Idées

Le marché est-il libéral ?

6 min

Le fantastique succès de l'économie de marché éloigne de plus en plus son fonctionnement réel du modèle dont rêvent les économistes libéraux.

n constate depuis longtemps déjà que le marché idéal des économistes traditionnels, celui de la place de village où se confronte une foule atomisée d’offreurs en concurrence et de clients, laisse de plus en plus souvent la place à des marchés où la concurrence est (très) imparfaite, comme disent les économistes, car ils sont dominés par des oligopoles, voire des monopoles. Sur tous les marchés, le libre jeu de la concurrence conduit en effet invariablement, et de plus en plus rapidement, à une concentration de l’offre entre les mains d’un petit nombre de firmes. Au point que la " vraie " concurrence n’est désormais plus guère l’apanage que des secteurs les plus arriérés de l’économie. Et cela pour une bonne raison : cette concurrence coûte très cher. Etre en concurrence sur un marché implique en effet un effort commercial de plus en plus important pour faire connaître son offre aux clients : les dépenses de marketing représentent fréquemment près d’un quart du chiffre d’affaires des offreurs de produits grand public.

Un exemple permet d’illustrer cette problématique : celui de l’assurance maladie. En France, cette fonction est pour l’essentiel un monopole de la Sécurité sociale. Elle gère et rembourse une part très majoritaire des dépenses médicales des Français. Il leur en coûte 5 % de ces dépenses pour faire fonctionner la machine administrative de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam). Si les Français avaient le choix de s’assurer chez Axa, Allianz ou à la MGEN..., il leur en coûterait au minimum de l’ordre de 15 % des frais d’assurance maladie. Non pas parce que des assureurs privés seraient moins efficaces que la Cnam pour remplir les tâches que celle-ci assure actuellement. La productivité et la qualité de service pourraient sans doute s’en trouver un peu améliorée, même si le morcellement du marché aurait aussi des effets négatifs en termes d’efficacité. Mais il faudrait payer les multiples mailings, les campagnes de publicité, les bureaux ouverts les uns à côté des autres pour accueillir les assurés, etc.

Une logique de coûts fixes

Au-delà des dépenses purement commerciales, la même logique vaut pour les dépenses de recherche et développement, de plus en plus lourdes dans un nombre grandissant de branches d’activité, ou encore les dépenses d’investissement physique. Le recul de la concurrence classique est lié à une évolution de fond de l’activité économique : son caractère de plus en plus capitalistique. Ou, dit autrement, le passage de plus en plus marqué d’une logique de coûts variables à une logique de coûts fixes.

De quoi s’agit-il ? Traditionnellement, les coûts des entreprises dépendaient essentiellement du volume des affaires faites (ou non). Exemple type : l’artisan qui n’a pas de chantier ne dépense pas grand-chose. S’il décroche un contrat, il embauche des ouvriers, achète des matériaux et réalise le chantier. Ses dépenses sont en gros proportionnelles à son chiffre d’affaires. A contrario, pour vendre de l’acier, il faut au préalable avoir investi massivement dans un laminoir. Par la suite, les coûts dépendront beaucoup plus de l’amortissement* de cette machine que du salaire des trois personnes qui contrôlent l’installation automatisée ou du charbon et du minerai de fer utilisés. C’est une activité où les coûts fixes, indépendants du volume d’affaires réellement engendré, dominent.

Or ce modèle se généralise : dans une économie où les marchés sont de plus en plus souvent mondiaux et où l’image de marque et l’innovation jouent un rôle de plus en plus important, la montée en puissance de l’investissement immatériel s’ajoute à celle de l’investissement matériel classique pour rendre de plus en plus d’activités très intenses en capital. C’est le cas en particulier pour la vente d’images, de films, de musique, d’information, de services financiers, de billets d’avion ou de spectacles... par Internet ; à l’instar de l’industrie lourde, elles sont elles aussi devenues des activités où seuls les coûts fixes comptent.

Le poids des géants

L’ampleur de ces investissements crée des " barrières à l’entrée ", comme disent les économistes, limitant l’apparition de nouveaux offreurs ou entraînant l’élimination d’anciens, incapables de suivre. De plus, dans une activité où les coûts fixes dominent, il faut vendre littéralement à tout prix pour espérer amortir son investissement. D’où de fréquentes guerres des prix sur ces marchés quand ils sont en situation de concurrence ouverte, qui poussent à une cartellisation et à une organisation oligopolistique pour limiter les dégâts. A quoi s’ajoutent les effets bénéfiques classiques de la taille sur un marché : économies d’échelle**, pouvoir de marché*** vis-à-vis des clients et des fournisseurs...

