L’ascenseur social est-il bloqué ?

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La société française n'est pas immobile, mais l'ascenseur social fonctionne moins bien qu'hier.

En 2003, 58 % des ouvriers âgés de 40 à 59 ans étaient fils d’ouvriers, 18 % fils d’agriculteurs et seulement 2 % fils de cadres supérieurs, selon une étude récente de l’Insee1. Chez les agriculteurs, l’hérédité sociale est encore plus forte : 9 agriculteurs sur dix sont fils d’agriculteurs. De même, 46 % des fils d’ouvriers sont devenus ouvriers et 10 % seulement cadres alors que ces derniers représentent désormais le double parmi les actifs. Il serait cependant inexact d’en déduire que la société française est figée.

Malgré la montée du chômage et le ralentissement de la croissance, l’emploi continue de se transformer rapidement sous l’effet de très nombreux facteurs (innovation, modes de vie, localisation des activités, etc.), avec, principalement, le développement spectaculaire du secteur des services. Conséquence : de profondes modifications de la structure sociale ; en 2003, deux tiers des hommes n’occupent pas une position sociale identique à celle de leurs pères.

Mobilité structurelle et mobilité nette

On distingue deux formes de mobilité sociale2. Tout d’abord, une mobilité dite " structurelle " parce qu’elle résulte du changement de la structure des emplois : la diminution de l’emploi agricole suffit en effet à entraîner une diminution de la proportion de fils d’agriculteurs qui demeurent agriculteurs... Et, d’autre part, une mobilité " nette " (appelée aussi " fluidité sociale ") : celle qui ne résulte pas des transformations économiques globales, mais des parcours individuels. C’est cette seconde forme de mobilité qui permet de mesurer s’il y a ou non une certaine égalité des chances au sein d’une société.

Zoom Egalité et équité vont de pair

Les sociétés occidentales acceptent des niveaux relativement élevés d’inégalités. Plus personne ou presque ne réclame par exemple des salaires égaux pour tous. Peu de gens contestent la façon dont le système éducatif évalue les élèves et produit ainsi de l’inégalité. L’égalité demeure pourtant une valeur fondamentale dans nos sociétés, mais surtout sous la forme de l’équité ou de l’égalité des chances. Pour que des inégalités puissent être jugées comme " justes ", il faut en effet que le fonctionnement de la société permette que chacun, suivant son talent, son travail ou sa volonté, puisse accéder à n’importe quelle position sociale. Autrement dit, les possibilités de mobilité sociale jouent un rôle central dans la construction de la cohésion sociale.

En théorie, on pourrait donc concevoir une société juste, marquée par des inégalités importantes, mais où chacun aurait eu les mêmes chances au départ. C’est le mythe de la société américaine, où l’on accepterait de grandes inégalités au nom d’une forte mobilité. En pratique, on constate que l’Amérique est non seulement une société très inégalitaire, mais aussi que la mobilité sociale y est bien plus faible que dans beaucoup d’autres sociétés1 !

Pour accroître la mobilité sociale, rien ne semble plus efficace finalement que de réduire le nombre d’échelons à gravir, et partant les inégalités de revenu et d’éducation. Une société peu hiérarchique a beaucoup plus de chances de respecter les critères d’équité en favorisant la mobilité et en réduisant l’impact des déclassements aux conséquences désastreuses2. Au-delà, ces sociétés diminuent les tensions sociales, alimentées par des écarts trop importants de niveaux de vie, tout en se révélant d’ailleurs efficaces d’un point de vue économique, au vu des exemples des sociétés scandinaves.

  • 1. Voir " American Exceptionalism in a New Liht ", coll. Memorandum n°34/2005. Département d’économie de l’université d’Oslo.
  • 2. Voir " Quand l’ascenseur social descend : les conséquences individuelles et collectives du déclassement ", par Camille Peugny, rapport pour la Mire, décembre 2006.

Cette mobilité nette n’est pas négligeable : en 2003, elle avait concerné 40 % des hommes et représentait donc près des deux tiers de la mobilité sociale totale. On est pourtant loin de l’égalité des chances : " En considérant deux hommes pris au hasard, l’un issu d’une famille de cadre, l’autre d’origine ouvrière, le premier a huit chances sur dix d’occuper une position sociale supérieure ou égale à celle du second ", remarque l’Insee.

