Pourquoi faut-il craindre la déflation ?

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La menace de la déflation se précise. Elle alourdirait les dettes des ménages et des entreprises et ralentirait encore plus la consommation. D'où l'activisme des banques centrales pour l'éviter.

L’effondrement qu’a subi à travers le monde entier la valeur monétaire de presque tous les actifs depuis deux ans est quelque chose dont on n’avait encore jamais connu l’équivalent." Ce constat, dressé par John Maynard Keynes en août 1931 dans un article sur "Les effets de l’effondrement des prix sur le système bancaire", ouvre une analyse des effets dévastateurs de la déflation sur le système financier et, partant, sur l’ensemble de l’économie. Soixante-dix-sept ans plus tard, la perspective d’une baisse prolongée du niveau général des prix hante de nouveaux les décideurs publics.

La déflation financière, qui a vu l’immobilier s’effondrer, les Bourses mondiales perdre en dix-huit mois la moitié de leur valeur, des segments entiers des marchés obligataires frappés de paralysie et les marchés interbancaires tenus à bout de bras par les banques centrales, menace de dégénérer en déflation tout court, autrement dit en baisse continue du niveau général des prix.

Un risque réel

Après avoir atteint un pic au cours de l’été 2008, à 4 % dans la zone euro et à plus de 5 % aux Etats-Unis, le taux d’inflation, mesuré par le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation, a reflué rapidement à partir de l’automne. Dans la zone euro, le rythme de hausse des prix n’était plus que de 1,6 % en décembre. Aux Etats-Unis, cinq indices négatifs de suite l’ont fait chuter à 0,3 % en décembre. Dans les deux cas, la décrue rapide de l’indice des prix s’explique pour une large part par l’effondrement des prix des produits de base. L’inflation sous-jacente, qui exclut de l’indice les prix des produits alimentaires, des matières premières et de l’énergie, se situait fin décembre autour de 2 %, tant en Europe qu’outre-Atlantique.

On aurait tort toutefois de se fier à ces données rassurantes. L’effondrement des prix des produits de base est lui-même le reflet, déformé par la spéculation, du recul généralisé de la demande et de la confiance, tant des ménages que des entreprises. L’excès d’offre qui caractérise l’ensemble des marchés à l’échelle mondiale se traduit d’ores et déjà par une contraction marquée de l’activité et de l’emploi. L’ajustement des prix à la baisse sur les marchés des biens a toutes les chances de suivre celui des quantités, comme on peut le voir sur le marché des biens de consommation durables, et notamment de l’automobile. Du reste, la perspective d’un recul des prix à la consommation est d’ores et déjà intégrée par les marchés financiers (voir encadré) : les anticipations inflationnistes, qui étaient stables autour de 2,5 % depuis 2005, se sont brutalement effondrées au second semestre 2008 aux Etats-Unis, basculant un temps en zone négative au mois de novembre.

Zoom Comment mesure-t-on les anticipations d’inflation ?

Une mesure courante des anticipations d’inflation est fournie par l’observation des rendements des titres de la dette publique sur les marchés financiers. La référence à ces titres permet d’éliminer l’élément de risque généralement associé aux titres de la dette privée. Les anticipations d’inflation correspondent alors à l’écart entre le rendement des obligations nominales (non indexées sur l’indice des prix) à un an ou plus et le rendement des obligations de même échéance indexées sur l’indice des prix. Protégées de l’inflation, ces derniers titres offrent l’équivalent d’un rendement réel. En revanche, le rendement nominal des obligations non indexées incorpore les anticipations inflationnistes des marchés. Plus celles-ci sont élevées, plus les marchés exigent un taux élevé pour souscrire les titres en question. La différence entre les rendements des titres nominaux et des titres indexés fournit ainsi la mesure des anticipations d’inflation des marchés.

Les anticipations d’inflation aux Etats-Unis

Le piège déflationniste

Oubliés depuis les années 1930, les effets déstabilisants de la déflation sur l’activité ont été redécouverts par le Japon dans les années 1990 1. Bon connaisseur de la crise japonaise, Ben Bernanke, l’actuel gouverneur de la Fed, la Banque centrale américaine, avait mis en garde dès 2002 sur les risques déflationnistes inhérents à l’éclatement d’une bulle financière 2. L’activisme de la Fed depuis le début de la crise des subprime ne s’explique pas autrement.

