Idées

Internet bouscule les marchés

8 min

Basé sur les échanges interpersonnels, Internet profite d'abord aux intermédiaires et bouleverse les modèles économiques d'un nombre croissant de secteurs d'activités.

Presque quinze ans après sa naissance, Internet comptait 1,115 milliard d’utilisateurs dans le monde en 2007. Même si sa pénétration est la plus forte dans les pays riches, où il est utilisé grosso modo par la moitié de la population, il se répand à une vitesse impressionnante dans les pays en développement, notamment en Asie. Cette région compte d’ores et déjà plus d’internautes que l’Europe ou l’Amérique du Nord. Accompagnant cet essor, le Web est lui-même en expansion continue puisqu’on recensait l’année dernière quelque 114 millions de sites Internet actifs, contre seulement 10 000 à la fin de 1994. La révolution Internet a donc bien eu lieu et elle n’en est probablement qu’à ses débuts.

Internet fait sentir ses effets dans nombre d’aspects de la vie quotidienne : travail, courses, loisirs, démarches administratives, rencontres... Mais d’une manière générale, il a plutôt jusqu’ici déçu les espoirs des entreprises, qui voyaient en lui un précieux filon pour dynamiser leurs ventes, et de ceux qui le considéraient comme l’archétype du marché parfait. Son expansion reste basée sur l’essor des échanges interpersonnels, au profit d’intermédiaires de plus en plus puissants, ce qui a pour résultat de bousculer les modèles économiques d’un nombre croissant de secteurs d’activités.

Ce sont les secteurs des équipements télécoms, de l’informatique et du logiciel qui ont le plus profité du développement d’Internet. L’éclatement de la bulle spéculative autour de la nouvelle économie en 2001-2002 et la baisse d’activité qui l’a suivi ne sont plus qu’un lointain souvenir : même s’ils apparaissent plus cycliques aux Etats-Unis, les investissements dans ces biens et services se maintiennent bon an mal an autour de 5 % en Europe, selon le cabinet Forrester. Les effets de ces investissements sur la productivité de l’ensemble de l’économie restent difficiles à quantifier. Néanmoins, la contribution de ces secteurs à la croissance depuis vingt ans aux Etats-Unis n’est plus à démontrer : ils étaient encore à l’origine de 0,44 point des 2,9 % de croissance du produit intérieur brut (PIB) américain en 2006.

Un impact commercial modéré

L’impact du commerce électronique sur l’économie réelle est en revanche bien plus discret qu’escompté. A ses débuts, Internet avait suscité l’espoir d’un marché concurrentiel parfait, où l’offre rencontrerait la demande sans intermédiaire, dans un contexte de totale transparence de l’information. En particulier, il était beaucoup attendu du développement des places de marché pour les échanges entre entreprises, autrement appelés le B to B, le business to business. Mais il s’est avéré très difficile pour les entreprises de parvenir à décrire les biens et les services qu’elles échangent avec des informations exhaustives et fiables.

Chiffre d’affaires du commerce en ligne entre entreprises et du commerce en ligne de détail aux Etats-Unis

Au lieu de stimuler la concurrence entre fournisseurs, Internet a au contraire encouragé les partenariats commerciaux durables en simplifiant les rapports entre entreprises : l’EDI (échange de documents informatisés), c’est-à-dire les réseaux informatiques mis en place dans les années 80 par les grandes entreprises avec leurs fournisseurs et leurs clients pour passer les commandes et échanger des données, a migré vers Internet. Moins onéreux que l’EDI traditionnel, Internet a même permis aux petites et moyennes entreprises d’adopter ce système. Les volumes importants de B to B qui transitent aujourd’hui par le Net - un cinquième des échanges entre entreprises aux Etats-Unis - sont donc le résultat de cette migration et non d’une intensification de la concurrence, comme on l’attendait.

Bien qu’il progresse chaque année, Internet reste en revanche, à quelques exceptions près, un canal de vente marginal dans le commerce de détail : à peine plus de 3 % des ventes aux Etats-Unis en 2007. Dans les biens de consommation, Internet ne semble avoir réellement trouvé sa place que pour la vente de produits informatiques, voire beaucoup plus récemment dans l’habillement, mais il cherche encore ses marques dans la grande distribution, où il n’a pas été capable d’apporter de réels avantages en termes de prix. Même constat dans les services, où les barrières à l’entrée des marchés étaient sans doute souvent trop grandes pour que de nouveaux entrants opèrent une percée décisive, comme en témoignent les déboires des banques en ligne. Il n’y a guère que dans le tourisme où le raz-de-marée pronostiqué du commerce en ligne a bien eu lieu : un quart du marché en Europe a ainsi été réalisé en ligne en 2007.

