Economie de marché : le besoin d’institutions

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Le marché n'a réellement pris son essor que lorsqu'il a été organisé et réglementé. Il est donc d'abord une affaire d'institutions, desquelles dépend son dynamisme.

Le marché naît-il spontanément ? Adam Smith le pensait profondément. Il y voyait " la conséquence nécessaire (...) d’un certain penchant naturel à tous les hommes (...) qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre ". Ce qui, nous explique-t-il longuement dans La richesse des nations, a permis la division du travail, elle-même à l’origine des " plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail ". Tu as besoin de mes pommes de terre, j’ai envie de ton poulet ? Tope là, faisons affaire, ainsi naîtrait le marché.

Il est possible que les choses se soient passées ainsi, comme le soutenait Fernand Braudel, qui faisait de ces échanges du quotidien le soubassement économique des sociétés humaines bien avant que le capitalisme n’apparaisse. Mais les échanges revêtaient aussi des aspects sociaux et cérémoniels importants, la circulation des choses visait à instaurer des liens réciproques entre les hommes au moins autant qu’à satisfaire des besoins économiques 1. Et sur ces marchés traditionnels, quelle qu’en soit la nature profonde, ne circulait qu’une part infime de la production. Le marché n’est parvenu à sortir de cette marginalité - plus ou moins récemment, entre le XIIe et le XVIIIe siècles en ce qui concerne les sociétés occidentales - que lorsqu’il a été organisé, surveillé, réglementé, voire cantonné. Le marché est donc d’abord une affaire d’institutions et ce sont ces dernières qui déterminent son dynamisme.

De l’apparition à la construction du marché

L’économie des sociétés traditionnelles laisse peu de place à l’échange, car on y produit surtout pour soi, pour le clan ou pour la tribu, et ce n’est que le surplus qui est échangé. Et c’est avec des proches, des voisins, des parents que s’effectue l’essentiel des échanges. Mais lorsque les villes grandissent, qu’il faut les approvisionner et que, en leur sein, des artisans fabriquent des produits destinés à la vente dans des foires plus ou moins lointaines, les échanges deviennent vitaux et s’effectuent principalement entre gens qui ne se connaissent guère, voire pas du tout. Deux caractéristiques qui changent tout. Car comment s’assurer que les quantités nécessaires et les qualités convenues seront livrées et le prix convenu versé ? Comment faire affaire avec des gens que l’on ne connaît pas et que l’on ne reverra peut-être jamais ?

C’est alors que naît réellement le marché. Ou, plutôt, la " place du marché ", qu’elle s’appelle marché tout court, halle, foire, foirail, bazar ou souk. Dans tous les cas, il s’agit d’un lieu surveillé et réglementé : horaires d’ouverture, nature des produits, vérification des poids et mesures, tout est mis en oeuvre pour que l’échange s’y effectue de façon régulière. Police et justice ne sont jamais bien loin, pour sanctionner le tricheur ou l’escroc, comme le constate - et l’approuve - Antoine de Montchrestien, l’auteur du premier traité d’économie politique jamais publié (1615). Il y écrit : " La police est utile au pays, car le crédit [au sens de " confiance "] est l’âme du commerce, il faut le maintenir en réputation qui veut le rendre utile et profitable. "

Grâce à l’encadrement du marché, les échanges peuvent prospérer, parce que les acheteurs et les vendeurs sont mis en confiance. Dans ce processus d’institutionnalisation, Michel Henochsberg 2 souligne le rôle essentiel de l’autorité politique " qui désigne le périmètre, la périodicité et les heures strictes d’ouverture, qui fixe les taxes diverses et qui contrôle et limite l’activité du négoce qui s’y déroule ". Parce que cette autorité est seule en mesure d’empêcher ou de punir le brigandage, la tromperie, la violence ou la mise en coupe réglée du faible par le fort, et donc de créer les conditions de bon fonctionnement du marché.

Un bien public

Avec le temps et l’essor de la production, les marchés sont devenus moins géographiques. Certes, ils n’ont évidemment pas disparu : " faire son marché ", c’est-à-dire choisir les produits achetés dans un lieu où l’ensemble des vendeurs sont réunis et se font concurrence, demeure une réalité. Dans certains cas, le marché, bien que concernant des opérateurs situés un peu partout dans le monde, demeure physiquement situé dans un même lieu. C’est le cas pour les matières premières, la seule différence avec un marché de ville étant qu’on y achète et qu’on y vend des engagements - des " promesses ", dit Pierre-Noël Giraud 3 - et non le produit lui-même. Ces " Bourses de matières premières " sont en réalité des marchés financiers.