Depuis un quart de siècle, l’ascenseur social n’est donc pas bloqué, mais il a un peu ralenti sa vitesse de montée. Entre 1977 et 2003, la part des hommes qui occupent une position sociale différente de celle de leur père est passée de 57 % à 65 %. Mais cette évolution résulte pour l’essentiel des changements dans la structure des emplois après le second choc pétrolier. La mobilité sociale nette a augmenté de 37 % à 43 % du total de la mobilité sociale entre 1977 et 1993, mais elle a diminué ensuite pour revenir à 40 % en 2003. Entre 1977 et 2003, la probabilité qu’un fils de cadre occupe une position sociale supérieure à celle d’un fils d’ouvrier a même légèrement augmenté, passant de 74 % à 78 %.

Mobilités professionnelles

Autre forme de mobilité sociale : celle qui intervient au cours de la vie professionnelle. " Les changements de groupe social en cours de carrière sont plus fréquents qu’au début des années 90 ", indique Olivier Monso, de l’Insee, dans une étude récente3. 20 % des actifs occupés en 1998 avaient changé de groupe socioprofessionnel en 2003. Alors que cette proportion n’était que de 12,5 % entre 1980 et 1985. La seule mobilité ascendante (vers une position sociale supérieure) est passée de 9,7 % à 13,2 % pour la même période chez les hommes et de 6,6 % à 9,7 % chez les femmes. Pour Olivier Monso, " la "filière technique" de promotion continue d’occuper un rôle notable dans les trajectoires de mobilité masculine " : quand on est ouvrier, on continue à pouvoir devenir technicien ou contremaître.

L’étude menée par Olivier Monso montre en particulier que la mobilité progresse pour les 30-34 ans. Entre 1998 et 2003, elle a concerné un actif sur trois de cet âge, contre un sur cinq au début des années 80. Mais, pour lui, il s’agit davantage de rattrapage que d’ascension sociale à proprement parler : " Cette forte hausse est sans doute le signe, pour les jeunes, de recrutements effectués de plus en plus souvent au-dessous du niveau de compétence, ces déclassements étant compensés ensuite par des promotions vers des métiers plus en accord avec la formation initiale. " En outre, si l’on se contente d’observer la situation des 40-59 ans, on observe plutôt un recul. En 1993, un tiers des hommes qui avaient commencé leur carrière comme ouvriers étaient devenus cadres ou professions intermédiaires ; en 2003, cette proportion s’était réduite à un quart. Les effets de la crise de l’emploi sur la mobilité sociale ne peuvent se mesurer qu’à très long terme : on ne commence qu’à en voir les premiers signes et ce n’est que dans une dizaine d’années que l’on pourra dresser un bilan plus clair.

L’évolution déterminante des niveaux de vie

Au-delà de la mobilité sociale au sens strict, le ralentissement de la croissance contribue aussi à accroître l’impression de blocage de l’ascenseur social. Le sociologue Louis Chauvel a ainsi montré comment le ralentissement des hausses de pouvoir d’achat entre les années 50 et les années 80 avait " éloigné " les groupes sociaux4. Au milieu des années 50, les ouvriers pouvaient espérer atteindre le niveau de vie des cadres à un moment donné, une trentaine d’années plus tard. En 1985, cette durée était passée à... 370 ans, pour revenir à 150 ans en 1998.

Il ne s’agit pas de mobilité sociale à proprement parler, mais l’évolution des niveaux de vie conditionne la perception que l’on a de la dynamique de la société. Concrètement, de nombreux parents voient que leurs enfants, même s’ils ne sont pas tous en situation précaire ou au chômage, n’arrivent pas à rééditer des parcours d’ascension sociale similaires aux leurs. Les Trente Glorieuses avaient en effet permis à une frange importante de la population française issue de milieux modestes (milieu rural, main-d’oeuvre immigrée notamment) d’accéder au statut de catégories moyennes et à un relatif confort de vie. C’est moins le cas aujourd’hui.

  • 1.  " En un quart de siècle, la mobilité sociale a peu évolué ", Données sociales, Insee, éd. 2006. Disponible sur www.insee.fr
  • 2. L’Insee continue à ne mesurer que la mobilité des fils vis-à-vis des pères. En effet, la relative faiblesse du taux d’activité des mères rend encore difficile les comparaisons mère-fille. Et les comparaisons père-fille intègrent non seulement les effets de la mobilité sociale mais aussi ceux des inégalités hommes-femmes.
  • 3.  " Changer de groupe social en cours de carrière ", Insee première n°1112, déc. 2006.
  • 4.  " Le retour des classes sociales ", Revue de l’OFCE n°79, 2001.

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