Idées

Le travail est-il une marchandise comme les autres ?

7 min

Le modèle du marché s'applique mal au travail salarié, un phénomène social complexe fait de conventions et aux dimensions symboliques.

Certaines personnes proposent leurs services à des employeurs contre une rémunération. Il est donc possible de parler, dans un sens très vague, de marché du travail. Mais, pour que cela soit le cas, il faut que le prix, en l’occurrence le salaire, varie en fonction des offres et des demandes et assure l’équilibre du marché. Ce n’est en général pas ce que l’on observe, ce qui donne à penser que le marché du travail ne fonctionne pas comme les marchés de biens ou de services. Si le modèle standard du marché du travail est insuffisant, faut-il l’enrichir pour tenir compte des imperfections du marché ou bien changer de modèle ?

Des hypothèses héroïques

Selon le modèle économique standard, la demande de travail des entreprises et l’offre de travail des salariés sont équilibrées par la variation du salaire réel 1. S’il existe du chômage, il est volontaire ou résulte d’imperfections du marché. Ces conclusions reposent sur des hypothèses hautement irréalistes, dont voici quelques exemples : il est possible d’évaluer précisément ce que produit un salarié, les salariés peuvent refuser de travailler si le salaire leur semble insuffisant et vivre à crédit en attendant qu’il remonte, ils reconsidèrent leur décision de travailler ou non à chaque minute et peuvent éventuellement abandonner leur emploi sur le champ, l’entreprise ajustant alors immédiatement sa production à la baisse !

Comme ces hypothèses ne sont pas vérifiées, le marché du travail n’est pas un marché parfaitement concurrentiel. Une conclusion d’un intérêt assez limité car, après tout, les marchés de biens ou de services ne le sont pas non plus. Mais ce sont néanmoins des marchés, car les variations de l’offre et de la demande font varier les prix. Ce qui n’est pas toujours vrai sur le marché du travail. De plus, les prix équilibrent les marchés, en ce sens qu’il y a autant d’offres que de demandes pour le prix en vigueur 2. Mais le marché du travail n’est pas équilibré, puisqu’il y a en permanence du chômage involontaire.

Les auteurs qui s’appuient sur la tradition néoclassique, c’est-à-dire la grande majorité des économistes, en déduisent que le marché du travail est un marché imparfait. Des approches moins orthodoxes concluent que le marché du travail n’en est pas vraiment un.

Un marché très imparfait

De très nombreuses hypothèses ont été développées pour rendre compte du chômage et de la rigidité à la baisse des salaires. Chacune a sans doute une certaine validité. Une explication possible est que l’information sur les entreprises, les emplois disponibles, les candidats au recrutement n’est pas facile à obtenir. Le temps de recherche de ces informations (job search) pourrait expliquer le chômage.

Le chômage peut également résulter de l’inadéquation entre qualifications offertes et demandées, ou mismatch. Cette inadéquation vient du fait que la plupart des emplois nécessitent aujourd’hui de posséder un capital humain (diplôme, présentation de soi, réseau de relations) dont l’accumulation est longue et coûteuse, alors que les qualifications demandées par les employeurs changent au fil du temps. Une autre dimension du mismatch est le changement dans la localisation des emplois. Dans un contexte de déformation rapide de la structure des activités et des emplois, certaines régions peuvent être fortement créatrices d’emplois quand d’autres en détruisent. Ces changements de localisation entraînent des coûts de mobilité (transport, garde d’enfants, déménagement) qui peuvent être supérieurs au bénéfice apporté par l’emploi.

De nombreuses analyses insistent sur la rigidité des salaires, le chômage s’expliquant par le maintien de salaires trop élevés, alors qu’ils devraient baisser pour accroître la demande de travail des entreprises. Selon les nombreuses théories dites du salaire d’efficience, l’entreprise a intérêt à offrir des salaires supérieurs au salaire d’équilibre*, parce que la productivité du travail, pour diverses raisons, augmente avec le salaire. L’entreprise choisirait donc un niveau de salaire tel que le coût salarial par unité produite soit le plus bas possible ou, dit autrement, que la quantité produite par personne soit la plus élevée possible, ce qui est optimal pour elle mais réduit le besoin d’emplois et crée donc du chômage.

