Les principaux penseurs de l’économie de marché

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La majeure partie de la science économique traite de l’économie de marché en essayant d’expliciter les conditions de son fonctionnement et de son efficacité. Pourtant, même lorsqu’on se contente de se référer à une petite poignée de grands auteurs qui ont laissé leur trace, on s’aperçoit qu’ils sont loin de partager les mêmes convictions.

Jean-Baptiste Colbert (1619-1683)

Robert Walpole (1676-1745)

Dès le XVIe siècle, avant Adam Smith, de nombreux économistes ont réfléchi à la façon dont pourrait s’instaurer une économie de marché. Celle-ci est alors perçue comme un projet politique dans des pays où les obstacles internes au commerce sont encore importants. Ces penseurs, baptisés " mercantilistes ", sont proches des princes auxquels ils suggèrent que la compétitivité d’un pays dans l’économie mondiale est une des sources de sa puissance. Aussi voit-on fleurir, en Angleterre, en France et ailleurs, des dirigeants comme Walpole et Colbert qui construisent leur économie à coups de subventions, de protections tarifaires, d’espionnage industriel, etc., comme instruments de construction d’une position économique dominante, préalable à toute acceptation d’une ouverture des marchés. La Chine et les autres pays d’Asie ont retenu la leçon, rendant aujourd’hui toute leur actualité à ces économistes qui pensaient ensemble le marché et la politique

Adam Smith (1723-1790)

Il est considéré comme le père fondateur de la réflexion économique sur le marché. Pour lui, l’économie de marché est le vecteur premier de socialisation des individus. Les fonctionnaires sont classés parmi les travailleurs non productifs et les dépenses publiques destinées à entretenir " de grandes flottes et de grandes armées " sont condamnées comme faisant partie de " la folie " et de " l’extravagance publique du gouvernement ". Pourtant, Smith se déclare aussi en faveur de l’acte de navigation de 1651, qui instaurait des mesures protectionnistes envers la marine hollandaise et visait à diminuer sa prépondérance. C’est une bonne mesure, dit Smith, car la marine hollandaise est puissante et constitue une menace pour la sécurité de l’Angleterre, et " la défense est une chose beaucoup plus importante que l’opulence ". Un principe très mercantiliste pour ce libéral qui finira sa vie comme inspecteur des douanes !

De plus, les conflits d’intérêt dans l’oeuvre de Smith ne peuvent être réduits à des conflits interindividuels qui seraient réglés par la compensation des perdants. Des " trois grands ordres fondamentaux constitutifs de la société civilisée ", les rentiers sont présentés comme indolents et donc incapables de mesurer l’importance des lois. Les salariés, de leur côté, n’ont pas la capacité d’intervenir. Seuls les marchands et les manufacturiers, les plus entreprenants, sont à même d’influencer les lois, ce qui les conduit à défendre leur intérêt propre et non l’intérêt général.

Jean-Baptiste Say (1767-1832)

L’économiste français se veut l’héritier des parties uniquement économiques de l’analyse de Smith. Les analyses plus politiques du philosophe écossais sont considérées comme " un dépôt de faits " sans intérêt, ramenées à de " longues digressions ". Car Say est l’un des premiers à vouloir faire d’un mode d’organisation particulier, l’économie de marché, un modèle universel normatif. Pour lui, l’économie de marché n’est ni politique ni morale, et l’économiste doit pouvoir " n’étudier les phénomènes que sous le point de vue qui peut jeter du jour sur sa science. Dans un gain frauduleux, il verra un déplacement de richesse lorsque le moraliste y condamnera une injustice ". Le marché est le lieu unique qui permet de bâtir une harmonie économique, sociale et politique.

David Ricardo (1772-1823)

Agent de change anglais, puis député à la Chambre des communes, il est un partisan du libre-échange dont il théorise les vertus en montrant que chaque pays gagne à ouvrir ses frontières en se spécialisant en fonction des avantages relatifs dont il dispose. Cette approche est largement contestée aujourd’hui : les pays qui s’en sortent le mieux sont ceux qui construisent leurs avantages dans l’économie de marché mondialisée sans se contenter de leur situation initiale (Rodrik...), et tous les pays ne gagnent pas forcément à l’échange (Samuelson, Krugman, Blinder...).

