La nouvelle donne du commerce mondial

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La montée des pays émergents, le blocage de l'OMC et l'explosion des traités bilatéraux mettent à mal la régulation du commerce mondial.

Depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 2000, le commerce international était organisé dans un cadre multilatéral sous l’égide conjointe des grandes puissances économiques, Etats-Unis d’abord, bientôt rejoints par l’Europe et le Japon. Les premières années du nouveau siècle ont changé la donne. Les pays émergents, devenus puissances commerciales, font entendre leur voix dans les enceintes multilatérales, ce qui pousse au statu quo, un accord devenant de plus en plus difficile à trouver. De plus, la fonction d’arbitre des conflits commerciaux dévolue à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est en crise. La recherche de compromis globaux cède donc la place à des rapports de force bilatéraux et à l’expression brute du pouvoir de marché.

L’Afrique du Sud et le Brésil ont été les premiers pays émergents à faire entendre leur voix. Ils ont ainsi remis en cause les accords internationaux sur le droit de la propriété intellectuelle qui les empêchaient de copier les molécules des traitements anti-sida. Au-delà de ce dossier, le Brésil s’est rapidement imposé comme le leader d’un groupe de pays du Sud prêts à défendre leurs intérêts commerciaux face aux pays riches. Leur front uni a mis fin à la conférence de Cancún de septembre 2003, lorsqu’il s’est avéré que les Etats-Unis et l’Europe n’étaient pas prêts à faire des concessions supplémentaires en matière de réduction des subventions et des droits de douanes dans le domaine agricole. Cette opposition a contribué, pour les mêmes raisons, à arrêter en juillet 2006 les négociations en cours du cycle de Doha. Le premier pouvoir acquis par les pays émergents est donc celui de bloquer la machine, d’imposer un statu quo.

Mais ils acquièrent aussi de plus en plus la capacité de remettre en cause les compromis passés. Le Brésil, classé parmi les premiers producteurs et exportateurs de sucre, de café, d’oranges, de bovins, de soja, d’huiles végétales, de poulet, de porc, etc., en est le meilleur exemple. Dans le cas du sucre, le géant sud-américain a été le premier responsable de la chute internationale des prix en poussant les feux de sa production. Afin de continuer à faire vivre son secteur, le pays a porté plainte contre les subventions sucrières européennes devant l’OMC et obtenu gain de cause en 2005. Un résultat qui a forcé l’Union européenne à remettre en cause sa politique agricole en ce domaine, comme le différend gagné par le Brésil contre les Etats-Unis contraint ces derniers à devoir remettre en cause leur politique de subventions aux producteurs américains de coton.

Ces victoires ne traduisent cependant pas une revanche du Sud sur le Nord. Le démantèlement des subventions aux exportations européennes de sucre ne profitera pas aux autres pays producteurs du Sud, bien moins compétitifs que le Brésil ; il pénalisera même les pays africains puisque la baisse des prix européens garantis du sucre les concernait également. Les grands pays émergents contribuent donc, eux aussi, à l’expression brute du pouvoir de marché.

L’arbitre mal en point

L’affaiblissement de la régulation commerciale multilatérale se traduit également par celui de l’Organe de règlement des différends (ORD) : cette puissante institution faisait la spécificité et la force de l’OMC parmi les institutions internationales. L’ORD souffre cependant depuis le départ d’un manque de légitimité politique. Il est suspecté a priori de toujours trancher les différends commerciaux en donnant la priorité à la libre circulation des échanges et des investissements au détriment d’autres valeurs comme la santé publique, la protection de l’environnement ou le respect des droits des travailleurs dans le monde. Dernier exemple en date : sa décision, à la fin septembre 2006, de condamner le blocage par l’Union européenne des importations d’organismes génétiquement modifiés (OGM). De telles décisions l’exposent à la contestation, voire au rejet.

Ensuite, comme l’ont montré John H. Barton et ses collègues dans une analyse originale1, ses décisions limitent la flexibilité d’interprétation des textes fondateurs de l’OMC en levant progressivement leurs ambiguïtés. Remettant donc en cause les compromis politiques qui peuvent s’y glisser. Par exemple, des pays connaissant une montée rapide des importations de tel ou tel produit peuvent, selon les traités, recourir à des " clauses de sauvegarde " pour élever des barrières protectionnistes temporaires. Mais ils ne peuvent le faire que si cette forte croissance des importations résulte d’" événements imprévus ". En pratique, toute augmentation rapide des importations était généralement jugée comme le résultat d’événements imprévus. Or, les décisions de l’ORD ont conduit à préciser que le gouvernement doit désormais apporter la démonstration de cette non prévisibilité. En étant à cheval sur les principes, les juges de l’ORD ôtent de la flexibilité politique à la régulation commerciale internationale et contribuent à cristalliser les oppositions.

