan), 3 dollars au Brésil et... moins d’un dollar en Chine et en Inde. Dans ce dernier pays, un ingénieur débutant dans le secteur des télécoms coûte 7 000 euros... par an.

Certes, un paysan chinois ou un jeune diplômé indien offre un niveau de productivité plus faible qu’un salarié qualifié du Nord. Mais il est tout de même suffisant pour produire de manière compétitive, compte tenu des salaires pratiqués. De quoi répondre aux exigences des entreprises des vieux pays industrialisés qui souhaitent délocaliser une partie de leur production ou sous-traiter des services informatiques ou encore développer une offre locale. Cette concurrence alimente alors une forte pression sur les marchés du travail, un peu partout dans le monde.

Perdants et gagnants au Sud

Les pays du Sud qui se sont spécialisés dans l’industrie textile pour assurer leur insertion internationale ont vite compris, après la suppression des quotas textiles internationaux au 1er janvier 2005, la puissance de la déferlante chinoise et indienne. Le Maghreb, l’Amérique centrale et la Corée du Sud ont le plus souffert de la situation, fortement concurrencés par l’offre de vêtements, de tissus et de fils en provenance de Chine, d’Inde, mais aussi du Bangladesh ou du Sri Lanka.

" L’habillement est une industrie légère où le coût salarial, de 20 % à 35 % des coûts totaux, est important pour la compétitivité. Cela donne un avantage à la Chine, où le salaire horaire est de 0,25 euro, contre 1,2 en Turquie, 0,7 en Tunisie, 0,5 en Roumanie ", explique Jean-Raphaël Chaponnière, expert de l’Agence française de développement1. Européens et Américains, voyant se creuser leurs déficits commerciaux en ce domaine, ont réagi en négociant l’imposition de nouveaux quotas jusqu’en 2008. Ce qui offre également un répit, temporaire, aux autres producteurs du Sud qui n’ont pas d’autre choix que de s’adapter à cette nouvelle donne remettant en cause leur stratégie de développement.

Symétriquement, les populations chinoises et indiennes sont les grandes gagnantes. En Chine, le nombre de personnes touchées par l’extrême pauvreté a diminué de moitié en dix ans, la consommation alimentaire s’améliore rapidement, les produits de consommation durable (téléviseurs, lave-linge, réfrigérateurs...) se diffusent. Entre 1980 et 2005, le revenu moyen par tête a été multiplié par huit. La pauvreté se réduit également en Inde, mais à un rythme encore modéré par rapport à l’accélération de la croissance, ce qui s’explique, d’après Jean-Joseph Boillot, spécialiste de l’économie indienne, par la faiblesse des créations d’emplois et l’importance des inégalités sociales et géographiques. La Chine est encore plus inégalitaire, l’accroissement de la fracture entre ville et campagne se traduisant par un écart de revenus par tête deux fois plus élevé que ce qu’il était il y a vingt ans. Une rapide progression de la richesse donc, mais avec un accroissement des disparités sociales.

La pression sur les salaires

Au-delà de ses effets au Sud, l’entrée de cette nouvelle force de travail provoque également de profonds changements sur les emplois et les revenus au Nord. Il est difficile de mesurer précisément la part des pertes ou des non-créations d’emplois au Nord liées à un approvisionnement accru en provenance des pays émergents ou du fait des délocalisations réalisées sur leurs territoires. On peut néanmoins mettre en avant deux éléments, théorique et empirique. Sur le plan conceptuel, alors que la théorie économique dominante jugeait l’ouverture aux échanges avec le Sud toujours profitable, le consensus est désormais rompu. Et les pertes durables que peuvent subir les vieux pays industrialisés avec l’arrivée de pays comme la Chine sont reconnues (voir encadré page 62). Sur le plan empirique, Patrick Artus, responsable du service de la recherche et des études d’Ixis CIB, note que la baisse des emplois industriels rapportée à celle de la demande intérieure des pays est corrélée à la hausse de la part des importations en provenance des pays émergents et à celle des investissements directs à l’étranger.

De plus, les études économiques convergent dorénavant pour constater que les pays émergents exercent une pression à la baisse sur les salaires au Nord, en nourrissant le chantage à la perte de compétitivité et à la délocalisation. Alors que les banquiers centraux croient généralement par principe aux vertus innées du libre-échange, la Banque des règlements internationaux (BRI), qui les regroupe, explique dans son rapport annuel de juin 2006 que la concurrence des biens et services des pays émergents incite désormais les entreprises du Nord à comprimer les coûts salariaux. La part des salaires recule d’autant plus que " la délocalisation de la production (ou sa menace) a restreint le pouvoir de négociation des travailleurs et des syndicats ", constate ainsi le rapport. Les pays qui, comme la France, disposent d’un salaire minimum régulièrement réévalué, arrivent à limiter les baisses de salaire, mais sont plus touchés par les pertes d’emplois.

