Théorie néoclassique : les débuts d’une domination

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La théorie néoclassique n'a eu de cesse, depuis la fin du XIXe siècle, de monter en puissance. Jusqu'à s'affirmer comme la nouvelle orthodoxie économique. Histoire d'une ascension.

L’économiste américain Thorstein Veblen a été le premier à utiliser le terme " néoclassique ", en 19001. Il qualifiait ainsi les défenseurs d’une nouvelle conception de la valeur proposée dans les années 1870 par Stanley Jevons en Angleterre, Carl Menger en Autriche et Léon Walras en Suisse. Depuis lors, la théorie néoclassique n’a cessé de gagner de l’influence dans les milieux universitaires et représente l’approche économique dominante aujourd’hui. Comment est née cette domination ?

Les néoclassiques renversent les classiques

Pour certains, les auteurs classiques sont des précurseurs un peu naïfs de la théorie néoclassique. La position dominante acquise par cette dernière s’expliquerait alors par sa supériorité scientifique. Cette vision implique toutefois que les théories antérieures soient devenues obsolètes et que nulle théorie nouvelle n’ait émergé en dehors du cadre néoclassique. Aucune de ces deux conditions n’est vérifiée. D’une part, les écoles inspirées par David Ricardo, l’un des classiques, et par Marx existent toujours. Ainsi, s’il est incontestable que les rapports de force entre les différentes écoles évoluent, ce n’est pas selon un schéma d’élimination progressive des unes par les autres. D’autre part, de nouveaux courants (post-keynésiens, régulationnistes...) ont vu le jour. Les théories économiques ne se succèdent pas mais coexistent.

Zoom Les évolutions récentes de la théorie néoclassique

Le capitalisme a beaucoup changé depuis un siècle. Le poids de l’Etat est devenu très important dans l’économie, ainsi que celui des grands groupes et des réseaux industriels. D’où des besoins d’organisation, de coordination, directement ou par la réglementation, dont les théoriciens néoclassiques ne pouvaient se désintéresser.

Leur attention s’est donc portée sur la recherche des règles qui permettent d’atteindre un objectif donné. L’accent est alors mis sur l’information dont peuvent disposer les uns et les autres, ainsi que sur leurs croyances concernant leurs réactions mutuelles. D’où un regain d’intérêt pour la théorie des jeux, qui propose justement une réflexion sur ce genre de questions.

Parallèlement, la mouvance la plus libérale parmi les théoriciens néoclassiques s’est proposée d’étendre sa grille de lecture aux domaines non marchands de la vie sociale. Elle a ainsi donné naissance à des économies du mariage, de la famille, du crime, du bureaucrate, du vote, etc., qui suscitent toutefois des réserves importantes, y compris chez bon nombre de néoclassiques.

Enfin, une nouvelle macroéconomie, dans laquelle les choix d’un unique agent sont censés représenter ceux de l’économie tout entière, a vu le jour dans les années 70. Bien qu’ayant donné lieu à un grand nombre de publications, elle est, elle aussi, loin de faire l’unanimité chez les néoclassiques. Mais elle permet de raconter des fables imputant la crise au rôle perturbateur de l’Etat. Son succès a d’ailleurs coïncidé avec l’offensive politique menée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher.

Plus prosaïquement, la théorie néoclassique s’est imposée car elle permettait d’éliminer les aspects les plus subversifs de la théorie classique. Smith, Ricardo et Marx s’intéressaient surtout à la répartition du produit entre les classes sociales et aux conditions générales de la croissance capitaliste sur longue période. La théorie néoclassique abandonne l’analyse en termes de classes, pour mettre l’accent sur les comportements individuels, l’étude de l’échange l’emportant sur celle de la production. Une des conséquences est l’abandon de la valeur travail. Celle-ci posait problème au niveau théorique, mais aussi au niveau pratique puisque Marx en avait tiré des conclusions critiques de l’économie politique et du capitalisme - en introduisant notamment le thème de l’exploitation. La nouvelle approche présentait donc une alternative à une théorie devenue subversive.

