Entretien

La démocratie face au marché

10 min
Pierre Rosanvallon

A quel moment le marché s’est-il constitué comme idéologie ?

On voit apparaître des échanges économiques, avec des prix résultant pour partie de l’offre et de la demande, trois mille ans avant notre ère, en Mésopotamie. En revanche, c’est au XVIIIe siècle qu’apparaît l’idée de marché non pas seulement comme principe réglant les échanges économiques, mais comme principe général organisateur de la vie sociale. L’économie politique écossaise, à travers Hume, Ferguson, Mandeville et surtout Adam Smith, fait du marché une alternative au contrat social. Le contrat social présuppose, dans la vision de Jean-Jacques Rousseau, le face-à-face, la délibération, l’arbitrage. Autant d’exigences nécessaires pour qu’il puisse s’établir. Au-delà de ces exigences, le contrat social pose un autre problème : il répond à la question de " comment organiser un ordre démocratique entre un nombre limité de citoyens ? ". Mais il ne répond pas à la question de " comment organiser la paix à l’échelon international ? ". Il présente donc ce double problème d’imposer des exigences pour construire la démocratie et d’établir une dissymétrie entre démocratie interne et organisation des relations entre les nations. Dans ce contexte, le marché se présente comme la solution simultanée à ces deux problèmes. Il se veut une alternative au face-à-face social, toujours difficile, consommateur de temps, complexe à organiser.

Le marché, selon Smith, est au contraire un mécanisme anonyme et automatique, qui produit le consensus social en assurant la satisfaction de chacun. Au rugueux face-à-face des opinions, il substitue l’harmonie naturelle des intérêts. De même, à l’échelon international, le marché est censé établir un ordre en rupture avec les règles de la société internationale classique dans laquelle le jeu est à somme nulle, où la progression de la puissance d’une nation est toujours acquise au prix du déclin de la puissance de l’autre. A cette politique classique, qui fonde la puissance sur le contrôle des territoires, le marché oppose une vision déterritorialisée du monde, où les relations entre nations prennent la forme d’un jeu à somme positive. C’est en ce sens que j’ai pu parler, pour qualifier l’idée de marché chez Smith, de capitalisme utopique 1.

Effectivement, ce modèle ne s’est guère concrétisé au vu de l’histoire passée du capitalisme...

Le modèle d’Adam Smith peut fonctionner théoriquement parce qu’il repose sur une vision de la société relativement frugale, d’une économie de marché relativement douce, très loin du capitalisme débridé qui se développera ultérieurement et viendra bouleverser les modes de vie. Quand Smith publie la Richesse des nations, en 1776, la révolution industrielle commence tout juste, les grandes fabriques n’existent pas encore. Il ne perçoit pas la puissance de brutalisation du capitalisme. Il ne pense pas le marché en étant le témoin de ce que sera bientôt le capitalisme réel, à la différence de Karl Marx.

Mais la défense du marché comme principe supérieur d’organisation des sociétés n’est-elle pas d’abord fondée aujourd’hui sur la critique des effets pervers de la décision politique ?

Il y a effectivement une deuxième philosophie du marché, très différente de celle de Smith, qui a été développée avec le plus de puissance par Friedrich Hayek. Pour Hayek, le marché n’est pas une philosophie sociale ou morale, mais un système cognitif, un processus informationnel capable de traiter une multitude de données simultanées, sur la base d’une accumulation d’expérience dans la gestion de ces données. C’est donc une vision historique du marché, entendu comme un processus historique d’apprentissage humain de la complexité.

Hayek est donc très loin de Smith, mais il aboutit à une conclusion identique : le marché est supérieur à la discussion politique, parce que, selon lui, des partis et un Etat ne seront jamais en position de traiter la multitude de données qu’il est capable de traiter. Même avec la meilleure volonté du monde, un décideur public va nécessairement négliger des informations et produire des inégalités et des rentes.

Le meilleur système politique, pour Hayek, est donc celui qui donne une place centrale au marché parce qu’il intègre toutes les expériences et évite tous les phénomènes de captation, de formation de monopoles au profit d’intérêts privés. Cette idéalisation du marché le conduit à proposer un système démocratique fondé sur des constitutions établissant des règles économiques intangibles, afin que l’ordre politique ne vienne pas perturber l’ordre économique naturellement bon engendré par la dynamique du marché. Le but du système politique devient de s’autolimiter puisque les mécanismes économiques établissent un ordre supérieur à celui qui résulte du jeu des opinions et des majorités.

On a donc là deux philosophies du marché, qui concluent, l’une et l’autre, au nécessaire dépérissement de la sphère politique et de la démocratie. Et vous, qu’en pensez-vous ?

Pour moi, à l’inverse, la démocratie a deux dimensions. La première, c’est de prendre acte de la division dans la société. Nous vivons dans des sociétés divisées, en termes de philosophie sociale, en termes culturels et plus encore en termes de situations économiques : il y a des riches et des pauvres. La première tâche de la démocratie, c’est donc de prendre acte de la division de la société et de faire de cette division un objet central de discussion, de penser des solutions et de trancher. Car il y a nécessairement des visions différentes de ce qu’il faut faire, de ce que doivent être les rapports entre les riches et les pauvres, de ce qu’est l’intérêt général. La démocratie est donc toujours un affrontement, entre solutions, entre intérêts.

Mais elle n’est pas que cela. Elle est aussi l’organisation d’éléments de consensus dans la société, car une société complètement divisée est une société qui ne peut pas fonctionner. Ce qui suppose des institutions régulatrices du conflit et des institutions qui construisent du consensus. Ainsi, la vie politique et parlementaire ordinaire a pour but de réguler les conflits en lien avec les organisations de la société civile : syndicats, organisations citoyennes. Mais, dans le même temps, la constitution établit des règles du jeu acceptées par tous. Le consensus prend aussi la forme de valeurs partagées : l’impartialité, le respect du pluralisme. C’est ainsi qu’on a mis en place un Conseil supérieur de l’audiovisuel en France, parce qu’on a considéré que l’impartialité de l’audiovisuel est un bien public supérieur qui doit être au-dessus des partis.