Or, selon John Martin, directeur de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l’OCDE, " les coûts d’ajustement sont plus élevés pour les travailleurs victimes de suppressions d’emplois liées à l’évolution des échanges que pour les autres. Aux Etats-Unis comme en Europe, les travailleurs qui perdent leur emploi dans les secteurs d’activité les plus exposés à la concurrence internationale mettent plus de temps à retrouver du travail et subissent des baisses de salaire plus importantes, lorsqu’ils retrouvent un emploi, que les travailleurs d’autres secteurs ".

La solution par le high-tech ?

Que peuvent faire les pays du Nord face à cette situation ? Le discours traditionnel des élites économiques et politiques consiste à réclamer de la protection sociale pour les victimes de la mondialisation et un effort de formation pour renforcer la spécialisation du Nord dans les secteurs intensifs en main-d’oeuvre très qualifiée, laissant aux pays émergents les créneaux intensifs en travail peu qualifié. Si ces deux types de politique paraissent nécessaires, il n’y aucune garantie que la seconde permette aux salariés du Nord de s’inscrire favorablement dans la division internationale du travail de demain. Car les pays émergents comptent bien jouer également un rôle dans les secteurs de haute technologie et dans les services hautement qualifiés, et ils s’y préparent.

Comme le racontait récemment le grand éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman, " quand j’étais enfant, mes parents me disaient : "Tom, termine ton assiette, il y a des Chinois et des Indiens qui meurent de faim". Aujourd’hui, je dis à mes enfants : "Finissez vos devoirs, il y a des Chinois et des Indiens qui veulent vos boulots !" " L’Europe et les Etats-Unis sont en effet de plus en plus dépassés par les efforts éducatifs effectués par les pays asiatiques. Selon un rapport récent de l’OCDE, " durant la seule période de 1995 à 2004, le nombre d’étudiants inscrits à l’université a plus que doublé en Chine et en Malaisie, et a augmenté de 83 % en Thaïlande et de 51 % en Inde "2.

Compte tenu de leur poids démographique, cela représente une masse considérable de diplômés : " en 2005, la Chine produisait déjà 10,8 millions de diplômés du deuxième cycle du secondaire, soit deux fois et demie le nombre atteint dans la zone de l’Union européenne ; ce pays a également dépassé l’Union européenne en ce qui concerne le nombre de diplômés du tertiaire, avec 4,4 millions de diplômés sortant des établissements d’enseignement tertiaire chinois, contre 2,5 millions dans l’Union européenne ", constate l’OCDE. Et à la quantité s’ajoute la qualité : selon la dernière enquête Pisa de l’OCDE sur la capacité des élèves à analyser, raisonner et communiquer efficacement en mathématiques, les jeunes de 15 ans aux Etats-Unis et dans la plupart des grandes économies européennes se situent aux alentours ou en dessous de la moyenne de l’OCDE. A l’inverse, les systèmes éducatifs des six pays de l’Asie de l’Est retenus par l’enquête figurent parmi les dix meilleurs. Compte tenu des tendances actuelles, la Chine produira en 2010 plus de docteurs en science que les Etats-Unis.

Les pays d’Asie, Chine et Inde en tête, fournissent une main-d’oeuvre hautement qualifiée et à faible coût, à un rythme sans cesse croissant. Les multinationales du Nord ne s’y trompent pas : entre 1994 et 2002, la part des pays riches comme destination des dépenses de recherche à l’étranger des multinationales américaines a chuté de 8 points de pourcentage (de 92 % à 84 %), au détriment de l’Europe et du Japon, et au profit principalement de la Chine, de Singapour, de la Malaisie et de la Corée du Sud. D’après une enquête réalisée en 2005 par la Cnuced, la Chine, l’Inde, Singapour et le Brésil apparaissent désormais comme les premiers bénéficiaires de ce mouvement, qui devrait continuer à mettre sous tension les activités et les emplois de recherche dans les pays riches. Même si une partie de ces pays (Etats-Unis, Japon, Royaume-Uni, France) continuera, selon l’enquête, à représenter des territoires de recherches attractifs.

Deux scénarios possibles

La pression exercée par l’Inde et la Chine sur les conditions d’emploi et de rémunération au Nord n’a pas fini de se faire sentir. L’Inde poursuit une stratégie agressive en matière de formation supérieure, s’attachant par exemple à former des ingénieurs francophones pour ne pas se limiter aux marchés anglophones. La Chine forme également du personnel très qualifié à vive allure. Dans le même temps, sa population en âge de travailler va augmenter rapidement jusqu’en 2015, créant ainsi un excédent de main-d’oeuvre rurale prêt à travailler dans le secteur industriel. Ce qui " continuera à peser sur l’évolution des rémunérations des travailleurs peu qualifiés et à favoriser une croissance tirée par la compétitivité des industries manufacturières intensives en travail ", explique Françoise Lemoine, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii).

