Idées

Et le marché devint mondial...

7 min

Ouverture des frontières, multiplication de l'offre, uniformisation de la consommation..., le marché mondial est en passe de devenir réalité.

Karl Marx l’avait annoncé il y a cent cinquante ans, c’est en train de devenir une réalité : le marché est désormais mondial. Non seulement l’effondrement du système soviétique a fait de l’économie de marché la norme quasi universelle, mais l’espace au sein duquel les offreurs se retrouvent en concurrence s’étend désormais à l’ensemble de la planète pour des biens et des services de plus en plus nombreux.

Une tendance à l’effacement des frontières

La taille d’un marché peut être limitée par de multiples facteurs : d’ordre réglementaire (protection aux frontières, taxes intérieures, normes techniques), d’ordre économique (coût des transports et des communications), d’ordre conventionnel ou culturel (hétérogénéité des systèmes de normes et des habitudes de consommation des populations). Tous ces facteurs ont longtemps concouru à segmenter les marchés sur une base territoriale, par pays, voire par région. Hier encore, une grande partie des biens de consommation (boissons, vêtements...) et d’équipement des ménages (machines à laver, meubles...) demeurait propre à des espaces relativement étroits. Un grand nombre de biens d’équipement industriels étaient également différents d’un pays à l’autre, en raison de normes définies sur une base nationale. De nombreux biens semblables étaient donc produits dans différents pays pour satisfaire les mêmes besoins, mais les marchés demeuraient fortement segmentés, les freins au commerce limitant la circulation des biens, et donc la concurrence.

Proposant leurs produits sur des marchés relativement étroits, les entreprises ne développaient qu’un nombre de références limité, afin de pouvoir les produire en série. Il n’existait en fait un réel marché mondial que pour certains biens : les matières premières ou les demi-produits aux caractéristiques bien définies, consommés sur les principaux marchés (acier, produits chimiques), ou ceux que les caprices de la nature ne permettaient pas de produire partout (épices, café, thé, cacao, bananes, coton ou pétrole), enfin, certains produits manufacturés sophistiqués dont l’offre était contrôlée par un faible nombre de producteurs.

Zoom Marché mondial : et les services ?

Le poids croissant des services a pour effet de minimiser la part des biens mondialisés dans la consommation des ménages. Les marchés des services demeurent fortement territorialisés pour plusieurs raisons. Ils sont pour la plupart nécessairement produits sur le lieu de leur consommation (coiffeur, restaurant...). Certains ont en outre un caractère d’intérêt général qui conduit à les délivrer dans un cadre en partie non marchand (ex : éducation, santé, sécurité).

On assiste cependant à l’émergence d’un marché mondial sur de nombreux segments du marché des services. C’est le cas notamment dans les services aux entreprises - informatique, publicité, audit, services juridiques - où se sont développés des procédures et/ou des produits immatériels normalisés au niveau mondial. La mondialisation facilite également l’essor d’offreurs mondiaux dans le domaine des transports, de l’hôtellerie et du tourisme.

En revanche, les services aux ménages demeurent peu concentrés, au-delà de quelques réussites spécifiques dans la restauration rapide. Enfin, le poids croissant des dépenses consacrées à l’éducation et à la santé - plus de 20 % du produit intérieur brut (PIB) aux Etats-Unis - explique la pression qui s’exerce en faveur d’une ouverture de ces secteurs à la concurrence.

La mondialisation contemporaine - comme les autres phases de mondialisation qui l’ont précédée - se caractérise par une levée des différents freins à l’ouverture des marchés. Les droits de douane ont ainsi été constamment réduits au cours des dernières décennies, de puissants progrès ont été réalisés dans le domaine des transports et des télécommunications, la normalisation s’est étendue au niveau régional, avec le marché unique notamment, et mondial, sous l’action conjointe de l’ISO* et des industriels. Quant aux habitudes de consommation, elles devenaient plus homogènes entre pays, sous l’effet de la publicité, des médias et de la mobilité croissante des individus, qu’elle résulte des migrations ou du tourisme.

Il reste bien évidemment d’importants freins à la constitution d’un marché mondial répondant aux canons de la théorie économique standard. Les transports sont toujours relativement coûteux, les barrières non tarifaires multiples et les normes de consommation distinctes d’un pays à l’autre. On constate d’ailleurs que l’intensité des échanges demeure toujours étroitement corrélée à la distance. Pour autant, la tendance ne fait guère de doute.

De la multiplication des produits...

Cet élargissement du marché accessible s’est accompagné d’une explosion du nombre de biens et de services proposés. Le catalogue du constructeur de matériel électrique Legrand - présent aujourd’hui dans le monde entier - compte ainsi plus de 150 000 références distinctes, contre 40 000 il y a seulement dix ans. Un grand hypermarché propose plus de 100 000 références dont plus de 8 000 pour la seule alimentation 1. L’élargissement du marché permet en effet de multiplier les produits en rendant possible une production en série, y compris pour des segments de marché très spécifiques, une évolution facilitée également par la plus grande flexibilité des outils de production. Cette multiplication des produits répond parfois à des besoins réels, mais elle a aussi pour objectif, pour les entreprises, de limiter une concurrence trop vive car devenue mondiale, en différenciant leur offre des autres produits proposés sur le marché.