Bien sûr, le partage entre les institutions du consensus et celles du conflit fait l’objet d’une discussion qui est au coeur de la démocratie. Prenons par exemple le débat autour de l’indépendance de la Banque centrale, qui oppose Français et Allemands. Cette indépendance est particulièrement chère au coeur des Allemands parce que, dans leur esprit, la stabilité de la monnaie est un élément fondateur du contrat social ; c’est une conviction liée à leur expérience de l’hyperinflation, qui les a conduits à vouloir placer la monnaie hors de l’influence immédiate des partis.

Mais il faut noter que cette constitutionnalisation de la monnaie a pour pendant la conviction, héritée de l’expérience du nazisme, que la démocratie ne peut reposer uniquement sur les élections, puisque Hitler est parvenu au pouvoir par la voie électorale. C’est pourquoi la Constitution allemande reconnaît le droit à l’insurrection si le régime, même issu d’élections, devient tyrannique. L’expérience de l’hyperinflation et du nazisme a ainsi conduit les Allemands à placer différemment les limites de l’action des partis.

Quelle place laisser au marché face à la délibération démocratique ?

Pour répondre à cette question, il faut penser le marché dans ces deux dimensions : c’est à la fois un système de régulation de l’économie et un système d’allocation de la propriété, de la richesse. A partir des années 20, et cette idée n’est pas née d’abord dans les pays communistes, on a longtemps pensé qu’une société rationnelle moderne trouverait des moyens d’organisation plus rationnels que le marché pour faire fonctionner l’économie, grâce à la planification. Mais on a fini par accepter l’idée que le marché avait une supériorité informationnelle, le point fort du raisonnement d’Hayek, et qu’on ne pouvait modéliser le fonctionnement dynamique de l’économie.

Le marché ne doit pas pour autant être le seul système de production et de traitement des informations ; on peut bien entendu discuter de la nécessité d’introduire des biens publics, de la régulation, mais la question de la supériorité informationnelle du marché n’est plus discutée aujourd’hui. En revanche, il y a un renouveau du débat autour du marché, comme système d’allocation de la propriété du fait du niveau atteint par les inégalités économiques dans nos sociétés, qui pose une question fondamentale à l’ordre démocratique. En effet, la démocratie ne repose pas seulement sur une organisation des droits, c’est aussi une société dans laquelle les personnes se respectent, peuvent se parler ensemble, vivre ensemble et ne sont pas étrangères les unes aux autres, ce qui suppose qu’elles soient commensurables. Or, le développement actuel des inégalités rend aujourd’hui incommensurable la situation des personnes.

Comme le dit Tocqueville, la démocratie est à la fois un régime et une forme de société. Or, aujourd’hui, si nos régimes démocratiques se sont affermis, nos sociétés démocratiques se sont affaiblies. Et quand la démocratie n’est plus qu’un régime, elle ne fait plus qu’organiser la coexistence entre des groupes séparés.

Le développement des Etats-providence, de formes de régulation du salariat, de la socialisation technocratique du pouvoir dans l’Etat et dans l’entreprise, via la dévalorisation de l’actionnaire au profit du manager, avait conduit au siècle dernier à faire émerger une forme de civilité démocratique et sociale qui tranchait avec le capitalisme décrit par Disraeli dans son roman Sybil, or the Two Nations : on y voit, dans cette Angleterre du XIXe siècle, le prolétariat et la bourgeoisie aristocratique comme deux nations hostiles, totalement étrangères l’une à l’autre, qui entretiennent un face-à-face hostile. Eh bien, nous revenons aujourd’hui à cette situation, dans des conditions et pour des raisons économiques qui sont bien connues : la mondialisation engendre une diffraction généralisée du monde et on retrouve dans chaque pays les inégalités observées entre les pays.

Que faire face à ce développement des inégalités qui menace la démocratie ?

La reconstruction d’une civilité démocratique est la grande question du XXIe siècle. Elle suppose de penser la question des inégalités. Le mérite peut justifier les inégalités. Le problème est de définir ce qu’est le mérite. Qu’est-ce qui procède de l’investissement des personnes, et qu’est-ce qui procède, dans la création de richesse des acquis sociaux, d’un héritage collectif ? Il nous faut donc faire de la question du mérite un objet central du débat social. Car s’il y a des différences qui sont justifiables, il importe que ces différences soient constamment questionnées et que les différences qui ne sont pas justifiables du point de vue du bien public soient combattues.

Aujourd’hui, on accepte des différences injustifiables au nom du fait qu’elles sont acceptées ailleurs. Mais est-ce une contrainte aussi forte qu’on veut nous le faire croire ? Je n’en suis pas sûr. On aurait pu aussi refuser, hier, de créer l’Etat-providence au motif qu’il allait être coûteux ! Au final, tous les pays ont fini par en construire un. Enfin, on n’imagine pas que le niveau des inégalités existant en Chine puisse se perpétuer sans qu’il se passe quelque chose dans la société chinoise et on ne voit pas non plus que la smicardisation de la société française s’étende sans qu’il y ait aussi une montée du mouvement social. Le problème de la répartition va donc redevenir une question centrale dans les démocraties, car si celles-ci sont un facteur de légitimation de la différence, elles sont aussi un système d’organisation de la civilité et de la vie commune.

  • 1. Dans Le capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché, éd. du Seuil, première éd. 1979.
Propos recueillis par Philippe Frémeaux

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