Léon Walras (1834-1910)

Le Français est le concepteur, avec le Britannique Stanley Jevons et l’Autrichien Carl Menger, de la théorie de l’équilibre général. Elle vise à donner un fondement rationnel au mythe smithien de la main invisible. Mais, comme l’explique dans ce hors-série Nicolas Postel (voir page 20), pour que le processus marchand fonctionne sans entrave, c’est-à-dire pour qu’aucun acteur ne puisse le contrarier, " Walras montre finalement qu’il est crucial que les individus n’entrent à aucun moment en contact direct avec leurs semblables. L’apport de Walras revient ainsi à avoir montré que le marché fonctionne mieux... sans échange ! Un sérieux problème, dès lors que l’on a souligné que, dans une économie d’échange pure, le marché est l’unique lieu de socialisation. " Depuis cette tentative avortée, nous dit Roger Guesnerie, " on ne comprend toujours qu’imparfaitement comment fonctionne l’ordinateur "marché" ".

John Rogers Commons (1862-1945)

Thorstein Veblen (1857-1929)

Ces deux économistes américains ont été les fers de lance d’une nouvelle approche de l’économie de marché. Leur apport en termes d’analyse sociologique et politique du marché est souvent souligné, à juste titre : Veblen a montré que l’homo oeconomicus n’est pas simplement motivé par la recherche rationnelle de son bien-être, mais également par le regard des autres et son désir de briller, tandis que Commons a décortiqué les liens entre les institutions (l’Etat, les tribunaux...) et le fonctionnement de l’économie.

Mais ces deux chercheurs ont aussi été parmi les meilleurs analystes de l’économie américaine du début du XXe siècle. Ils développent leurs idées au moment de la montée en puissance des grandes entreprises et des grandes maisons financières (JP Morgan...). Ils considèrent que l’économie de leur époque est dominée par les idées, les pratiques, les moeurs et les institutions de ce monde des affaires, " société du business " pour Veblen, " capitalisme des banquiers " pour Commons. Ce qui les conduira à développer des analyses de la gouvernance d’entreprise, de la propriété, du capital, en particulier des actifs immatériels, qui sont encore d’actualité.

Friedrich Hayek (1899-1992)

Le projet de l’économiste autrichien est d’instaurer un " vrai libéralisme " fondé sur le respect de l’" ordre de marché ". Celui-ci serait un " ordre spontané ", né sans qu’il ait été voulu par personne et garantissant une liberté maximale. On ne peut alors jouer avec un ordre spontané, en cherchant à le transformer par l’intervention de l’Etat. Si on s’y essaie, le risque est de nourrir la progression d’un système totalitaire et inefficace. Car nul dirigeant n’est capable d’intégrer dans ses décisions les millions d’informations dont se servent les acteurs pour agir et que seul le marché coordonne spontanément de manière efficace.

" C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ; c’est par cette soumission quotidienne que nous contribuons à construire quelque chose qui est plus grand que nous pouvons le comprendre ", écrit Hayek. Cette opposition binaire entre ordre de marché pur et totalitarisme a été reprochée à l’auteur par ses critiques pour qui l’important est de réfléchir aux différents degrés d’intervention de l’Etat pour établir une économie efficace et juste.

John Maynard Keynes (1883-1946)

Pour l’économiste britannique, la thèse est simple : l’économie de marché livrée à elle-même n’est pas autorégulatrice, elle engendre des crises ou des dépressions. Le salut du système capitaliste réside alors dans la capacité de l’Etat à relancer l’activité économique, en maniant les taux d’intérêt et la dépense publique. Bref, le marché a besoin du réglage fin de l’intervention publique pour fonctionner au bénéfice de tous et survivre à ses dysfonctionnements qui se terminent régulièrement en crise.

Fin analyste de la finance, Keynes insiste sur la psychologie des intervenants sur les marchés financiers. Plutôt que de placer l’épargne dont ils ont la charge en fonction des évolutions fondamentales des entreprises ou des pays, ils préfèrent faire comme ce qu’ils pensent être le comportement de la majorité des autres intervenants. Ce comportement mimétique individuel se traduit pour l’ensemble du marché par la formation de bulles spéculatives suivies de krachs. Une analyse qui, à l’aune de la crise des subprime aux Etats-Unis et de la panique financière de mars dernier, garde toute son actualité.

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