Désormais, la notion de marché correspond de moins en moins souvent à un lieu particulier et de plus en plus à un produit déterminé : le marché du logement, de l’automobile ou du jouet. Chaque fois, des règles sont fixées - le plus souvent par les opérateurs eux-mêmes, mais l’Etat garde toujours un oeil - et des institutions sont créées (chambres syndicales, assurances, crédit, organes d’information comme, par exemple, L’argus de l’automobile), de manière à sécuriser les transactions, garantir leur transparence et sanctionner les abus. Un marché ne peut correctement fonctionner sans système de droits de propriété dûment établis et vérifiés, sans tribunal de commerce, sans crédit, sans règles, sans système d’information et sans contre-pouvoir organisé.

Contrairement à la vision d’Adam Smith, la tendance des hommes à " trafiquer, à faire des échanges et des trocs " ne débouche sur le marché qu’au terme d’un long cheminement dans lequel la puissance publique a joué un rôle essentiel, pour garantir la loyauté et la sécurité des échanges. A défaut, des mafias rançonnent les marchands et leurs clients. Il ne faut pas s’y tromper : l’organisation qu’est le marché est bien plus qu’une organisation et bien davantage qu’un lieu de rencontres et d’échanges. C’est aussi un bien public, c’est-à-dire une forme organisationnelle génératrice d’avantages pour tous. Le marché crée un appel d’air, pas seulement en faveur de tous les métiers - commerçants, changeurs, banquiers... - qui vivent de l’échange et le favorisent : en offrant des débouchés prévisibles, structurés et quantifiés, il incite à développer l’activité productive.

De la protection à la limitation du marché

Le propre d’un bien public est que, si tout le monde finit par en bénéficier, personne ne veut en supporter les coûts. En 1989-1991, lorsque les économies de l’Est se sont effondrées et que l’organisation planifiée de la production et de la répartition qui prévalait a disparu, les autorités publiques soviétiques, dépassées puis bientôt éliminées, ne sont pas parvenues à mettre en place les éléments nécessaires à un marché. Comme la " nature " économique a horreur du vide, des formes plus ou moins brutales de pillage public au bénéfice des mieux placés se sont donc substituées au bien public inexistant : les apparatchiks sont devenus des oligarches et d’immenses fortunes se sont constituées par appropriation privée d’entreprises jusqu’alors socialisées ou par substitution de monopoles privés aux monopoles publics.

Même lorsque le marché existe, des lacunes dans la réglementation peuvent aboutir à des formes analogues de pillage. L’exemple de John D. Rockfeller, le fondateur de la Standard Oil Company (en 1870), est édifiant. Sa société, au départ, se bornait à raffiner l’or noir. Il comprit vite que le point névralgique était le transport du pétrole brut (et des produits raffinés). Il s’arrangea donc pour obtenir - secrètement, évidemment - des patrons de lignes de chemin de fer qu’ils surfacturent les expéditions de ses concurrents, une partie de cette surfacturation étant " ristournée " à la Standard Oil. Quelques déraillements opportuns convainquirent les sociétés ferroviaires réticentes. Rockfeller pouvait alors racheter à bon compte les raffineurs au bord de la faillite. Et si cela ne suffisait pas, attaques à coups de pics et jets d’eau bouillante, voire incendie des usines, venaient à bout du concurrent récalcitrant. En 1880, la Standard contrôlait 80 % de l’industrie américaine du raffinage. Jusqu’à ce que les premières lois anti-trust 4 soient votées, en 1890, à l’initiative de John Sherman, sénateur de l’Ohio : " Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. "

Bref, le marché, pour ne pas devenir le règne du plus fort et l’exploitation du plus faible, a besoin d’être contenu. Dans le domaine de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, du transport, des mines et carrières, du logement, du commerce et, surtout, du travail - cette liste n’est évidemment pas limitative -, le législateur est intervenu pour contrer les abus et faire respecter un intérêt général que les plus libéraux, contre toute évidence, estiment mieux servi par le libre marché que par l’intervention publique 5.

