Histoire

La longue marche de l’économie de marché

17 min

Le système d'échanges mondialisés que nous connaissons actuellement est une innovation récente. Trois mille ans d'histoire illustrent les discontinuités entre les premiers réseaux marchands phéniciens et ceux d'aujourd'hui.

L’histoire économique de tous les temps est-elle l’histoire de la diffusion universelle du mécanisme de marché ? L’idée du marché comme invariant économique universel est un des axiomes de la pensée économique libérale. Que l’économie de marché ait pris son essor définitif en Europe, et non en Chine ou ailleurs, relèverait de la contingence historique au regard de la loi fondamentale de son irrésistible expansion à l’échelle de la planète et de son avènement comme mode de régulation unique des échanges et de la production, voire de la vie sociale tout court.

Selon Adam Smith, cette loi fondamentale découlerait de l’existence " dans la nature humaine d’une certaine propension (...) à trafiquer, troquer et échanger une chose pour une autre " 1. Une simple disposition psychologique, donc, expliquerait que l’échange des biens et des services ait, avec le temps, suscité l’apparition de la monnaie et des marchés villageois, puis des foires et des marchés régionaux, enfin des marchés nationaux et du marché mondial. Certes, il a fallu pour cela vaincre l’obstacle des distances et autres barrières naturelles, montagnes, déserts et océans, et surmonter l’erreur du jugement commun qui voit dans la concurrence une menace pour la production et l’emploi locaux. Mais tout cela n’était au fond qu’une question de temps, la raison ne pouvant que balayer les doutes et les peurs des hommes, tout comme la technologie devait abolir les distances et le temps.

Les évidences toutes simples de la pensée libérale sont cependant loin d’emporter la raison anthropologique. Elles ignorent en particulier ces traits essentiels des sociétés archaïques, mis en évidence par les analyses de Marcel Mauss sur le don 2 : d’une part, les formes premières de la circulation des biens sont généralement tout sauf utilitaires, d’autre part, l’apparition de la monnaie ne procède pas de l’échange marchand mais de la contractation de dettes de vie ou de mort qu’elles permettent de solder, et enfin l’échange fondé sur l’intérêt, s’il n’est pas absent de la vie sociale, est presque toujours relégué aux marges des sociétés anciennes 3. Comme le note Karl Polanyi, " les idées d’Adam Smith sur la psychologie économique du premier homme étaient aussi fausses que celles de Rousseau sur la psychologie politique du sauvage "4.

1. Intérieur et extérieur

Déconsidéré ou refoulé, souvent cantonné aux relations avec les étrangers, l’échange marchand n’en est pas moins présent dans la plupart des sociétés. Illégitime à l’intérieur, il trouve à se développer vis-à-vis de l’extérieur, dans les interstices des relations entre groupes, communautés et villes. Echange et commerce ne sont cependant pas synonymes de marché, encore moins d’économie de marché 5. Ainsi, l’activité commerciale qui se développe entre les cités mésopotamiennes il y a plus de quatre mille ans est essentiellement administrée et contrôlée par les pouvoirs en place, qui appointent les commerçants et les rémunèrent à la commission, fixent les prix et contrôlent les quantités. Un commerce important peut ainsi prendre son essor sans qu’il soit possible de parler de marché.

Si les commerçants, qui s’apparentent davantage à des commis d’Etat qu’à des marchands, parviennent progressivement à gagner une certaine autonomie par rapport au pouvoir politique, et notamment le droit de fixer les prix de certains biens et de dégager des profits, l’économie reste très largement sous le contrôle direct du pouvoir. Il ne faudra pourtant pas moins d’un millénaire pour voir apparaître, dans le cadre des cités phéniciennes de Tyr, de Sidon, puis de Carthage, une classe de marchands organisés en guildes s’affranchir du pouvoir politique et implanter ses comptoirs sur les pourtours de la Méditerranée. Entièrement tournées vers l’activité maritime, ces cités se désintéressent de la conquête militaire et s’appliquent à fonder leur hégémonie sur la domination commerciale, anticipant ainsi de plus de deux mille ans ce qui sera la stratégie de Venise.