L’observation des seuls volumes de vente réalisés en ligne tend cependant à sous-estimer l’impact d’Internet sur le commerce. Le Net s’impose désormais comme une étape préalable indispensable pour la recherche d’informations et de la meilleure offre au meilleur prix, y compris dans des domaines inattendus comme la santé où les sites d’information jouent un rôle croissant d’aide à l’autodiagnostic et à l’automédication.

Le boom des échanges entre particuliers

Le principal bouleversement entraîné par le développement d’Internet ne vient donc pas de la sphère marchande à proprement parler, mais de l’explosion des échanges entre particuliers. Ils affectent de manière croissante les modèles économiques de certains secteurs. Premières victimes collatérales : les industries culturelles. La numérisation des oeuvres, rendues désormais indépendantes de leur support physique (livre, disque, DVD...), combinée à l’irrésistible succès des réseaux de peer to peer (P2P), ces systèmes de partage de fichiers entre ordinateurs individuels via Internet, a totalement changé la donne.

Le renforcement de l’arsenal répressif à l’encontre du piratage dans tous les pays développés semble incapable d’inverser la tendance : 5 milliards de fichiers ont été téléchargés à partir des sites de P2P en 2006, en augmentation de 50 % par rapport à 2005, tandis que plus du tiers du trafic mondial d’Internet en 2007 s’expliquerait par la circulation illégale de vidéos. Il apparaît donc de plus en plus intenable pour les industries culturelles de camper sur le mode de paiement à l’unité qui est le leur depuis leur origine. Le succès de la gratuité les pousse aujourd’hui à expérimenter des modèles de forfait illimité ou de rémunération indirecte par la publicité. Dernière annonce en date, le projet de la maison de disques Sony-BMG de proposer aux internautes de télécharger tous les titres de son catalogue pour un forfait mensuel compris entre 6 et 8 euros. Par ailleurs, Sony-BMG serait disposée, tout comme sa concurrente Warner, à prendre des parts du plus grand site communautaire, MySpace, avec ses 90 millions de visiteurs en 2006, ce qui leur permettrait de toucher une partie de ses revenus publicitaires en échange de la libre utilisation de leur catalogue.

Les enjeux de la publicité

Mais les industries de contenus ne sont pas les seules touchées : les industries de flux, c’est-à-dire les médias, sont également dans la tourmente. On pense à la presse payante bien sûr, dont les ventes souffrent de la concurrence de l’information gratuite offerte par le Net (et ailleurs). L’enjeu est également fort pour la publicité qui constitue tout ou partie des ressources des médias. Liens sponsorisés, publicité vidéo, click to call (procédé permettant de se faire contacter immédiatement par téléphone par un annonceur), publicité insérée dans les jeux vidéo en ligne : les innovations dans ce domaine sont légion ; elles permettent un marketing bien plus ciblé que les grands médias traditionnels, comme par exemple TF1 dont le modèle généraliste commence à montrer ses limites.

En 2008, 45 milliards de dollars d’investissements publicitaires devraient être réalisés sur le Net. 15 % des dépenses publicitaires devraient lui être consacrées aux Etats-Unis et près de 10 % en Europe, en vive progression par rapport à 2007. Les moteurs de recherche comme Google contrôlent aujourd’hui presque les deux tiers de cette manne, réduisant d’autant la part du marché publicitaire qui revient aux autres médias.

Cherchant à accroître leur audience par tous les moyens, ces " infomédiaires " ne menacent d’ailleurs pas seulement les médias dont ils sont amenés à devenir les régies publicitaires, mais aussi des industries comme celle du logiciel, par la multiplication des offres de logiciels gratuits, une stratégie privilégiée par Google, ou celles des télécoms, dont ils grignotent le chiffre d’affaires grâce à l’essor de la VoIP, la téléphonie par Internet. La candidature de Google aux enchères américaines pour les fréquences télécoms en mars dernier témoigne de cette concurrence croissante.

Part des dépenses de publicité sur Internet aux Etats-Unis captée par les principaux moteurs de recherche, 2004-2007, en %

Les grands acteurs des télécoms et des logiciels ne sont cependant pas démunis dans cette guerre, comme l’illustre la tentative de Microsoft de mettre la main sur Yahoo. Outre des questions de plus en plus épineuses en matière de concurrence et de protection des données personnelles, ce choc des titans risque de laisser sur le carreau les médias traditionnels, de plus en plus impuissants à suivre sur le plan financier. Les enchères pour les droits de retransmission du football remportées par l’opérateur télécoms Orange au nez et à la barbe de TF1 en sont une illustration. Cette bataille risque aussi de subordonner les industries culturelles aux acteurs détenant les tuyaux, les contenus devenant en quelque sorte des bonus à l’abonnement téléphonique ou Internet, comme l’annonce actuellement la multiplication des forfaits incluant l’accès illimité aux catalogues des majors du disque.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !