Idées

La mondialisation sert-elle la paix ?

8 min

Le développement des échanges adoucit-il les moeurs ou est-il porteur de violence ? Plus de deux siècles de débats n'ont pas permis de trancher la question.

Dans un article paru en 1993, l’économiste américain Paul Krugman montrait que la théorie économique dominante était bien en peine de justifier la nécessité de la libéralisation des échanges. Néanmoins, disait-il, l’argument qui milite pour le libre-échange est essentiellement d’ordre politique 1 : des pays qui commercent entre eux ont plus de chances de coopérer et moins de chances de se faire la guerre. Il reprenait ainsi une thèse née au XVIIIe siècle, celle du " doux commerce ", exprimée notamment dans L’esprit des lois de Montesquieu : " Partout où il y a du commerce, il y a des moeurs douces. " Or, comme l’a montré Albert O. Hirshman, cette idée a été depuis largement contestée 2. Tant et si bien que l’on retrouve présentes aujourd’hui les différentes thèses qui se sont affrontées tout au long de l’histoire sur les liens entre extension internationale du marché et agressivité entre les nations.

Doux commerce, douce démocratie

Montesquieu n’est pas le seul, au XVIIIe siècle, à considérer que le commerce international est un agent pacificateur des relations internationales. Condorcet et Thomas Paine suivent la même logique qui présente l’économie de marché comme un facteur de paix, car elle joue le rôle d’antidote aux passions destructrices des princes. C’est l’idée d’une société civile pacifiée par le marché, qui fonctionne harmonieusement en s’émancipant du pouvoir du prince. Cette vision utopique du marché croit pouvoir construire une société qui s’affranchirait, dans sa construction, de toute délibération politique et de tout débat citoyen. Le libre-échange est alors conçu comme l’extension, au niveau international, de l’espace où les individus marquent leur accord à se socialiser par l’intermédiaire du marché.

Cette position n’est pas seulement défendue par les économistes. Certains spécialistes des relations internationales la mettent également en avant comme l’un des facteurs explicatifs de l’absence de guerre entre les grands pays depuis plus de cinquante ans 3. Comme le souligne le politologue Dario Battistella, " l’émergence d’une économie mondiale a induit dans la mentalité des peuples un changement de valeurs (...), où la prospérité et le bien être deviennent les valeurs suprêmes à acquérir, plutôt qu’à conquérir ". Le libre-échange a aussi contribué à l’émergence d’une classe moyenne à l’origine de la démocratisation progressive de nombreux pays. Dans le monde de l’après-Seconde Guerre mondiale, si l’on fait la guerre en Irak, en revanche " jamais des Etats démocratiques ne se sont battus entre eux ". Pour les partisans de cette approche, le libéralisme économique renforce la démocratie qui renforce elle-même le libéralisme dans un monde harmonieux qui vit la fin de son histoire, comme le défendait il y a quelques années Francis Fukayama.

Le marché porteur de violence

Pour Joseph Schumpeter, la thèse ne tient pas. Le marché, loin de promouvoir des relations pacifiées, détruit les sociétés car il porte en germe le délitement des valeurs morales nécessaires à son soutien (respect de la propriété individuelle, respect des lois). L’argument est simple : la primauté de l’intérêt personnel mine les volontés de coopération et la définition commune de biens collectifs. Dans un monde où prédomine l’économie de marché, il n’y a donc aucune surprise à voir se développer des comportements hors les lois. L’économiste américain Charles Kindleberger a montré combien la montée en puissance de la finance crée des bulles spéculatives dont un signe évident au cours de l’histoire a toujours été l’expression de comportements immoraux, d’Enron à l’affaire Kerviel.

Les quatre liens entre libéralisme et paix

L’idée d’une tendance autodestructrice des économies de marché a bien entendu été largement développée par Marx, pour qui le lien est plus direct : la concentration du capital, la baisse du taux de profit, les crises de surproduction, etc. conduisent à la faillite des économies libérales, ce qui ne les rend pas propices à rechercher l’harmonie avec les autres pays, complète Lénine. Karl Polanyi est un autre défenseur de cette approche. Pour lui, l’économie libérale s’empare de tout ce qui passe à sa portée : tout devient marchandise dans une société où l’économie est considérée comme désincarnée du contexte social et où la loi du marché soumet l’Etat souverain. Dans les sociétés où règne la loi du marché, les individus ne sont plus en relation entre eux, mais seulement par l’intermédiaire des marchandises qu’ils produisent. Seule la violence peut engendrer ce type de société où la personne est niée, affirme Polanyi dont le maître ouvrage, La grande transformation, explique les liens entre la montée du libéralisme économique à partir de la fin du XIXe siècle et celle du fascisme et du nazisme.