Si Tyr est finalement détruite par Alexandre en - 332 et Carthage par Rome en - 146, cette première percée d’une économie marchande a pu néanmoins se propager vers la Grèce. Traditionnellement autarcique et centrée sur la satisfaction des besoins immédiats, l’économie de la Grèce archaïque manifeste une défiance chronique vis-à-vis du profit et de l’accumulation, réitérée dans les écrits d’Aristote. L’âge classique voit cependant la logique du marché pénétrer progressivement la vie économique, puis la vie sociale. Libres de contracter à l’abri de toute ingérence princière, les citoyens s’engagent dans le commerce de longue distance, tandis que le salariat tend à se développer et que la terre devient aliénable. Pour Jean Baechler 6, c’est l’absence de centralisation politique qui rend possible cette percée des mécanismes de marché dans les ensembles culturels caractérisés par la multiplicité d’unités politiques indépendantes et rivales, dont les villes phéniciennes, puis les Cités-Etats grecques, donnent l’exemple, bien avant les Cités-Etats italiennes du Moyen Age.

2. Empires et diasporas

De fait, ces premières poussées vers un embryon d’économie de marché ne survivront pas à la constitution des empires d’Alexandre d’abord, de Rome ensuite. L’Europe s’intègre alors dans un continuum d’empires qui s’étend de la Chine des Han à la Méditerranée, se remodelant périodiquement avec les conquêtes grecques, romaines, byzantines et musulmanes. Organisée autour de la mobilisation de ressources au profit du centre politique et de l’expansion territoriale, l’économie impériale se caractérise à des degrés divers par une centralisation bureaucratique, un contrôle pesant des flux et une pression fiscale incompatible avec le développement de marchés libres. Partout, les marchands sont considérés comme un danger pour l’ordre politique : en terre d’Islam, le pouvoir bloque la constitution de dynasties marchandes en empêchant les fortunes de se transmettre. En Chine, les marchands sont lourdement taxés dès qu’ils s’enrichissent. En Inde, ils sont placés sous haute surveillance des autorités.

Certes, le développement de l’activité marchande est parfois spectaculaire, comme dans le cas de l’Empire musulman, qui tisse entre les VIIe et XIe siècles un réseau d’échanges s’étendant de l’Espagne à la Chine et du Soudan à la Russie. Il reste cependant circonscrit au commerce de longue distance et porte principalement sur les produits destinés à la consommation des élites : soie, épices, parfums, armes et esclaves. Son interaction avec les marchés locaux, qui demeurent fortement administrés, est minime, tandis que l’esclavage demeure la norme dans le monde du travail.

De façon significative, le commerce au long cours, symbolisé par la route de la soie, n’est pratiquement pas affecté par ces remodelages impériaux successifs. Il est essentiellement le fait de diasporas chinoise, indienne, perse et méditerranéennes qui sont le plus souvent tolérées, voire protégées par les pouvoirs en place, mais peu intégrées aux sociétés d’accueil. La multiplication, dans la seconde partie du premier millénaire, des comptoirs, ports et villes entrepôts (Bassora, Ormuz, Calicut, Malacca, Canton, etc.) témoigne de ce développement en réseau d’une économie marchande qui borde les empires sans les pénétrer véritablement, et dans laquelle la libre circulation des marchands et de leurs marchandises s’arrête à la lisière des sociétés.

3. L’exception européenne

C’est paradoxalement dans l’Europe chrétienne, culturellement rétive à l’idée de profit, économiquement et technologiquement sous-développée par rapport aux ensembles politiques asiatiques et proche-orientaux, que la dynamique marchande va lentement mais sûrement réussir à s’imposer. Brisant les résistances culturelles et sociales, elle va susciter, en l’espace de mille ans, l’émergence d’une économie de marché. L’exception européenne, qui a fait couler beaucoup d’encre, semble indissociable de la structuration sociale et politique qui se met en place à l’issue de la chute de l’Empire romain d’Occident. Comme l’observe Jean Baechler, l’Europe est la seule, de toutes les aires culturelles, à échapper alors à la logique de l’impérialisation, autrement dit à l’unification politique de l’unité de civilisation qu’elle constitue 7. L’extrême dispersion du pouvoir politique qui caractérise la féodalité médiévale a d’abord pour effet de stimuler l’autonomie des villes. En Italie du Nord, en Allemagne et aux Pays-Bas, celles-ci gagnent le droit de s’administrer elles-mêmes. Cette autonomie juridique, garantie par des chartes, fait selon Max Weber l’originalité absolue de la ville d’Occident. Composées d’hommes libres, affranchies de la tutelle des princes mais placées sous leur protection militaire, quand elles ne s’affirment pas en tant que Cités-Etats, les villes d’Occident sont à l’origine d’une dynamique d’accumulation qui n’a d’autre finalité qu’elle-même.

