La nouvelle désinflation compétitive

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Pour rester compétitifs, les pays de la zone euro jouent la carte de la modération salariale et de la concurrence fiscale. Une stratégie du chacun pour soi.

L’inflation ne devrait pas dépasser 2 % dans la zone euro en 2007. Elle pourrait même être inférieure à 1 % en France, selon les prévisions de l’Insee, alors que l’augmentation des prix du pétrole et de nombreuses matières premières importées pouvait faire craindre l’enclenchement d’une nouvelle spirale inflationniste, à l’image de celles qu’avaient suscitées les deux premiers chocs pétroliers. C’est notamment le résultat de la surenchère de politiques désinflationnistes auxquelles se livrent les gouvernements des principaux pays membres de l’Union européenne, et singulièrement les grands pays de la zone euro, Allemagne en tête.

Les ingrédients de cette course à la compétitivité sont bien connus : modération salariale et concurrence fiscale sont censées permettre aux entreprises des pays concernés de reconquérir les parts de marché perdues à l’exportation. En cause, les excès des années passées : augmentations excessives des coûts salariaux unitaires* et des dépenses publiques, entraînant la persistance de déficits publics " excessifs " (au sens du pacte de stabilité) et l’accumulation de dettes publiques dénoncées comme la transmission, pour cause de choix irresponsables, d’un fardeau sur les épaules des générations futures. A quoi s’ajoutent plus spécifiquement, chez nos voisins d’outre-Rhin, les excès découlant de la gestion de la réunification et, chez nous, ceux dus à la réduction du temps de travail. La modération salariale est aujourd’hui si ancrée dans les esprits qu’elle s’apparente, en Allemagne notamment, à une véritable glaciation salariale ; la progression des salaires nominaux est pratiquement nulle depuis plusieurs années (voir graphique page 50).

La compétitivité externe, aiguillon et prétexte

Bien qu’en partie imputable à la hausse sensible des prix de l’énergie, dont l’Union européenne est grande importatrice, la dégradation des soldes extérieurs de nombreux pays européens au cours des années récentes - à la notable exception de l’Allemagne - a souvent été interprétée comme le signe d’une perte de compétitivité des économies européennes. Ce diagnostic est fondé sur le fait que plusieurs de ces pays, dont la France et l’Italie, ont perdu des parts de marché à l’exportation. Certes, dans le contexte de la mondialisation, l’exigence de compétitivité est plus grande que jamais pour des économies menacées par la montée des concurrences chinoise, indienne, etc., y compris sur leurs domaines traditionnels d’excellence. Mais, à supposer que la compétitivité-prix et donc les coûts relatifs de production constituent bien un élément déterminant de telles évolutions, il ne s’ensuit pas que les politiques privilégiant la réduction des coûts salariaux soient le seul moyen de reconquérir le terrain perdu. Le diagnostic de compétitivité est en effet complexe : certes, il fait intervenir les coûts de production, mais aussi les spécialisations, le positionnement géographique des exportations, les capacités d’innovation, de réaction aux changements de la demande étrangère, etc.

Zoom Les " petits " favorisés par rapport aux " grands "

Les coûts et les bénéfices des stratégies compétitives ne sont pas les mêmes pour les " petits " et pour les " grands " pays. En effet, les premiers sont généralement très ouverts sur le reste du monde, en termes d’échanges commerciaux, mais aussi en termes de flux financiers et d’investissements directs étrangers (IDE). Les seconds le sont beaucoup moins et dépendent au contraire davantage de leur demande intérieure, notamment de la consommation de leurs résidents.

Lorsqu’ils recourent à une stratégie de modération salariale ou autre instrument de réduction des coûts de production des entreprises installées sur leur territoire, les gouvernements des " petits " pays peuvent ainsi escompter un effet compétitif substantiel sur les exportations, dont la part dans les débouchés des entreprises nationales est importante. Mais ils peuvent également espérer des conséquences favorables en termes d’attractivité du territoire national pour les IDE, donc des effets fortement positifs sur l’emploi. Tandis que la faiblesse probable de la demande intérieure, due aux maigres gains de pouvoir d’achat et à la rigueur budgétaire, compte relativement peu pour les principales entreprises résidentes.