Zoom L’échec du cycle de Doha

L’ancien commissaire européen Pascal Lamy va-t-il rester dans l’histoire comme le premier directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à n’avoir pas réussi à boucler un cycle de négociations commerciales internationales ? Depuis que le Gatt (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, en français), créé en 1947, puis l’OMC, fondée en 1994, tiennent les rênes de la régulation du commerce international, toutes les négociations entamées ont abouti. Or, la conclusion du cycle de Doha, démarré en 2001, paraît bien mal partie. Du fait de la marginalisation croissante de l’OMC comme lieu de compromis commerciaux au profit des traités bilatéraux de commerce, mais aussi à cause des promesses non tenues d’un cycle censé produire de nouvelles règles commerciales favorisant le développement des pays du Sud.

Les dernières projections réalisées sur la base des compromis possibles montrent en effet que le Sud, dans son ensemble, gagnerait moins d’un centime d’euro par personne à la mise en oeuvre de ces règles nouvelles. Celles-ci permettraient une diminution du nombre de pauvres (ceux vivant avec moins de 2 dollars par jour) de 6,2 millions de personnes seulement, soit 0,3 % du total des pauvres des pays en développement. Pire : les pays riches y gagneraient deux fois plus de revenus que les pays pauvres et 25 fois plus par habitant. Belle avancée en faveur du Sud !

Après l’arrêt des négociations en juillet dernier, Pascal Lamy a relancé des discussions techniques en novembre et le mois de janvier 2007 a été marqué par une intense activité diplomatique. Qui n’a pas abouti.

Enfin, les traités bilatéraux de commerce qui se multiplient prévoient souvent des instances ad hoc de règlement des conflits. Par exemple, dans le traité entre les Etats-Unis et l’Australie, il est précisé que les deux pays pourront régler leurs problèmes de matière bilatérale, y compris pour les sujets du ressort des règles de l’OMC. Un ensemble de jurisprudence se développe donc en parallèle un peu partout dans le monde, sans qu’une hiérarchie claire soit établie, ouvrant la porte à des interprétations divergentes et à la confusion. Remise en cause comme lieu de compromis politique et comme arbitre, l’OMC est désormais une organisation internationale au pouvoir en berne.

La montée du bilatéralisme

La crise dont elle est victime est amplifiée par la multiplication des traités de commerce bilatéraux. Leur nombre a commencé à croître à partir du milieu des années 90, mais ils se sont véritablement multipliés depuis le début des années 2000. Et ils sont largement répandus : début 2007, à part la Mongolie, tous les pays membres de l’OMC en ont signé au moins un ! Les Etats-Unis et les pays asiatiques en sont les principaux promoteurs, mais l’Union européenne a décidé en octobre 2006 d’en faire désormais, elle aussi, une priorité politique.

Ces traités remettent en cause la " clause de la nation la plus favorisée ", un des piliers de la régulation commerciale internationale : si un pays accorde une faveur commerciale à un autre, il est obligé de l’accorder à tous les membres de l’OMC. Certes, les textes permettent des exceptions, notamment l’octroi de préférences commerciales réservées à certains pays en développement. Mais avec les accords bilatéraux, l’exception devient la norme : les échanges entre tel et tel pays sont favorisés au détriment des autres.

Ce genre d’accord met également à bas le multilatéralisme de l’OMC, dont tous les membres sont, en droit au moins, égaux dans la négociation. C’est désormais l’expression brute des rapports de force commerciaux qui devient de rigueur. Un rapport du Congrès américain reconnaissait ainsi en avril 2006 que, " à l’opposé des négociations traditionnelles où les partenaires acceptent des concessions réciproques, dans cette approche, les Etats-Unis utilisent des menaces de rétorsion, généralement sous la forme de restriction d’accès au vaste marché américain pour les partenaires commerciaux concernés, afin d’obtenir une ouverture des marchés aux expsortations américaines ". On ne saurait être plus clair !

Et ça marche : par exemple, dans l’audiovisuel, secteur sensible sur le plan politique, les Etats-Unis ont obtenu une ouverture des marchés de la part de 14 pays qui avaient refusé de s’engager sur ce terrain dans le cadre l’OMC. Résultat : les grandes puissances commerciales, y étant plus efficaces, privilégient ces accords, tandis que les pays émergents, sachant qu’ils devront donner plus lors des négociations bilatérales, sont incités à faire moins de concessions dans le cadre d’une OMC, laquelle se trouve alors marginalisée. Le commerce mondial est un domaine de la mondialisation en panne de régulation.

  • 1. Voir The Evolution of the Trade Regime. Politics, Law and Economics of the Gatt and the WTO, par J. H. Barton, J. L. Goldstein, T. E. Josling et R. H. Steinberg, Princeton University Press, 2006.

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