En Méditerranée, Gênes, Florence, Pise, et surtout Venise jouent des rivalités qui opposent les royaumes d’Occident et l’Empire byzantin. Elles profitent des croisades pour établir leur emprise sur le réseau des échanges avec l’Asie. Venise, dont l’hégémonie commerciale s’affirme au début du XIIIe siècle, n’est pas seulement le coeur d’innovations financières majeures, elle est aussi le siège d’une première industrialisation, avec l’apparition d’industries navale, textile et verrière 8. Dans le Nord de l’Europe, dans les cités de la Manche et de la mer du Nord, l’essor industriel, principalement textile, est plus intense encore et débouche sur la formation en Flandre de véritables chaînes de production. Freiné par des techniques de crédit encore rudimentaires, le dynamisme marchand est néanmoins soutenu par l’association des villes maritimes dans la ligue hanséatique, qui étend sa domination commerciale sur les pays baltes et le nord de la Russie.

L’autre caractéristique du système politique de l’Europe de l’Ouest est l’inter-action inédite qu’il crée entre souverains, nobles et marchands. La création des foires de Champagne au XIIe siècle, qui réalise la jonction entre le commerce méditerranéen et celui de l’Europe du Nord, illustre l’intérêt que prend le pouvoir à un commerce dont il va garantir les transactions, moyennant le paiement de taxes. Ces foires, qui deviennent rapidement de véritables places financières, sont à l’origine strictement séparées des marchés urbains, qui demeurent largement encadrés et réglementés. L’institution du lieu du marché est, comme l’a bien vu Michel Henochsberg 9, un fait politique qui vise tant à en circonscrire le champ qu’à alimenter les finances publiques. Mais pour le souverain, c’est aussi le moyen de consolider son pouvoir face aux seigneurs féodaux, qui n’ont d’autres ressources que le produit de leurs terres. La voie est ouverte, dès les derniers siècles du Moyen Age, à l’instrumentalisation du commerce au long cours par les Etats-nations en formation, qui débouchera au XVIIe siècle sur le mercantilisme 10. L’instrumentalisation n’est toutefois pas un jeu à sens unique. Avec le temps, les négociants parviennent à prendre pied dans les villes, rendant caduque la séparation entre marché urbain et commerce extérieur. Ce phénomène est particulièrement net en Angleterre, où la prolifération des petits commerçants entre les XIVe et XVIIIe siècles fournira, selon Eric Hobsbawm, la base de l’industrialisation 11.

4. L’avènement de l’économie de marché

Le caractère hautement concurrentiel du système politique européen, aiguisé par les luttes pour le contrôle des réseaux commerciaux, est à l’origine du grand désenclavement planétaire qui s’opère à partir de la fin du XVe siècle. Longtemps désireux de briser le monopole de Venise sur le commerce avec l’Orient, les Génois profitent de l’ouverture définitive du détroit de Gibraltar, en 1462, pour tenter de contourner l’Afrique. Ils sont imités par les Portugais, qui parviennent à prendre pied sur la côte Est de l’Afrique, puis à Ormuz et en Inde, prenant à revers les Arabes. Financé par l’Espagne, un marchand génois, Christophe Colomb, découvre l’Amérique. En l’espace d’un siècle, l’Atlantique se substitue à la Méditerranée comme centre de gravité du commerce européen, tandis que l’or et l’argent affluent du nouveau monde et d’Afrique, bouleversant les prix relatifs et les structures sociales.

Cette période, qui voit s’effondrer le système féodal, est aussi celle de l’arrivée à maturation des Etats-nations. Si Amsterdam fait figure au XVIIe siècle, selon le mot de Fernand Braudel, de dernière Cité-Etat de l’histoire 12, c’est en Angleterre et en France que se joue l’avenir du processus d’industrialisation, qui requiert la profondeur d’un marché intérieur dont l’unification est parachevée au XVIIIe siècle. L’alliance structurelle des pouvoirs politiques et économiques, forgée à la fin du Moyen Age, devenue structurelle à l’ère mercantiliste, fait place au XIXe siècle à une instrumentalisation du pouvoir par la bourgeoisie.

