Idées

Les trois temps des inégalités

8 min

L'explication de la réduction des écarts entre riches et pauvres par l'essor de l'économie de marché est aujourd'hui remise en cause par la remontée des inégalités.

Au XVIIe siècle, il ne fait guère de doute que, entre la noblesse et la paysannerie, l’écart des revenus et des conditions de vie était bien plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui entre les cadres dirigeants et les ouvriers. Est-ce l’essor de l’économie de marché qui, en imposant la révolution industrielle, a engendré un bouleversement sans précédent dans l’histoire de nos sociétés et réduit les inégalités ? On l’a longtemps cru. Le fait est que, après une phase de très forte croissance des inégalités, celles-ci ont eu tendance à se réduire assez sensiblement, selon un schéma que l’on retrouve dans bon nombre de pays et qui a donné naissance à ce que l’on appelle la " courbe de Kuznets ", du nom de l’économiste qui, dans les années 50, l’a proposée. Mais, depuis une trentaine d’années, le balancier semble reparti dans l’autre sens, celui d’inégalités croissantes, au point que l’on peut se demander dans quelle mesure l’économie de marché n’est pas en train de changer de nature.

La tendance de long terme

En 1830, le conseiller d’Etat en fin de carrière gagnait 45 fois plus que le manoeuvre de province. Un siècle et demi après, l’écart n’était plus que de 7 à 1. Jean Fourastié, dans les années 70, a rassemblé bien d’autres données du même acabit qui, toutes, vont dans le même sens. Entre le haut et le bas du panier des revenus, l’évolution séculaire montre un resserrement sensible des inégalités de revenu. Il donnait ainsi raison en quelque sorte à Tocqueville, qui voyait dans " l’égalisation des conditions " le grand ressort des sociétés démocratiques.

Toutefois, en rester à ce constat conduit à occulter l’essentiel : l’explosion des inégalités lorsque la société traditionnelle commence à céder la place à la société industrielle et que l’économie de marché tend à se substituer aux échanges de proximité qui étaient alors la règle. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie du docteur Villermé (1840). A Mulhouse, écrit-il, " tandis que dans les familles de fabricants, négociants, drapiers, directeurs d’usine, la moitié des enfants atteint la 29e année, cette même moitié cesse d’exister avant l’âge de 2 ans accomplis dans les familles de tisserands et d’ouvriers des filatures de coton "1. L’espérance de vie est, selon les calculs de Villermé, de l’ordre de 23 ans chez les ouvriers. La classe ouvrière paye alors d’un prix élevé le passage d’une économie de la proximité à une économie de marché. Comme l’écrit Eugène Buret la même année 2, " la misère se rencontre ordinairement dans les lieux de grande production, dans les foyers les plus actifs de la richesse industrielle ". Ceux qui produisent la richesse sont contraints de vivre dans une misère sans nom, tandis que ceux qui les font travailler s’enrichissent.

Part des 10 % les plus riches dans l’ensemble des revenus aux Etats-Unis, en %

La montée en puissance des Etats-Unis s’accompagne au début du XXe siècle d’un accroissement des inégalités avant que l’essor de l’Etat-providence joue dans le sens d’un rééquilibrage. A partir des années 70, s’ouvre une nouvelle phase de remontée des inégalités.

Part des 10 % les plus riches dans l’ensemble des revenus aux Etats-Unis, en %

La montée en puissance des Etats-Unis s’accompagne au début du XXe siècle d’un accroissement des inégalités avant que l’essor de l’Etat-providence joue dans le sens d’un rééquilibrage. A partir des années 70, s’ouvre une nouvelle phase de remontée des inégalités.

Pourtant, dès 1840 en Angleterre, aux alentours de 1850 en France et en Allemagne, les enquêtes montrent que, même dans la population ouvrière, les budgets alimentaires occupent une place qui commence à se réduire, tandis que l’espérance de vie s’allonge, signes qui ne trompent pas. Toutefois, le mouvement de réduction des inégalités demeure très lent. Au début du XXe siècle, la part du revenu total qui échoit au centième le plus favorisé des ménages est encore de l’ordre de 20 % en France. Il faut attendre 1930 pour qu’il tombe à 15 % et 1945 pour qu’il arrive à 10 % 3. Dans les autres pays industrialisés, le mouvement d’ensemble est le même : après une période d’ouverture de l’éventail des inégalités qui dure trente à cinquante ans, l’essor de l’économie de marché s’accompagne d’une réduction progressive des inégalités au cours du siècle qui suit.