La thèse des effets belliqueux du libéralisme est encore largement défendue aujourd’hui. Au début des années 90, Robert Reich, l’ancien ministre du Travail du président Clinton, explique que la mondialisation libérale détruit les valeurs démocratiques et le sens du " vivre ensemble ", en divisant les sociétés entre des " manipulateurs de symbole ", profitant de l’ouverture économique, et le reste de la société qui en subit les coûts.

De nombreux spécialistes de relations internationales en font également leur thèse centrale. Pour le politiste américain Robert Gilpin, la mondialisation libérale ne contribue qu’à créer un champ d’affrontement supplémentaire où les Etats poussent au protectionnisme, au nationalisme économique et à un régionalisme des blocs. En mettant en contact des civilisations différentes, écrit Samuel Huntington, l’extension mondiale de l’économie de marché renforce leur volonté d’exprimer leur identité propre, en particulier par le conflit. Ce qui nous fait entrer dans l’ère du " choc des civilisations ".

Archaïsmes fautifs et archaïsmes vertueux

Albert Hirschman remarque astucieusement que Karl Marx et Joseph Schumpeter ont également défendu une thèse exactement inverse à celle qui précède. Il remarque que, dans la préface du Capital, Marx souligne que l’Allemagne n’est pas seulement victime des maux liés à l’expansion du capitalisme, mais aussi d’une " longue série de maux héréditaires provenant de la persistance de modes de production vieux et périmés, avec leurs séquelles de rapports politiques et sociaux mal adaptés à notre époque ".

Schumpeter explique pour sa part la Première Guerre mondiale par le fait que le capitalisme libéral, faute d’être assez vigoureux, n’a pas pu transformer les sociétés pour les amener aux effets bénéfiques du doux commerce... Cette approche a été défendue avec constance dans les années 90 par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale : l’économie de marché ne fonctionnait pas dans les pays du Sud parce qu’elle n’était jamais vraiment mise en oeuvre du fait des résistances locales.

Entièrement faux, répondent d’autres spécialistes. Les comportements issus de pratiques anciennes représentent une source d’atouts non négligeables, même s’ils sont méconnus. Prenez l’exemple des réseaux familiaux en Afrique. Pour les défenseurs de la thèse de l’archaïsme, ils contribuent à expliquer l’absence de productivité des entreprises, dont les dirigeants sont obligés d’employer les membres de leur famille, plutôt que le personnel le plus qualifié, et ils doivent distribuer leurs maigres profits au groupe familial, se privant du financement de leurs investissements. C’est oublier que dans des économies de petites entreprises, le système bancaire refuse souvent de financer la création d’entreprises qui peuvent ainsi trouver dans ces réseaux familiaux décriés les moyens de leurs premiers investissements. Quant à l’embauche de membres de la famille, elle permet des formes de délégation d’autorité qui n’aurait pas lieu. L’économiste japonais Michio Morishima a montré de son côté combien le confucianisme, loin d’être un handicap, a servi les ressorts de la croissance japonaise.

Pour autant, il serait vain de chercher à circonscrire " l’authentique " et le " traditionnel " d’une culture pour en faire un élément de développement d’une économie de marché pacifiée. Parce que, comme le démontre le chercheur Jean-François Bayart, d’une part, l’identification d’un rapport particulier à l’économie de telle ou telle communauté est périlleuse - quels rapports entre les trajectoires économiques de pays comme la Chine, Taiwan et la Corée du Sud, pourtant tous emprunts de confucianisme ? - et, d’autre part, parce que les modes d’appropriation du fonctionnement d’une économie de marché peuvent aussi passer par la guerre. Vecteur historique de changement social, " elle donne lieu à des innovations technologiques, elle transforme les rapports entre acteurs, elle redistribue la richesse, elle propage de nouvelles mentalités, elle est un instrument de protection et de compétition économique ". En Europe, on sait combien les guerres ont porté le développement des systèmes fiscaux et, par suite, puisque l’Etat disposait de ressources, l’essor des emprunts publics et donc des marchés financiers. Du marché comme pacificateur, on passe à la guerre comme source d’innovation servant le marché...

Finalement, comme l’a écrit le chercheur américain Robert Gilpin, " aucune généralisation n’est possible pour ce qui est du rapport entre interdépendance économique et comportement politique. Par moments, l’échange économique peut modérer les relations politiques et par moments, au contraire, il peut les aggraver "...

Ce texte est une version raccourcie et mise à jour de l’article paru dans " Le Libéralisme ", Alternatives Economiques, hors-série n° 51, 1er trimestre 2002.

  • 1. Voir Problèmes économiques n° 2366, 9 mars 1994.
  • 2. Cet article emprunte sa structure à son passionnant article " Douceur, puissance et faiblesse de la société de marché : interprétations rivales de Montesquieu à nos jours ", paru dans L’économie comme science morale et politique, coéd. Gallimard-Le Seuil, 1984.
  • 3. Voir le texte de Dario Battistella dans " La mondialisation ", Alternatives Economiques, hors-série n° 59, 1er trimestre 2004, disponible dans nos archives en ligne.

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