L’avènement du marché autorégulateur, décrit de façon saisissante par Karl Polanyi 13, ne requiert pas seulement le démantèlement des multiples obstacles intérieurs à la circulation des marchandises. Il suppose aussi la libération des facteurs de production, à commencer par la terre, que le mouvement des enclosures en Angleterre vide de ses paysans. L’abolition des privilèges des corporations et, en Angleterre, de la loi sur les pauvres, rend possible la formation d’un marché du travail. Parallèlement, l’Etat rationalise le système monétaire par l’unification des monnaies et la création de Banques centrales, auxquelles est bientôt confié le monopole de l’émission de la monnaie. L’intégration à l’échelle nationale des marchés des biens, du travail et de la monnaie rend possible le décollage industriel, qui fait basculer pour la première fois le moteur de l’accumulation de richesses du commerce extérieur vers la production intérieure.

L’essor des capacités productives pose toutefois la question cruciale des débouchés. La protection des marchés intérieurs, généralement doublée d’un contrôle des capitaux, s’accompagne ainsi du développement de l’entreprise coloniale, qui vise désormais à ouvrir par la force et monopoliser les marchés et les ressources des pays conquis. Au temps du commerce lointain, fondé sur l’exploitation des différences de rareté, a succédé ainsi celui du pillage des ressources et de l’appropriation, souvent violente, des marchés et des hommes. Ce qui a parfois été qualifié de " première mondialisation " 14 correspond en réalité à la structuration en blocs impérialistes des unités politiques rivales de l’économie-monde européenne. Son emprise s’étend désormais à la majeure partie de la planète et est prolongée par l’exportation des capitaux et de la main-d’oeuvre en excès vers une semi-périphérie constituée des ex-colonies de peuplement (sur le continent américain notamment) et des empires préindustriels (russe et ottoman notamment).

5. La grande transformation

Libérée de toute entrave réglementaire ou politique, tant dans les économies centrales que dans les sociétés dominées, la logique de marché n’est plus bornée à l’intérieur que par les résistances ouvrières et à l’extérieur par le champ des rivalités interimpérialistes, elles-mêmes aussi exacerbées par l’irruption de nouveaux pays industriels (Allemagne, Etats-Unis, Japon). L’assujettissement tragique des mondes périphériques et les catastrophes sociales et politiques de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle en Europe sont pour une large part les produits monstrueux de ce déchaînement de forces et des réactions brutales qu’il suscite. Après la grande crise des années 30, qui traduit la faillite d’une régulation purement concurrentielle de l’économie, la " grande transformation " annoncée par Polanyi semble s’enclencher avec le New Deal aux Etats-Unis et le Front populaire en France. La réaction keynésienne, qui prend forme véritablement après la Seconde Guerre mondiale, vise à réinsérer, sous le contrôle des Etats, la dynamique de l’accumulation au sein d’arrangements institutionnels protégeant la société. Salaire minimum, négociations collectives et protection sociale bornent désormais le fonctionnement du système concurrentiel, tandis que l’intervention active de l’Etat dans le domaine conjoncturel permet de réduire l’ampleur des fluctuations cycliques.

Cette évolution est également perceptible au niveau international, où des avancées inédites sont enregistrées dans le sens de l’institutionnalisation des relations économiques, tant au plan monétaire et financier (système et institutions de Bretton Woods), qu’au plan commercial avec la libéralisation ordonnée et progressive des échanges dans le cadre du Gatt 15. De façon significative, ces changements sont contemporains du mouvement de décolonisation qui donnera, un temps, l’illusion de pouvoir déconnecter les sociétés périphériques d’un système dont ils avaient ouvertement subi la violence jusque-là. Ils sont surtout l’expression d’une restructuration complète d’un système international désormais scindé en deux blocs antagonistes et stabilisé, dans sa partie capitaliste, par la puissance hégémonique des Etats-Unis.

6. L’émergence du marché global

Ces arrangements ne résisteront toutefois pas aux tendances lourdes de l’internationalisation des échanges et de la mobilité des capitaux 16. Dès la seconde partie des années 70, le mouvement de libéralisation recommence à imprimer sa marque aux politiques économiques. Elles sont désormais tenues de se plier aux contraintes de compétitivité et de crédibilité financière exigées par les firmes et les marchés. La pression sur les compromis sociaux hérités de la période keynésienne est progressivement accentuée par l’industrialisation rapide des pays d’Extrême-Orient, qui encourage les stratégies de délocalisation et de sous-traitance internationale des firmes multinationales. L’essor spectaculaire des marchés d’eurodevises fait sauter en 1971 l’ancrage du dollar sur l’or et précipite le passage à un système de changes flottants. La crise de la dette des pays en développement, qui éclate dans les années 80, donne au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale l’occasion d’activer la " nouvelle canonnière " de la conditionnalité et d’imposer, sous couvert d’ajustement structurel, l’ouverture des marchés et le désengagement de l’Etat. Parallèlement, la dérégulation financière, initiée aux Etats-Unis par l’administration Carter en vue de rétablir la prépondérance de New York comme foyer de la finance mondiale, se propage rapidement à l’ensemble du monde développé, avant de s’imposer dans les années 90 dans la plupart des économies émergentes.

