Éditorial

Les trois défis

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Miroir, oh miroir ! dis-moi quelle est la plus belle en ce royaume ? " Contrairement à la reine du conte de Grimm, aucune Blanche Neige ne vient aujourd’hui concurrencer l’économie de marché. Ayant gagné par un KO mortel son combat contre la planification autoritaire, le marché est paradoxalement en position de monopole. Un monopole intellectuel qui en fait l’organisation économique de référence.

Pour autant, le reflet du miroir est loin d’apporter une image nette et désirable. Au modèle théorique pur et simple des économistes répond un fonctionnement concret fait de batailles, d’ententes, de non-marchand et d’institutions politiques sans lesquels le marché n’existerait pas. Et à l’image optimiste de ceux qui nous promettaient un cercle vertueux de fin de l’histoire, où davantage d’économie de marché apporterait davantage de démocratie, elle-même source d’extension de l’économie de marché, a succédé un tableau moins enthousiaste combinant destruction de la planète, instabilité financière et inégalités croissantes.

La boîte noire

On a tendance à considérer l’économie de marché comme le résultat concret de la mise en oeuvre du libéralisme économique. Pour le philosophe Alain Laurent, ce courant de pensée définit la feuille de route d’une économie efficace de la façon suivante : " déréglementer, privatiser, libérer les échanges, faire respecter le droit de propriété et réduire drastiquement le champ d’intervention de la loi et de l’Etat au bénéfice du contrat et de l’auto-coordination par une libre concurrence régulée par le droit "1. L’histoire et le fonctionnement actuel de nos économies de marché offrent une image assez différente.

L’histoire n’est en rien celle d’une continuité entre les marchands phéniciens de la Grèce antique et les multinationales d’aujourd’hui. Il a fallu des empires, des guerres, des phases de libéralisation, d’autres de fermeture, pour arriver à notre monde contemporain. Quand les historiens ont commencé à se pencher sur la façon dont les marchés ont fonctionné concrètement 2, ils ont été surpris de découvrir que les entreprises semblent dépenser plus de temps et d’argent pour éviter la concurrence que pour l’affronter. Et les marchands, après que la Révolution française a fait table rase des règlements, n’ont eu de cesse au cours des siècles suivants, et jusqu’à aujourd’hui, de réclamer des règles protectrices. De plus, comme l’avait remarqué Fernand Braudel, même les zones les plus en prise avec le modèle économique dominant sont " trouées d’innombrables puits, hors du temps du monde ".

On est loin du modèle pur de la théorie économique. Le grand économiste libéral Michael Angelo Heilperin rappelait dès le début des années 60 que les gouvernements " se sont presque toujours manifestés comme intervenant dans la finance et le commerce internationaux. Il convient de se rendre compte de cela dès le début ". Pour que le marché existe, il faut que les acteurs du marché se fassent confiance, donc se connaissent, et donc qu’il existe des règles de sociabilité hors marché, et même une forme de coercition politique pour les faire respecter. Cette évidence, à l’aune de la longue période, peut encore surprendre les libéraux d’aujourd’hui. A tel point que Martin Wolf, l’éditorialiste économique vedette du Financial Times, le quotidien d’affaires britannique, écrivait le 25 mars dernier, après l’intervention de la banque centrale américaine pour sauver le système financier américain de la panique : " Rappelez-vous le 14 mars 2008, c’est le jour où le capitalisme libéral mondial est mort. "

Ce qui est mort, c’est plutôt l’idée d’une économie de marché fonctionnant dans un espace éthéré, où la société et la politique n’existent pas, un espace disposant de vertus autorégulatrices. La réalité est tout autre. Non seulement l’économie de marché mondialisée ne s’administre pas naturellement au mieux des intérêts de chacun, mais elle est désormais considérée comme responsable des grands dérèglements écologiques, financiers et sociaux qui frappent le début du XXIe siècle et représentent pour elle autant de défis.

Une crise écologique

Des trois dysfonctionnements majeurs de l’économie de marché mondialisée, le problème de la dégradation de l’environnement est le plus crucial. Car il ne met pas seulement en jeu la croissance économique et l’état de la société, mais touche directement à l’existence même de notre planète.

L’activité économique humaine dérègle profondément notre environnement, le constat fait aujourd’hui consensus chez les élites politiques. Les enjeux de cette dégradation ne sont pas minces, souligne un rapport récent de l’OCDE 3, le club des pays riches : " le changement climatique, l’appauvrissement de la biodiversité, la gestion non durable des ressources en eau et les conséquences sanitaires de la pollution et des produits chimiques dangereux. Nous ne gérons pas notre environnement de façon viable ", conclut à juste titre l’institution. Ses experts nous expliquent que les coûts d’une action pour lutter contre cette destruction sont infimes : 0,03 point de croissance en moins par an d’ici à 2030 dans le cas de politique a minima et 0,1 point de croissance en moins dans le cas de politiques ambitieuses. Mais plus on attend pour agir, plus le coût augmente.

L’instabilité financière

Les dysfonctionnements de la finance représentent de leur côté le défi le plus aigu de l’économie de marché. L’instabilité financière apparaît désormais comme le plus virulent virus tueur de croissance. Les mécanismes de la maladie sont connus : des innovations financières aux noms plus barbares les uns que les autres (produits dérivés, titrisation, centres financiers offshore) ont construit des zones mondiales d’opacité dans lesquelles vont se nicher des risques que plus personne, ni régulateurs publics ni établissements financiers privés, n’arrive à mesurer. Jusqu’à ce qu’une crise éclate et révèle l’ampleur des dégâts. Non seulement dans le monde de la finance, mais également dans le reste de l’économie, du fait de l’affaiblissement des banques qui restent, même en économie de marché, des acteurs centraux de la distribution de financements et donc de la croissance et de l’emploi.