Ce phénomène de concentration est particulièrement rapide dans les activités qui sont nées au cours du dernier quart de siècle et qui se sont développées d’emblée sur un marché mondial comme les jeux vidéo, la téléphonie mobile ou les activités liées à la micro-informatique et à Internet. Cette concentration accrue pose de nombreux problèmes, du fait notamment que ces géants mondiaux font face à des Etats dont les moyens d’action restent toujours purement nationaux pour l’essentiel. D’où une capacité de chantage et de lobbying accrue qui fait dire à des auteurs comme Robert Reich, l’ancien ministre du Travail de Bill Clinton, que la démocratie elle-même est désormais en danger 1. D’où également une capacité accrue à résister aux efforts des autorités publiques en vue de limiter les positions dominantes, comme le montre le cas de Microsoft qui est parvenue jusqu’ici à maintenir son quasi-monopole malgré les condamnations et les amendes infligées par la Commission européenne.

L’innovation comme garde-fou

Est-ce à dire que la pression de la concurrence aurait disparu sur ces marchés ? Non. Si elle ne s’exerce plus guère dans la forme traditionnelle d’une multitude d’offreurs proposant des produits semblables à des prix différents, elle existe toujours. Tout d’abord si les offreurs en oligopole cherchent à engranger des rentes trop importantes en maintenant des prix trop élevés, ils handicapent le développement de leurs activités, les consommateurs ayant en règle générale la possibilité d’arbitrer pour d’autres types de dépenses. Ils incitent également fortement les autres entreprises à imaginer une rupture technologique qui permette de contourner leur position dominante.

Ce sont presque toujours en effet des innovations qui permettent de venir à bout des positions qui paraissaient les mieux installées : l’invention du micro-ordinateur a entraîné la chute d’IBM, qui dominait largement l’informatique mondiale dans les années 70. Aujourd’hui, la mise au point de logiciels utilisables à distance par Google pourrait bien sonner le glas du règne de Microsoft, à moins que ce soit la montée en puissance des acteurs de la téléphonie mobile... D’où l’importance cruciale dans nos sociétés de la régulation publique de l’innovation et des questions de propriété intellectuelle pour préserver l’aiguillon de la concurrence.

Zoom Le marché a de plus en plus besoin du non-marchand

Le succès et la sophistication croissante de l’économie de marché appellent la montée en puissance du non-marchand. Tout d’abord, parce que le libre jeu des forces du marché entraîne des cycles économiques très marqués, les acteurs privés ayant une fâcheuse tendance à investir ou, au contraire, à freiner leurs dépenses tous en même temps.

Pour limiter ces effets négatifs, il a fallu, suite notamment à la grande crise de 1929, mettre en place dans tous les pays développés des interventions publiques d’ampleur, via des dispositifs de protection sociale, afin de stabiliser les revenus distribués au sein d’une société quelle que soit la conjoncture économique.

Les économies de marché moderne se caractérisent aussi par un niveau très élevé de division du travail : pour le moindre bien ou service, un nombre toujours plus grand d’acteurs spécialisés interviennent. Du coup, ces économies deviennent beaucoup plus fragiles et sensibles aux moindres aléas. Et leur fonctionnement nécessite de plus en plus de ce que les économistes appellent des " biens publics ". C’est-à-dire des biens, mais en fait le plus souvent des services, qui doivent être disponibles partout et tout le temps pour que l’économie de marché puisse fonctionner correctement. Exemples classiques : la sécurité physique, mais aussi juridique, la protection contre les épidémies, la disponibilité de l’énergie ou des moyens de communication...

Or, on ne sait pas produire de tels biens publics sur une base privée. Il faut partout que ce soit l’action publique qui s’en charge. C’est la raison pour laquelle, la part de ce qui échappe à une logique purement marchande au sein d’une économie est en fait un indicateur assez sûr de son degré de développement : elle conditionne en effet le succès de sa part marchande...

  • 1. Supercapitalisme. Le choc entre le système économique émergent et la démocratie, par Robert Reich, éd. Vuibert, 2008, voir notre entretien dans Alternatives Economiques n° 268, avril 2008.
* Amortissement

En comptabilité, désigne l'étalement dans le temps d'une dépense relative à l'acquisition d'un actif dont la durée d'utilisation est supérieure à l'exercice. En analyse financière, désigne le remboursement d'un prêt échelonné dans le temps.

** économies d'échelle

Dans toutes les activités de production qui exigent de lourds investissements et un important travail de préparation (recherche, organisation, circuit de commercialisation, etc.), la production d'une unité supplémentaire ne coûte guère plus et permet d'amortir plus facilement ces dépenses initiales élevées.

*** Pouvoir de marché

Capacité d'une entreprise à imposer un prix de vente élevé en raison de son poids sur le marché.

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