Les salaires peuvent également être supérieurs au salaire d’équilibre car les salariés en place disposent d’un pouvoir de marché dans les discussions salariales : ils ne sont pas faciles à remplacer car ils connaissent le fonctionnement de l’entreprise et leur poste de travail, et sont organisés en syndicats ayant une certaine " capacité de nuisance ". Les négociations salariales sont donc menées par des représentants des salariés (insiders) et d’eux seuls. Les chômeurs en sont exclus (outsiders). Le chômage ne fait donc pas baisser les salaires. Enfin, d’autres analyses mettent en cause les institutions du marché du travail, comme les indemnités de chômage ou le salaire minimum, qui incitent à demander des salaires plus élevés.

Le salaire est-il un prix de marché ?

Toutes ces analyses visent à préserver l’idée d’un marché du travail. Une contestation beaucoup plus radicale consiste à dire que le salaire n’est pas le prix équilibrant le marché du travail, qui n’est donc pas un vrai marché. Pour Keynes, le niveau de la production est déterminé sur le marché des biens, en fonction des prévisions de production des entreprises. Compte tenu des techniques de production qu’elles utilisent, les entreprises en déduisent une certaine demande de travail, essentiellement indépendante du niveau des salaires. Celui-ci ne sert donc pas à équilibrer le marché, mais résulte au contraire de cet équilibre. Par ailleurs, pour Keynes, les contrats de travail déterminent uniquement le salaire nominal et non le salaire réel.

Beaucoup d’auteurs insistent également sur les dimensions symboliques du rapport à l’emploi, notamment sur l’importance du sentiment d’équité. Ainsi, un salaire faible pourra être refusé s’il semble injuste ou s’il semble méconnaître la valeur sociale d’un individu. De même, certains auteurs expliquent le fait que les rémunérations des dirigeants d’entreprise américains sont trois fois plus élevées que celles de leurs homologues britanniques par des normes sociales différentes, l’acceptation des inégalités étant plus grande aux Etats-Unis. Mais une norme de justice est bien difficile à établir, note John Hicks. En conséquence, il estime que les salaires relatifs trouvent leur source dans la coutume : ils sont acceptés lorsqu’ils ont été solidement établis, parce qu’ils correspondent à ce à quoi les agents s’attendent. Loin de varier en fonction de l’offre et de la demande, ils seraient donc assez rigides.

Etudiant les grandes entreprises japonaises, Masahiko Aoki conclut de son côté que " les employés, en tant qu’entité, forment un actif spécifique et intérieur " à l’entreprise. La gestion de la main-d’oeuvre doit donc répondre à deux questions : puisque les salariés sont un actif important de l’entreprise, comment faire pour qu’ils restent ? Si l’on renonce à codifier tous les aspects du travail, comme tente de le faire le taylorisme, comment s’assurer que les salariés font des efforts ? La réponse réside dans un ensemble complexe d’institutions (notation, politique salariale, définition des qualifications...) présentes à des degrés divers dans toutes les entreprises, qui éloignent beaucoup la relation de travail du marché.

Mais, si les relations de travail ne sont pas régies par des mécanismes de marché, comment les analyser ? Les théoriciens des conventions partent du constat qu’une double incertitude marque les relations du travail : l’employeur ne sait pas exactement quel sera le rendement du salarié qu’il embauche, ni si la vente des produits sera suffisante pour donner du travail à tous les salariés embauchés. Des compromis stables, appelés conventions, sont passés pour faire face à ces incertitudes. La convention vient ici se substituer aux prix comme mode de coordination des actions des uns et des autres. Les règles qui régissent la relation de travail ne sont donc plus pensées comme des contraintes, comme c’était le cas dans la théorie néoclassique, mais comme des conditions de fonctionnement.

En bref, le modèle du marché apparaît comme une approximation beaucoup trop réductrice pour un phénomène social aussi complexe que le travail salarié. Et l’idée que la politique de l’emploi doit avant tout se rapprocher de ce modèle traduit une méconnaissance totale de cette spécificité.

  • 1. Réel car, pour les spécialistes du marché, un prix est toujours un prix relatif. Son évolution est comparée à celle du niveau général des prix.
  • 2. Lorsque ce n’est pas le cas, comme sur le marché du logement, marqué par des phases de pénurie, c’est que le marché fonctionne mal.
* salaire d'équilibre

Salaire qui élimine tout chômage volontaire.

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