Entretien

Le marché, un ordinateur aux logiciels mal compris

8 min
François Fourquet chercheur au Laboratoire d'économie dionysien (LED), université Paris VIII
Roger Guesnerie professeur au Collège de France

Le marché est considéré comme un puissant organisateur, un coordinateur efficace des décisions des agents économiques. Mais cette image relève d’un " idéal théorique loin d’être réalisé ", dites-vous dans votre livre.

Roger Guesnerie : On peut sans doute transposer au marché ce que Churchill disait de la démocratie, c’est le pire système à l’exception de tous les autres. La théorie économique standard met l’accent sur le rôle de coordination du marché : les prix fournissent des signaux qui permettent à l’économie de fonctionner efficacement. Il y a deux dimensions à cette idée. D’une part, le marché extrait efficacement l’information détenue par les acteurs (plutôt Hayek) ; d’autre part, c’est une machine à calculer les prix (plutôt Walras). Extraction des informations décentralisées et agrégation dans des prix qui fournissent des signaux pertinents pour le calcul économique sont deux fonctions stratégiques pour le fonctionnement de l’économie. Les difficultés de la planification soviétique dans ces deux dimensions ont souligné, en contrepoint, que le marché accomplit un travail complexe.

François Fourquet : Et il est censé le faire spontanément. Cela dit, Walras a dû inventer la fiction d’une institution centrale dans cet ordre spontané, un " commissaire-priseur ", pour qu’il fonctionne effectivement. Evidemment, ce commissaire-priseur n’existe pas dans la réalité. Cela m’a toujours surpris que Walras ait eu besoin de recourir à cette fiction.

R. G. : Il était conscient d’un problème : comment la confrontation des acteurs sur chacun des marchés permet de passer à l’équilibre sur l’ensemble des marchés ? Contrairement à la thèse libérale dominante, celle de Jean-Baptiste Say, par exemple, Walras voyait l’automaticité des ajustements comme un postulat non démontré. Au problème des interactions des ajustements de prix entre les marchés, qu’il a été le premier à bien comprendre et à souligner, il a proposé une solution peu convaincante, le fameux " tâtonnement walrasien " 1. La question reste, à mon sens, ouverte. On ne comprend toujours qu’imparfaitement comment fonctionne " l’ordinateur marché ", même si des travaux contemporains, ceux autour de ce que l’on appelle le " nouveau " modèle keynésien, ont remis l’ouvrage sur le métier.

L’ordinateur fonctionne-t-il toujours vraiment bien ? L’actualité de ces derniers mois montre plutôt que les crises sont souvent présentes. Pourquoi y a-t-il tant de crises en économie de marché ?

R. G. : C’est sans doute parce que l’on ne comprend pas bien le fonctionnement de l’ordinateur, que l’on n’en comprend pas les dysfonctionnements qui s’exacerbent dans les crises. Mais il y a crise et crise. Marx pensait déjà que le capitalisme allait s’effondrer car il ne sécrétait pas assez de pouvoir d’achat pour écouler les biens qu’il produisait. Il n’y a pas d’explication unitaire pour toutes les crises : entre la crise de 1929, la crise asiatique de 1997-1998 et la crise des subprime, le même mot recouvre des réalités différentes, voire très différentes. Cependant, à un niveau conceptuel, elles traduisent toutes des problèmes de coordination qui renvoient à la qualité des signaux présents, mais aussi aux signaux anticipés c’est-à-dire à la coordination des représentations de l’avenir. La théorie standard fait l’hypothèse, commode mais irréaliste, que les anticipations sont toujours coordonnées. Ceci nous renvoie, si l’on veut, à Pierre Massé, l’une des grandes figures de la planification à la française, qui voyait dans le Plan un réducteur de l’incertitude. Le Plan, " étude de marché généralisée ", devait servir à coordonner non seulement les prix aujourd’hui, comme le tâtonnement walrasien, mais aussi les anticipations.

F. F. : Je n’ai pas de théorie générale des crises mais, en ce qui concerne celle de 1929, j’adhère aux explications de Keynes : le marché peut fonctionner à l’équilibre en étant en situation de sous-emploi. Et les politiques keynésiennes de l’après-guerre me semblent avoir bien fonctionné pour répondre à ce problème. Face au catastrophisme qui accompagne les périodes de crise, je constate que l’on s’en sort toujours. La crise de 1929 reste le modèle d’une grande catastrophe, mais elle ne s’est jamais reproduite, les institutions publiques, de la Réserve fédérale américaine au Fonds monétaire international (FMI), interviennent pour gérer ces crises. Vous évoquez Marx : cela avait un sens de prédire la catastrophe quand on imaginait la possibilité d’un monde meilleur, d’un monde sans crise. Mais le modèle soviétique, alternatif au capitalisme, a été un échec magistral qui connut des crises graves dès la fin des années 60.

Les marchés financiers sont-ils le point de fragilité de l’économie de marché contemporaine ?

R. G. : C’est un monde opaque pour les non-initiés. Sur le plan théorique, par exemple, la balkanisation du savoir dans le domaine s’est accentuée ; c’est vrai ailleurs, mais sans doute plus spectaculaire sur ce sujet. Tarification de tel ou tel produit financier et tarifications des produits dérivés font appel à des mathématiques financières éventuellement différentes, toujours sophistiquées ; le champ de la finance d’entreprise et celui de l’économétrie des fluctuations des marchés boursiers sont des continents intellectuels différents et qui communiquent peu.