Catastrophes sociales

Karl Polanyi, un socio-économiste d’origine hongroise, a développé plus que tout autre la nécessité de cette limitation. Lorsque tout ce qui peut l’être devient objet de marché - la terre, le travail, la monnaie notamment -, cela conduit à des catastrophes sociales, soutient-il dans son maître livre, La grande transformation6. Ce fut le cas, nous dit Polanyi, lors des enclosures en Grande-Bretagne, lorsque le droit de vaine pâture fut retiré aux paysans sans terre, les privant de toute ressource et les contraignant à travailler, eux et leurs enfants, pour des salaires de misère dans l’industrie naissante. Ou encore, lors de la Grande Crise des années 30, lorsque le chômage de masse provoqua une baisse sans précédent d’une partie des salaires dans les pays les plus libéraux de l’époque. Une régulation autoritaire tend alors à se substituer à la régulation libérale, parce que la population voit dans un pouvoir fort le seul moyen de son salut. Le marché sans entrave tend ainsi, estimait Polanyi, à engendrer le fascisme, parce qu’il n’est plus contenu (" encastré ") par des règles sociales plus fortes que lui, des règles sociales dont la société a besoin pour vivre.

La thèse de Polanyi a évidemment été très discutée, et on peut lui opposer le constat que la Grande Crise n’a débouché sur le fascisme ni aux Etats-Unis ni au Royaume-Uni. Mais, d’une certaine manière, la façon dont la Russie post-communiste a évolué apporte de l’eau à son moulin : Poutine est le substitut de pouvoir fort que la population, ruinée par un marché libéré de toute entrave, appelait de ses voeux. Lorsque le marché tend à dominer l’ensemble de la vie sociale, il produit des désordres tels que l’appel à un maître plus puissant devient le seul recours.

Tel est bien le principal défi des décennies à venir : comment contenir la dynamique du marché dans une société qui se mondialise ? L’absence de pouvoir politique compensateur au niveau mondial élargit considérablement ses marges de manoeuvre et ouvre la porte à des marchés échappant à toute régulation. Or, l’expérience aussi bien que la réflexion montrent que les contre-pouvoirs issus du marché lui-même (la concurrence) ne suffisent pas à instaurer une régulation socialement et environnementalement acceptable ; les acteurs ont tendance à vouloir faire supporter le coût du bien public par les concurrents plutôt que par eux-mêmes. Du coup, la dynamique du marché, au lieu de ruisseler sur l’ensemble de la population, engendre des drames sociaux et environnementaux insoutenables dans une société qui, pourtant, s’enrichit globalement. A défaut d’être contenu, le marché risque fort de jouer les apprentis sorciers. Mais cette fois-ci, sans maître tout puissant capable de ramener l’ordre.

  • 1. Voir Dé-penser l’économique, par Alain Caillé, éd. La Découverte, 2005, pp. 109 et suivantes. Voir aussi Marcel Mauss, savant et politique, par Sylvain Dzimira, éd. La Découverte, 2007.
  • 2. La place du marché, éd. Denoël, 2001, p. 41.
  • 3. Le commerce des promesses, éd. du Seuil, 1999. Voir également Le poivre et l’or noir. L’extraordinaire épopée des matières premières, par Philippe Chalmin, éd. Bourin, 2007.
  • 4. Le système du trust a été inventé par Rockfeller : les entreprises qui passaient sous sa coupe n’étaient pas rachetées, mais leurs propriétaires lui remettaient leurs actions (trust signifie confiance) et se contentaient de toucher leurs dividendes. Il s’agit donc d’une concentration économique, mais pas juridique.
  • 5. Par exemple, Pascal Salin, dans Libéralisme (éd. Odile Jacob, 2000), propose de laisser s’établir librement comme médecin toute personne qui le souhaite, alors que seuls les docteurs en médecine le peuvent actuellement.
  • 6. Publié en anglais en 1944, ce livre a été traduit en français et édité chez Gallimard en 1983. Pour une présentation ramassée, mais éclairante, de sa thèse, voir la contribution de Jérôme Maucourant, " Marché, démocratie et totalitarisme " dans Peut-on critiquer le capitalisme ?, éd. La Dispute, 2008.

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