La vague libérale ne s’arrête pas en si bon chemin. Inquiète des nouvelles concurrences asiatiques et du redressement américain, l’Europe s’engage à la fin des années 80 dans la réalisation d’un grand marché intérieur, élargissant le champ de la concurrence aux marchés des services, des travaux publics, des capitaux et du travail. Sous la pression américaine, la conclusion de l’Uruguay round, en 1994, ouvre le champ de la libéralisation du commerce international aux produits agricoles et aux services. A l’Est, l’ouverture économique de la Chine, puis de l’Inde, et l’effondrement du bloc soviétique ont pour effet de doubler le volume de la force de travail intégrée au marché mondial, bouleversant la carte de la production et des échanges mondiaux. Parallèlement, la révolution des technologies de l’information suscite l’apparition de firmes organisées d’emblée sur une base globale et permet de mettre en contact direct producteurs et consommateurs d’un nombre croissant de biens et de services à l’échelle mondiale. Elle provoque, en outre, un essor spectaculaire des pratiques d’externalisation (outsourcing), exposant les employés du secteur des services à la concurrence des pays à bas salaires.

Quelque trois mille ans après le déploiement des réseaux marchands phéniciens en Méditerranée, l’emprise du marché sur l’économie mondiale est telle que, pour la première fois, il semble possible de parler de l’existence d’un système de marché mondialement intégré, et donc d’un système productif global, mettant en concurrence biens et services, capitaux et travailleurs à l’échelle de la planète. L’affranchissement de la sphère économique des contraintes spatiales, politiques et sociales s’accompagne d’une pénétration croissante de la logique marchande au coeur même de la vie sociale : culture, sport, information et politique lui échappent de moins en moins, tandis que la protection sociale et les services publics sont à leur tour menacés de privatisation. Exclusion, insécurité sociale, instabilité financière, impuissance des politiques et appauvrissement culturel sont les corollaires de cette force corrosive d’un système de marché que les Etats ne savent plus domestiquer.

  • 1. Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, par Adam Smith, 1776. Le texte anglais est : " the propensity to truck, barter, and exchange one thing for another ". Il est disponible à l’adresse www.adamsmith.org/smith/won-index.htm
  • 2.  " Essais sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ", par Marcel Mauss dans Sociologie et anthropologie, éd. PUF, 2001.
  • 3. Dé-penser l’économique. Contre le fatalisme, par Alain Caillé, éd. La Découverte, 2005.
  • 4. La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Karl Polanyi, éd. Gallimard, 1983 (1re édition américaine, 1944), p. 72.
  • 5. Voir sur ce point et sur l’ensemble du thème couvert par cet article la très belle fresque historique proposée par Philippe Norel dans L’invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, éd. du Seuil, 2004.
  • 6. Voir Les origines du capitalisme, Jean Baechler, éd. Gallimard, 1971.
  • 7. Voir Esquisse d’une histoire universelle, par Jean Baechler, éd. Fayard, 2002.
  • 8. Voir La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, par Robert Lopez, éd. Aubier-Montaigne, 1974 (1re édition américaine, 1971).
  • 9. La place du marché, par Michel Henochsberg, éd. Denoël, 2001. Voir aussi de cet auteur " Le prince et le marchand ", Alternatives Economiques, hors-série n° 61, 3e trimestre 2004.
  • 10. Pour une discussion serrée sur cette question, voir Philippe Norel, op.cit.
  • 11. Voir Industry and Empire, par Eric Hobsbawm, éd. Penguin, 1969.
  • 12. Voir La dynamique du capitalisme, par Fernand Braudel, éd. Flammarion, 1993.
  • 13. Voir La grande transformation, op. cit.
  • 14. Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, par Suzanne Berger, éd. du Seuil, 2003.
  • 15. Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce.
  • 16. Voir sur ce point, La mondialisation de l’économie. Genèse et problèmes, par Jacques Adda, éd. La Découverte, 7e édition entièrement refondue, 2006.

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