Dans le domaine alimentaire, par exemple, de nombreux produits sont spécifiques à chaque marché national : pas facile de trouver du maroilles à New York... Une part croissante de notre alimentation est néanmoins produite par des multinationales qui sont parvenues à imposer leurs produits à peu près partout, quitte à les décliner parfois pour s’adapter aux goûts locaux. On le constate notamment dans les secteurs des boissons, des produits frais ou encore des biscuits et autres snacks. L’uniformisation des goûts peut aussi prendre la forme d’une pseudo-diversité via la diffusion mondiale des produits phares des différentes gastronomies : on mange désormais des pizzas, des hamburgers et des sushis partout dans le monde, et même les Chinois se sont mis à boire du vin. Dans le secteur des alcools, tous les leaders mondiaux - Diageo, Pernod-Ricard - ont à leur catalogue au moins une marque des alcools les plus consommés - vodka, rhum, cognac, whiskies -, qu’ils proposent sur tous les marchés.

... à l’uniformisation de la consommation

Autre exemple : le textile. Les échanges internationaux dans ce domaine ne datent pas d’hier - du commerce des " indiennes " au XVIIIe siècle à la vente de tissus " wax " en Afrique à partir du XIXe siècle. En revanche, ce n’est que récemment que se sont développées des offres mariant uniformisation et différenciation sur le marché du prêt à porter de masse. Le Levi’s ou la Nike, qu’on pourrait assimiler à la Ford T** du début du XXe siècle - vous pouvez choisir votre pantalon pour autant qu’il soit en toile bleue ou vos chaussures pour autant qu’il s’agisse de chaussures de sport -, est désormais doublé par le modèle Zara, qui propose une offre renouvelée tous les quinze jours, mais identique à Madrid, Paris, Berlin, Hongkong et Shanghai. De quoi s’habiller à la fois tous différemment et tous pareils. Le niveau de concentration de l’industrie de l’habillement demeure encore limité, mais la multiplication des chaînes mondialisées marque un tournant dans ce secteur.

On observe la même évolution dans l’équipement des ménages, de l’électroménager à l’automobile, en passant par l’électronique de loisir. Certains produits restent certes différenciés selon les marchés nationaux : les Britanniques achètent toujours des cuisinières disposant d’un grille-pain incorporé, les Français achètent des machines à laver à chargement par le haut, qui trouvent place dans leur cuisine, et les Américains aiment les pick-up. Mais la segmentation toujours croissante de l’offre n’empêche pas de proposer des produits de plus en plus souvent identiques sur l’ensemble des marchés, y compris sans l’avoir voulu : la Logan, que Renault souhaitait réserver aux marchés émergents, se vend ainsi fort bien en France. Sur le marché des téléphones mobiles, même constat : les cinq offreurs qui contrôlent 70 % du marché mondial proposent de très nombreux modèles, disponibles partout dans le monde, et fréquemment renouvelés pour s’adapter aux évolutions techniques, mais surtout pour créer des effets de mode, sur un marché mondial entré désormais dans une phase de renouvellement.

La course à la différenciation n’est cependant pas toujours aisée : sur le marché des ordinateurs, un produit d’usage plus technique, les différences entre produits sont devenues essentiellement quantitatives - taille des mémoires, rapidité. La seule différence entre un ordinateur vendu aux Etats-Unis et en France tient au clavier (qwerty ou azerty) et à l’alimentation électrique, la fréquence du courant étant différente en Europe et en Amérique du Nord ! En revanche, le microprocesseur, la carte mère, l’écran, le disque dur et les logiciels de base peuvent être rigoureusement identiques partout dans le monde. Même constat pour les téléviseurs, les baladeurs numériques... L’unification du marché mondial est en marche.

Zoom Marché et marchés

Pour les économistes, le marché, c’est le lieu où s’opèrent les échanges de biens et de services. En revanche, les spécialistes du marketing ne parlent jamais du marché en général, mais de marchés en particulier. Un marché désigne alors un segment de demande - existante ou potentielle - sur lequel une offre particulière trouvera ses clients. Bien délimiter le segment de marché sur lequel une offre peut s’imposer est essentiel. C’est la condition pour évaluer avec précision le potentiel de clients accessibles, identifier les concurrents actuels et futurs (selon le niveau des barrières à l’entrée) et bâtir des stratégies pertinentes de différenciation.

  • 1. Ce qui n’empêche pas certains hard-discounters de limiter leur gamme à 700 références seulement.
* ISO

Organisation internationale de normalisation. Elle regroupe les organes nationaux et régionaux de normalisation publics et privés (ex : l'Afnor en France, l'Etsi pour les équipements de télécoms ou le CEN-Cenelec pour les équipements électriques, en Europe). Elle compte 201 comités techniques, qui rassemblent plus de 2 000 groupes de travail spécialisés qui s'efforcent de dégager un consensus entre offreurs.

** Ford T

Premier modèle de voiture produit en grande série. Henry Ford disait que le client " pouvait en choisir la couleur, pourvu qu'elle soit noire ".

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