F. F. : François Morin suggère que le principal danger de la finance réside dans la concentration excessive du pouvoir dans les mains de quelques grandes banques internationales, logées à New York ou à Londres. Je ne sais pas si cela suffit pour affirmer que la finance est le point de fragilité de l’économie de marché. En revanche, la finance contemporaine est passée du petit ruisseau du marché des eurodollars, créé en 1957, au grand fleuve d’une finance mondialisée. Désormais, les crises financières ne peuvent être comprises et gérées qu’au niveau mondial.

La gestion de la mondialisation est-elle alors le principal défi de l’économie de marché ?

R. G. : Il me paraît difficile de trancher aujourd’hui entre un scénario rose et un scénario gris. Une parenthèse : cette hésitation ne reflète en rien amour ou désamour du marché, en qui il faut voir un corps froid, un outil qui peut servir, c’est le plus souvent le cas, ou desservir.

Dans la mondialisation du XIXe siècle, la rente foncière a été multipliée par cinq en Australie, un pays émergent de l’époque, et divisée par deux en Angleterre. On n’en conclura évidemment pas qu’avec l’arrivée en masse sur le marché du travail mondial des Chinois, des Indiens, etc., les salaires des émergents seront multipliés par cinq et les nôtres divisés par deux, mais la logique de la mondialisation pousse à l’égalisation du prix du travail. Le plus vraisemblable est qu’elle va réduire les inégalités entre pays, du moins entre pays embarqués dans le bateau du commerce mondial, les émergents et nous. Mais elle risque également de susciter dans les pays riches des pressions à la baisse des salaires sur de larges segments du marché du travail. Sont d’abord concernées, les compétences qui ne sont pas rares sur le marché mondial, ce qui peut toucher des personnes peu qualifiées mais aussi des qualifiées.

Notre salut viendra-t-il du progrès technique ? Je ne sais pas et, sur ce point, j’assume ma différence avec la plus grande partie de la profession des économistes, dont le scénario moyen propose une image plus rose des ajustements de l’avenir. Disons que je ne suis pas pleinement rassuré sur les effets, loin d’être clairs aujourd’hui, de la mondialisation sur nos équilibres sociaux internes

F. F. : En matière de mondialisation, j’accepte la leçon de Fernand Braudel. Pour lui, le capitalisme est la partie supérieure de la société dont l’horizon est mondial et qui recherche le monopole, là où il est le seul à pouvoir bénéficier de profits importants. Les règles de l’économie de marché à la Walras ne s’y appliquent pas, car il est dominé, hier par des dynasties marchandes, aujourd’hui par de grandes firmes multinationales. Et c’est à travers ces acteurs du capitalisme au sens braudélien que l’on peut essayer de comprendre la mondialisation contemporaine.

R. G. : Mon sentiment est que le marché domine l’entreprise. J’ai vu s’effondrer les grandes entreprises dont on nous disait qu’elles faisaient les gouvernements. Pour moi, l’entreprise ne domine pas le marché.

F. F. : Est-ce que la grande entreprise ne ruse pas avec le marché pour passer par-dessus ses règles ?

R. G. : Oui, mais à terme, les entreprises ne sont pas nécessairement des organisations très pérennes. Au cours de la crise financière de mars dernier, Bear Stearns, l’une des premières banques d’affaires américaines, a disparu. Je ne nie pas la possibilité de collusion entre firmes, mais les entreprises dont on nous dit qu’elles mènent le monde m’apparaissent plutôt comme des acteurs fragiles.

Un important défi apparu plus récemment dans le débat politique est celui du développement durable. Pensez-vous qu’il soit traité avec le degré d’urgence approprié et de manière satisfaisante ?

R. G. : Pour les politiques climatiques, qui me paraissent les plus importantes, on va lentement, alors même qu’une action plus rapide nous coûterait moins cher dans la durée. Mais si on regarde dans le rétroviseur, des progrès ont été faits : à l’échelle historique, il a fallu moins de dix ans entre les premiers avertissements sérieux des climatologues et la mise en oeuvre du processus de Kyoto. Même si le rythme de l’action est insuffisant, la planète entière discute aujourd’hui de l’avenir de son environnement et se prépare, semble-t-il, à négocier l’après-Kyoto.

F. F. : La prise de conscience est de fait surprenante, notamment de la part des jeunes générations, ce qui rend optimiste. Après la défection de leadership des Etats-Unis, l’Union européenne a pris le rôle de leader dans ce domaine, ce qui est un autre facteur positif. Mais il reste encore à convaincre les grandes puissances émergentes de s’engager dans la bataille. Or, la conscience écologique de leurs dirigeants me semble moins forte que leur désir de puissance. Les Indiens veulent devenir les premiers producteurs de voitures d’Asie, les Chinois veulent la croissance, qui est le mot poli pour parler de puissance. C’est plus inquiétant.

  • 1. Pour une explication, voir p. 20 de ce numéro.
Propos recueillis par Christian Chavagneux

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