Deux scénarios sont alors possibles pour l’avenir. Dans le premier, le développement concomitant de la Chine et de l’Inde dans l’industrie et dans les services peu et très qualifiés évince une part croissante des producteurs du Nord du marché mondial et contribue à y détruire un nombre croissant d’emplois. L’importance des réserves de main-d’oeuvre au Sud entraîne une faible progression des salaires pendant plusieurs décennies, ce qui pèse durablement sur les revenus des salariés du Nord. Une petite élite internationalisée s’impose aussi bien chez les émergents que dans les vieux pays internationalisés, et on assiste à une forte progression des inégalités internes au sein de chaque pays. On peut parier sur le développement d’un fort mouvement protectionniste au Nord, tandis que les pays qui restent à l’écart du processus s’enfoncent dans la misère et l’instabilité.

Exportations de technologies de l’information, en milliards de dollars

Mais le pire n’est jamais sûr. Un autre scénario permet d’envisager que si la Chine et l’Inde conquièrent des parts de marché, les pays du Nord conservent le leadership dans certains secteurs de pointe et développent des emplois de services non exposés à la concurrence internationale. Une partie des travailleurs très qualifiés formés dans les pays émergents vient s’installer au Nord. Les innovations technologiques des chercheurs du Sud se diffusent au Nord et réduisent le coût du capital, qui redevient progressivement plus abondant relativement au travail. Les pressions sur les salaires se font plus fortes qu’aujourd’hui en Chine et la demande intérieure y croît, comme cela s’est toujours passé pour les pays qui réussissent leur développement, ce qui diminue la nécessité de conquête des marchés extérieurs et développe les importations. La transition pèsera donc moins, ou moins longtemps, sur l’emploi et les revenus au Nord, tandis que des processus de rattrapage s’enclenchent dans le reste du monde.

Ces deux scénarios ne sont ni exagérément pessimiste pour le premier, ni exagérément optimiste pour le second. Les deux chemins sont plausibles. L’avenir dépendra à la fois de la façon dont les pays riches sauront s’adapter à la nouvelle donne de la division internationale du travail, du rythme auquel les peuples des grands pays émergents, à commencer par les Chinois et les Indiens, sauront faire progresser leurs droits économiques et sociaux, et de la volonté qu’auront les uns et les autres à travailler pour aider les plus pauvres à accéder à leur tour au développement.

Zoom Echanges : les doutes de la théorie économique

Pour la théorie économique dominante, tout le monde gagne à ouvrir ses frontières. Certes, importer des produits d’un autre pays alors qu’on les produisait chez soi fait perdre des emplois ou tire vers le bas les revenus dans le pays le plus riche. Mais comme le pays auquel nous achetons ces biens les produit avec relativement plus d’efficacité que nous, nous allons les acheter moins cher et l’économie entière profitera de ce gain de pouvoir d’achat pour grandir et créer de nouveaux emplois. Un peu d’indemnisations chômage suffit pour gérer la transition.

L’économiste américain Paul Samuelson est l’un de ceux dont les travaux ont le plus fait pour donner un caractère dominant à cette approche. Or, il a publié en 2004 un article dans lequel il propose trois scénarios théoriques. Dans le premier, un pays riche est très en avance sur un pays pauvre. Le pays pauvre produit tout de même avec une efficacité relative plus grande certains produits. Si, par hypothèse, les deux pays étaient en autarcie, ils gagnent tous deux beaucoup à échanger selon le mécanisme décrit ci-dessus. Supposons maintenant, propose Samuelson, que le pays pauvre devienne un pays émergent et qu’il produise avec beaucoup plus d’efficacité qu’avant les biens qu’il a l’habitude d’exporter vers le pays riche. Là encore, les deux pays gagnent à l’échange, démontre l’économiste. Mais imaginons maintenant, troisième scénario, que le pays émergent devienne également très efficace dans la production des biens qu’il avait l’habitude d’acheter au pays riche. Dans ce cas, il n’y a plus de gains réciproques à l’échange : le pays du Sud a connu un développement réussi, et c’est tant mieux pour lui, mais le pays riche s’appauvrit.

Ce troisième scénario a-t-il des chances de se réaliser ? " La réponse à cette question est bien évidemment : oui ", répond Samuelson, rappelant, entre autres exemples historiques, que " l’hégémonie de l’industrie victorienne a été mise en cause par l’irruption des entrepreneurs "yankee", après 1850 ".

  • 1. Voir La lettre des économistes de l’Agence française de développement, janvier 2006.
  • 2. Regards sur l’éducation, OCDE, édition 2006.

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