Evolution du taux d’ouverture des pays européens, en %

A l’inverse, lorsqu’un " grand " pays, moins ouvert sur le reste du monde, adopte ce type de stratégie, il ne peut espérer que des gains plus modestes sur les exportations et aussi sur les IDE entrants ou les délocalisations d’entreprises, du moins en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). Et les conséquences négatives sur la demande intérieure seront généralement plus dommageables à la croissance.

Deux autres stratégies de compétitivité sont, au moins en théorie, envisageables : la première consisterait à favoriser la croissance de la productivité du travail de manière à permettre de concilier des salaires élevés avec une maîtrise - voire une baisse - des coûts unitaires de production. Cette option correspond, peu ou prou, aux objectifs généraux affichés dans la stratégie de Lisbonne : faire de l’Europe l’économie basée sur la connaissance la plus compétitive, etc. Mais, faute de volonté politique, d’institutions efficaces permettant la prise de décisions collectives, donc faute de moyens, cette stratégie ambitieuse est aujourd’hui largement abandonnée, ou plutôt réduite à l’affirmation - souvent incantatoire - de quelques priorités en matière de dépenses de recherche ou de créations d’emplois.

La seconde stratégie possible impliquerait d’agir sur le taux de change, afin de modifier les prix et les coûts relatifs des biens produits dans la zone euro. Elle se heurte, elle aussi, aux blocages nés de la configuration institutionnelle, ou plutôt du choix politique fait collectivement de laisser la Banque centrale européenne (BCE) entièrement libre d’influencer - ou non - le taux de change externe de l’euro. Dès lors, la forte appréciation de la monnaie unique est subie passivement. La BCE la considère en effet comme un atout dans la poursuite de son objectif prioritaire de stabilité des prix, puisqu’elle réduit les conséquences inflationnistes des hausses de prix des produits importés. De ce fait, les gouvernements des pays membres ne peuvent que chercher à adapter leurs économies nationales à ce qui apparaît alors comme une nouvelle forme de la contrainte extérieure.

Dans ce contexte, les gouvernements nationaux des pays membres de la zone sont pour la plupart tentés par les stratégies compétitives individuelles. Le cavalier seul se révèle la seule voie praticable faute de volonté commune.

Chacun pour soi

Cette stratégie est éminemment non coopérative, dans la mesure où une partie de ses fruits est obtenue aux dépens des partenaires. Mais la désinflation compétitive est la réponse la plus commode aux difficultés rencontrées par les économies nationales. En effet, celles-ci sont en grande majorité relativement ouvertes aux échanges, notamment commerciaux, avec leurs voisins et avec le reste du monde, et soumises à la menace des délocalisations d’activités productives.

De telles stratégies compétitives ont déjà été fréquemment utilisées dans le passé en Europe. Les gouvernements nationaux mobilisaient les dévaluations compétitives pour améliorer la compétitivité relative de leur économie nationale : elles permettaient de réduire instantanément les coûts relatifs de production sur le territoire national. Puis ils se sont mis à utiliser la désinflation compétitive, en faisant pression sur les coûts salariaux pour réduire les prix relatifs des biens produits dans l’économie nationale, tout en maintenant fixe le taux de change nominal de leur monnaie. L’expression fut employée en particulier pour caractériser les stratégies macroéconomiques de la fin des années 80, notamment celle de la France après 19861.

Le succès de ces deux stratégies, tant en termes de solde des échanges commerciaux qu’en termes de croissance économique et d’emploi, dépend crucialement de l’absence de " représailles " de la part des partenaires : les résultats étant partiellement obtenus au détriment de ces derniers, ils sont d’autant plus favorables que l’économie qui s’engage dans cette voie demeure la seule à y recourir. La désinflation compétitive est généralement moins rapide et plus douloureuse que la dévaluation, notamment parce que la modération salariale ne peut, le plus souvent, être atteinte qu’après une augmentation du chômage. En outre, elle a des effets d’autant plus bénéfiques sur l’économie nationale que celle-ci est plus ouverte aux échanges extérieurs, caractéristique généralement associée aux " petites économies ouvertes " (voir encadré).