Il est vrai que Jevons, Menger et Walras ne connaissaient pas les thèses de Marx, mais la génération suivante (Böhm-Bawerk, Pareto, etc.) employa explicitement la nouvelle théorie contre le marxisme. Comme le reconnaît l’historien de la pensée économique Mark Blaug, " c’est la diffusion du marxisme et du fabianisme à partir de 1880 qui donna un intérêt social et politique à la théorie subjective de la valeur "2. Cet intérêt a indéniablement contribué à ce qu’elle devienne progressivement la théorie dominante.

Une répartition juste et efficace

Les premiers théoriciens néoclassiques ont mis l’accent sur l’échange mutuellement avantageux. Il n’était cependant pas possible de négliger indéfiniment la production. L’extension du raisonnement au cas du producteur a conduit à la conclusion suivante : à l’équilibre, la rémunération des facteurs de production, celui du capital comme celui du travail, correspond exactement à leur contribution à la production. Il n’est plus question d’exploitation ou de rapport de force entre salariés et capitalistes. Chacun recevant ce qui lui est dû, la répartition qui en résulte serait juste. En outre, elle serait efficace car tout le capital et tout le travail seraient employés au mieux, de manière optimale.

Cette vision harmonieuse de la société a joué un rôle indéniable dans le succès de la théorie néoclassique. De plus, celle-ci se prête bien à la formalisation mathématique, elle-même garante d’un certain prestige académique. Mais cela n’explique pas tout. Augustin Cournot avait publié dès 1838 un ouvrage d’économie recourant largement aux mathématiques, ouvrage qui passa pourtant relativement inaperçu à l’époque.

L’explication par le contexte

Pour comprendre comment la théorie néoclassique s’est affirmée comme la nouvelle orthodoxie économique, il faut revenir sur le contexte dans lequel elle est apparue. Sur ce point, on peut rappeler les raisons invoquées par Marx, en 1873, pour expliquer pourquoi Ricardo est le dernier grand représentant de l’économie politique classique : " C’est en 1830 qu’éclate la crise décisive. En France et en Angleterre, la bourgeoisie s’empare du pouvoir politique. (...) Désormais, il ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital "3. L’histoire des idées n’est pas indépendante de l’histoire des faits.

De fait, les thèses de Ricardo étaient dirigées contre les Corn Laws (les lois interdisant l’importation de blé), c’est-à-dire contre les intérêts des propriétaires terriens. La théorie classique était apparue au XVIIIe siècle en même temps qu’un nouveau groupe social : les industriels capitalistes. A partir du moment où ce groupe est devenu dominant, il n’y avait plus besoin d’une arme contre les intérêts fonciers : en 1846, les Corn Laws ont été abrogées et la théorie classique avait joué son rôle.

La victoire des néoclassiques fut ensuite très progressive. D’autres courants (historicistes et institutionnalistes) sont restés importants durant plusieurs décennies (voir page 12). La théorie néoclassique s’est véritablement imposée après la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion des Etats-Unis, en particulier du ministère de la Défense qui a largement subventionné la recherche universitaire mathématique en économie. Kenneth Arrow, George Dantzig, Tjalling Koopmans, Herbert Scarf et de nombreux autres économistes néoclassiques ont effectué leurs premières recherches au sein d’un programme de l’armée de l’air. Les planificateurs militaires pensaient pouvoir utiliser la théorie des jeux et la programmation linéaire pour la défense nationale4. Ironie de l’histoire : le principal modèle de la théorie néoclassique, celui de " l’équilibre général " de " concurrence parfaite ", est né de besoins... de planification.

  • 1. Dans " The Preconceptions of Economic Science, Part III ", The Quarterly Journal of Economics, vol. 14.
  • 2. La pensée économique, par Mark Blaug (1986), éd. Economica, p. 360. Le " fabianisme " fait référence au mouvement fabien, l’une des composantes du mouvement socialiste britannique de l’époque.
  • 3. Postface de la 2e édition allemande du Capital, dans OEuvres, par Karl Marx (1873), vol. 1, éd. Gallimard Pléiade, p. 554.
  • 4. Voir " De la domination des néoclassiques et des moyens d’en sortir ", par Edward Fullbrook, L’Economie politique n°28, oct. 2005, disponible dans nos archives en ligne sur www.alternatives-economiques.fr, et " Rethinking Economics in Twentieth-Century America ", par Michael A. Bernstein (2001) sur www.paecon.net/PAEReview/wholeissues/issue8.htm

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