Le propre de la baisse des prix, quand elle est généralisée, est de prendre à contre-pied les paris sur l’avenir faits par les entrepreneurs. Comme le souligne Keynes, toute activité productive suppose une mise de fonds qui n’a une chance d’être récupérée que si les prix ne chutent pas entre le moment où l’investissement est engagé et le moment où le produit arrive sur le marché. La baisse du niveau général des prix oblige en effet les entreprises à vendre à un prix ne couvrant pas leurs coûts. Il suffit qu’elle soit anticipée pour que des pans entiers de l’activité soient paralysés, les entreprises préférant liquider leurs stocks et réduire l’emploi plutôt que de continuer à produire à perte. A quoi s’ajoute, de façon symétrique, l’effet dissuasif qu’elle exerce sur la consommation : pourquoi acheter maintenant si les prix doivent baisser demain ? Conséquence d’une chute prolongée de la demande en dessous des capacités d’offre de l’économie, la déflation a pour effet de différer l’ensemble des décisions de dépense, ce qui, ajouté à la montée du chômage, déprime davantage la demande, et donc les prix.

A ces enchaînements négatifs dans la sphère réelle de l’économie se superpose une dynamique non moins perverse dans la sphère financière. Aujourd’hui comme au Japon dans les années 1990, les tendances déflationnistes se manifestent dans un contexte de surendettement du secteur privé et font suite à l’éclatement d’une double bulle, immobilière et financière. Dans ces conditions, les effets d’une baisse des prix risquent d’être catastrophiques pour les débiteurs, qui doivent faire face à la fois à la contraction de leur patrimoine financier et à l’alourdissement de la valeur réelle des dettes.

Les entreprises sont particulièrement pénalisées puisque la baisse de leurs prix de vente accroît automatiquement leur taux d’endettement. Les banques, dont les bilans sont déjà grevés par les actifs à valeur fondante accumulés dans la phase d’euphorie financière, ne peuvent que tenter de réduire le crédit au fur et à mesure que se dégrade la situation financière de leurs clients. Sur les marchés obligataires, les marges de risque exigées par les créanciers deviennent totalement dissuasives. Le système de crédit, déjà fortement déstabilisé par la déflation financière, devient complètement paralysé.

La limite des taux zéro

De l’expérience désastreuse des premières années 1930, les banques centrales ont appris que la déflation est un mal qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Les baisses accélérées de taux d’intérêt, aux Etats-Unis, puis récemment au Royaume-Uni et dans une moindre mesure dans la zone euro, ont toutefois une limite, d’ores et déjà atteinte par la Fed et la Banque du Japon. Le coût du crédit peut être porté à zéro, au moins en ce qui concerne le refinancement des banques, il ne peut devenir négatif. Une fois atteinte la limite du taux zéro, le taux d’intérêt réel sera d’autant plus élevé que la déflation sera prononcée.

Pour ne pas en arriver là, les banques centrales peuvent procéder à des politiques d’expansion de la liquidité, ce qu’elles peuvent faire en refinançant les titres de qualité douteuse détenus par les banques, ou encore en monétisant le déficit public. Le gonflement spectaculaire du bilan de la Fed depuis l’automne 2008 montre que cette orientation a d’ores et déjà été prise aux Etats-Unis. Il est vraisemblable qu’elle le sera aussi en Europe.

Les politiques de reflation se heurtent toutefois aux comportements de thésaurisation des liquidités des banques et à la préférence pour la liquidité qui accompagne l’effondrement des rendements de tous les actifs alternatifs. Face à cette trappe à liquidité (voir encadré), les banques centrales peuvent être tentées d’exporter la déflation en favorisant la dépréciation de leur monnaie. Hyper efficace, la baisse du taux de change à pour effet de doper la compétitivité des producteurs locaux, tant sur le marché intérieur qu’à l’exportation, et d’augmenter les prix à l’importation, ce qui permet de ramener l’inflation au-dessus de zéro. La course au taux d’intérêt zéro et à l’expansion de la liquidité peut ainsi s’interpréter comme un moyen d’inviter les marchés à miser sur la faiblesse durable de la monnaie locale, au détriment des autres monnaies, condamnées à s’apprécier. A ce jeu-là, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont pris une bonne longueur d’avance sur la zone euro.

  • 1. Voir "Les leçons de la déflation japonaise", Alternatives Economiques n°°275, décembre 2008.
  • 2. Voir "Deflation : Making Sure "it" doesn’t Happen Here", par Ben S. Bernanke, Federal Reserve Board, 21 novembre 2002.

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