Simon Kuznets (1901-1985), un économiste d’origine ukrainienne émigré aux Etats-Unis, propose une explication privilégiant la productivité du travail, laquelle détermine le niveau des revenus de chaque personne employée. Au fur et à mesure que le marché se développe et que les façons de produire changent - par exemple le métier Jacquard se substituant au métier à tisser manuel -, des travailleurs quittent les activités à faible productivité pour des métiers à productivité plus élevée, ce qui engendre une hausse de leurs revenus (et de ceux de leurs employeurs...). Donc les inégalités se creusent. Vient cependant un moment où l’écart entre les uns et les autres cesse de croître et tend au contraire à se réduire, à la fois parce que l’agriculture voit sa productivité augmenter et parce que de plus en plus de travailleurs sont occupés dans les secteurs à productivité élevée. D’où la fameuse courbe de Kuznets, en forme de U renversé. Les inégalités progressent tant que les activités traditionnelles demeurent à la traîne, et elles régressent quand le marché finit par imposer sa loi à tous les secteurs, en éliminant les emplois à faible revenu au profit d’emplois à productivité élevée, donc à hauts revenus.

La tendance plus récente

Pourtant, depuis 1980, dans la plupart des pays de vieille industrialisation (France exceptée), on constate que la part dans l’ensemble des revenus du dixième le plus favorisé (dernier décile) tend à progresser nettement plus vite que celle des autres fractions de la population. Ainsi, aux Etats-Unis, la part des deux derniers déciles de la population est passée de 44 % en 1978 à 50 % en 2005 4 et celle des deux premiers déciles (les plus pauvres de la population) de 4,2 % à 3,4 %, ce qui infirme la courbe de Kuznets.

Thomas Piketty avance deux explications pour comprendre cette discordance entre la tendance de long terme et la tendance plus récente : l’inflation et l’impôt progressif sur le revenu. La première a réduit sensiblement - surtout entre 1914 et 1945 - le patrimoine des classes favorisées, souvent placé en titres à revenus fixes. Le second a amputé les revenus tirés de ce patrimoine. C’est donc par le haut que les inégalités se sont réduites sur le long terme, contrairement à la thèse de Kuznets. Mais, depuis la fin des années 70, l’inflation a été jugulée, permettant de mieux valoriser les patrimoines mobiliers, tandis que les taux d’imposition appliqués aux tranches les plus hautes de revenu se réduisaient sensiblement. Les différences de gains de productivité ne sont donc pour rien dans ce retournement historique des tendances. Pour compléter le tableau, Thomas Piketty estime que " les très hautes rémunérations sont redevenues socialement acceptables dans les Etats-Unis des années 80 et 90 ". L’opinion jouerait ainsi un rôle. Cette dernière période modifie complètement le regard que l’on peut porter sur les deux derniers siècles. A la place de la courbe en U renversé avancée par Kuznets, l’économie de marché semble caractérisée par deux périodes de forte croissance des inégalités encadrant une longue période (un siècle et demi) de réduction plus ou moins rapide de celles-ci.

Trois mouvements

Si tel est bien le cas, cela provoquerait une sérieuse révision de la lecture de l’évolution économique. Dans un premier temps, l’émergence du marché ne serait bornée par aucune institution ou aucune règle, et engendrerait une " économie du chercheur d’or " : le gagnant rafle tout. Des fortunes colossales côtoieraient alors une misère grandissante 5. Mais, dans une société démocratique, l’opinion compte et, révoltée par ces inégalités croissantes, elle finirait par engendrer une sorte d’interventionnisme public visant à contrer la dynamique économique inégalitaire. C’était la thèse de Tocqueville, et on peut effectivement penser que la légalisation des syndicats, les différentes lois sociales, la redistribution et l’impôt progressif ont été le fruit d’une opinion choquée par l’inégalité croissante des conditions. Dans un troisième temps, cependant, ces institutions, instaurées au niveau national, pourraient apparaître comme autant de lourdeurs, voire de freins, face à une économie de marché dont le centre de gravité s’est déplacé, en faisant irruption dans un certain nombre de pays de l’ancien " tiers monde " : sous la pression de la mondialisation, les institutions anciennes seraient remises totalement ou partiellement en cause, et la dynamique inégalitaire du marché reprendrait alors le dessus.

La courbe de Kuznets donnait au fond une vision optimiste de l’évolution de nos sociétés : le marché finit toujours par jouer au bénéfice de tous, en apportant croissance et réduction des inégalités, même si, dans un premier temps, on pouvait penser le contraire. La nouvelle approche est au contraire porteuse d’une vision pessimiste : dès qu’on relâche la pression exercée sur lui, le marché est repris par ses vieux démons inégalitaires. Entre ces deux lectures, l’avenir tranchera, inévitablement. Mais, en attendant, l’effet Matthieu joue à plein : " A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait " 6.

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