Si la dégradation de l’environnement est un phénomène récent, les crises financières ont parsemé l’histoire à travers les siècles. Avec toujours la même morale : c’est quand le pouvoir politique encadre la finance que celle-ci produit le moins de dérèglements. Les économistes ont leur rôle à jouer pour convaincre les hommes politiques d’intervenir en la matière : la régulation publique de la finance par le président américain Franklin Delano Roosevelt n’aurait pas été aussi loin si les travaux des économistes institutionnalistes des années précédentes, Thorstein Veblen et John R. Commons, n’avaient pas analysé le nouveau monde des affaires américain et la montée en puissance de la finance, " société du business " pour Veblen, " capitalisme des banquiers " pour Commons. Leurs étudiants ont peuplé les nouvelles administrations rooseveltiennes pour engager une action d’encadrement public efficace de la finance.

Des inégalités croissantes

Le troisième défi, enfin, celui de la montée des inégalités, est le plus dangereux. A l’intérieur de chacun des pays, au Nord comme dans les pays émergents, les inégalités se creusent au profit d’un nombre restreint d’individus. C’est l’une des caractéristiques de notre modèle contemporain d’accroissement des richesses : elles profitent plus qu’hier à une fraction réduite de la population mondiale, celle qui prône la liberté économique comme source de croissance mais se précipite dans les jupes de l’Etat au moindre problème. Ce qui a fait dire à l’écrivain américain Gore Vidal que " nous avons le socialisme pour les riches et la libre entreprise pour les pauvres "...

Zoom L’économie de marché : ils ont dit

Adam Smith : " Un marchand est citoyen du monde, parce qu’il ne tient nécessairement à aucun pays en particulier " (1776).

Jean-Baptiste Say : " Henri IV ne fut pas un des moins despotes des rois de France, et cependant la France prospéra sous son règne, parce qu’on n’y tracassait pas les particuliers " (1840).

Friedrich Hayek : " J’en suis arrivé à sentir très vivement que le plus grand service dont je sois encore capable envers mes contemporains serait de faire que ceux d’entre eux qui parlent ou écrivent éprouvent désormais une honte insurmontable à se servir encore des termes "justice sociale" " (1931).

François Perroux : " Sur le marché concurrentiel comme dans la démocratie individualiste, une règle impersonnelle est censée se substituer aux luttes de pouvoirs et aux conflits intentionnels de puissance " (1952).

Milton Friedman : " Fixez les prix, et les problèmes se multiplieront ; laissez les prix se déterminer d’eux-mêmes, et les problèmes disparaîtront comme par enchantement " (1976).

Paul Ricoeur : " Une société où l’économique domine le politique (et dans l’économique la compétition donc le calcul et l’appétit du gain, ce qui est la définition même d’une économie de marché) est une société qui crée des inégalités insupportables " (1998).

John Kenneth Galbraith : " C’est ainsi qu’est apparue, dans la langue un peu savante, la formule économie de marché. Elle n’avait aucun passif historique, et d’ailleurs pas d’histoire du tout. Il eût été difficile, en fait, de trouver un nom plus vide de sens, et ce fut l’une des raisons de ce choix " (2004).

Les inégalités se creusent également entre les pays. Les pays du Sud-Est asiatique, la Chine, l’Inde et quelques pays latino-américains sont engagés dans un processus de rattrapage qui les rapproche des vieilles nations industrialisées. Mais du Bangladesh au Cambodge en passant par l’Equateur ou le Pérou et, bien sûr, par l’Afrique au sud du Sahara, le nombre de pays laissés-pour-compte par l’économie de marché officielle reste important. Sans que se mettent en place pour autant des coopérations Nord-Sud qui puissent tenter d’établir des consensus permettant d’agir pour remédier au problème, la crise des institutions économiques internationales - Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce (OMC) - en étant l’illustration.

Tous ces défis se résument peut-être à un seul : celui que l’extension mondiale de l’économie de marché fait peser sur la capacité des Etats nations à en encadrer le fonctionnement. Chaque pays peut agir dans son coin, mais l’évidence suggère que face à la dégradation de la planète, aux crises financières et à la montée des inégalités, les meilleures réponses seront celles partagées et mises en oeuvre par tous. Au regard de l’histoire récente, une économie de marché mondialisée et des Etats localisés ne sont pas compatibles sans dysfonctionnements profonds. L’une et l’autre devront en rabattre sur leurs ambitions et trouver des terrains de compromis. C’est le défi politique des années qui viennent.

  • 1. Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement, éd. Les Belles lettres, 2006.
  • 2. Voir " Qu’est-ce que l’économie de marché ? ", numéro spécial de L’Economie politique n° 37, janvier 2008 (disponible dans nos archives en ligne), et " Le marché dans son histoire ", Revue de synthèse n° 2006/2, éd. Rue d’Ulm.
  • 3.  " Perspectives de l’OCDE de l’environnement à l’horizon 2030 ", OCDE, www.oecd.org/dataoecd/29/12/40200611.pdf

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