Aujourd’hui privées des armes de la politique monétaire et de la dévaluation, du fait de leur appartenance à une zone monétaire unifiée, les autorités nationales des pays membres de la zone euro n’ont pas pour autant renoncé à la désinflation compétitive. Celle-ci s’exerce à taux de change nominal parfaitement fixe, tout en agissant néanmoins sur les taux de change réels par les politiques de réforme structurelle des marchés du travail, par la modération salariale et par la manipulation des prélèvements obligatoires (voir encadré).

Zoom Le moins-disant fiscal et social allemand

Outre les politiques salariales et les réformes structurelles des marchés du travail, les stratégies compétitives peuvent aussi recourir à divers instruments fiscaux ou parafiscaux. C’est la concurrence fiscale et sociale. L’exemple des choix faits récemment en la matière par l’Allemagne permet d’en illustrer les modalités. En augmentant de 16 % à 19 % le taux normal de sa TVA au 1er janvier 2007, l’Allemagne améliore la position compétitive de ses entreprises.

En premier lieu, la hausse de TVA s’appliquant à toutes les importations, mais pas aux exportations des entreprises allemandes, qu’elles soient intracommunautaires ou vis-à-vis du reste du monde, les prix relatifs en sont directement affectés, du moins si cette hausse est intégralement répercutée sur les prix de vente : elle équivaut alors précisément à une dévaluation de la monnaie, dont le coût est supporté entièrement par les consommateurs allemands. En second lieu, une part des recettes de cette hausse de TVA étant affectée à une réduction de deux points des charges sociales patronales, les coûts relatifs de production des entreprises installées en Allemagne s’en trouvent allégés.

En outre, le gouvernement allemand a annoncé, en novembre 2006, son intention d’abaisser le taux facial de l’impôt sur les bénéfices des sociétés (l’impôt sur les sociétés, dans la terminologie française) de 40 % actuellement à 25 % en 2008. De plus élevé de l’Union européenne aujourd’hui, il passerait ainsi à une position plus favorable du point de vue de l’attractivité fiscale, en dessous notamment du taux français, à présent de 33,33 %.

Dans la plus pure logique des stratégies compétitives non coopératives de course vers le bas, ou moins-disant fiscal, la riposte n’a guère tardé : dans ses voeux aux " forces vives de la nation ", le président de la République française annonçait, à son tour, en janvier 2007, sa volonté de voir le taux de l’impôt français sur les sociétés atteindre 20 % dans cinq ans...

Longtemps confinée à quelques " petits " pays, cette option a été délibérément choisie par l’Allemagne. C’est un " grand " pays à l’échelle de la zone euro, mais en même temps une économie très ouverte : le poids du commerce extérieur par rapport à son produit intérieur brut (PIB) se rapproche de plus en plus de celui des " petits " pays. De plus, l’Allemagne est directement concernée par les menaces de délocalisations, notamment vers les pays frontaliers d’Europe centrale et orientale, eux aussi membres de l’Union ; elle est donc très soucieuse de préserver sa place de premier exportateur mondial.

Cette stratégie est apparemment gagnante à court terme au vu de la croissance de 2,5 % retrouvée l’an dernier. Elle s’opère, en partie au moins, aux dépens des partenaires européens de l’Allemagne dont les déficits se creusent vis-à-vis de ce pays. Son succès durable dépendra de la force d’entraînement des exportations sur le reste de l’économie et, à terme, de la capacité des entreprises allemandes à distribuer à nouveau du pouvoir d’achat, pour soutenir la demande intérieure. Soit grâce à une création soutenue d’emplois stables, soit en sortant enfin de la " glaciation salariale ".

  • 1. La désinflation compétitive, le Mark et les politiques budgétaires en Europe, par Anthony B. Atkinson, Olivier J. Blanchard, Jean-Paul Fitoussi, John S. Flemming, Edmond Malinvaud, Edmund S. Phelps et Robert S. Solow, éd. du Seuil, 1992.
* Coûts salariaux unitaires

coûts salariaux corrigés de la hausse de la productivité.

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