Environnement

Ecologie et inégalités

9 min

Pauvreté et politique écologique, inégalités sociales et environnementales..., les systèmes économique, écologique et politique entretiennent des liens étroits d'interdépendance.

Le projet de l’économie politique, tel qu’Adam Smith l’avait défini au XVIIIe siècle (dans La richesse des nations, livre IV), était de "procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se [le] procurer lui-même" et de "fournir à l’Etat ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public". En somme, il s’agissait "d’enrichir à la fois le peuple et le souverain", en articulant le système économique et le système politique. L’ambition de l’écologie politique pourrait être définie comme celle de permettre au plus grand nombre d’accéder au développement humain (revenu, éducation, santé) de manière durable, au moyen des ressources accumulées par la puissance publique. Les rapports qu’entretiennent la démocratie - définie comme le régime politique qui vise à réaliser la justice sociale - et l’écologie - définie comme la considération portée aux générations futures - se trouvent dès lors au centre des interdépendances, en fait de la codétermination, entre système économique, système écologique et système politique 1.

Dans cette perspective, un des enjeux majeurs est le rapport entre écologie et inégalités au sein des sociétés. A l’échelle mondiale, pour importantes que deviennent les dégradations écologiques au Sud, pris ensemble, les pays en développement pèsent toujours beaucoup moins que les pays riches sur les ressources de la planète, qu’il s’agisse de l’empreinte écologique* ou des émissions de gaz à effet de serre (voir graphique). La question des inégalités entre pays est évidemment centrale dans les difficultés à trouver des compromis globaux qui permettent d’affronter efficacement les défis écologiques comme le changement climatique. Néanmoins nous n’en traiterons pas ici, nous concentrant sur les inégalités au sein des sociétés et leurs effets sur l’environnement en rapport avec la qualité démocratique des gouvernements. A ce niveau, deux problèmes distincts sont entremêlés : le premier tient au lien entre inégalités de revenu et de développement humain et qualité des politiques environnementales. Le second a trait à la définition des inégalités écologiques elles-mêmes ou encore des inégalités environnementales : en quoi consistent-elles et comment les évaluer ?

Pauvreté et environnement

Il est établi que les inégalités de développement humain, et plus exactement la pauvreté, accroissent les dégradations de l’environnement dans les pays pauvres. L’analyse la plus claire de ce lien a été donnée dans différents textes par l’économiste Partha Dasgupta : faute d’accès au capital physique ou humain, la pauvreté conduit les populations des pays en quête de développement - qui vivent à 70 % en milieu rural - à exploiter pour en vivre le capital naturel qui se trouve à portée de main (forêts, poissons, minerais...). Mais des "défaillances institutionnelles" empêchent que soient correctement définis les droits de propriété et prises en compte les externalités** suscitées par cette exploitation. Si bien que cette activité économique nécessaire à la survie des populations concernées conduit généralement à de graves dégradations environnementales.

Ces mêmes défaillances institutionnelles conduisent également les pays pauvres à brader le droit de tirer profit de leurs ressources naturelles à des entreprises étrangères, avec les mêmes conséquences néfastes. La déforestation qui en résulte (en particulier dans les zones tropicales d’Amérique du Sud, d’Afrique centrale et d’Indonésie) pose un redoutable défi aussi bien en termes de changement climatique (les arbres étant des "puits de carbone"), de biodiversité, que de services rendus par les écosystèmes (voir encadré). La théorie, au demeurant contestée, de la courbe de Kuznets environnementale*** prédit que ces dégradations pourraient s’atténuer avec le temps : celles-ci augmenteraient en effet avec le niveau de développement avant d’atteindre un pic, puis de se réduire sous l’effet de la montée en puissance des politiques publiques environnementales. Un des problèmes que pose cette analyse tient à l’irréversibilité des dégradations causées dans la phase initiale de développement.

Les inégalités de développement humain exposent en outre les populations des pays pauvres à des conséquences aggravées suite aux catastrophes environnementales, dont les effets dévastateurs ne dépendent que marginalement de facteurs purement géographiques. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) montre bien, dans son dernier "Rapport de synthèse 2007", que les effets du changement climatique ne peuvent se penser de manière pertinente qu’en tenant compte des interactions entre "systèmes terrestres" (changement de température, niveau des précipitations, niveau des mers, événements extrêmes, écosystèmes, ressources en eau) et "systèmes humains" (gouvernance, niveau d’éducation, santé, équité, démographie, préférences socioculturelles, systèmes de production et de consommation, technologie, commerce). "Les capacités d’adaptation au changement climatique, notent les experts des Nations unies, sont intimement liées au développement économique et social alors que celui-ci n’est pas réparti de manière équitable entre et au sein des sociétés." Ainsi, l’Afrique, responsable de moins de 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, comptera dès 2020 entre 70 millions et 400 millions de personnes exposées à des pénuries d’eau causées par le changement climatique.

Autrement dit, les catastrophes naturelles sont d’abord des catastrophes sociales dont le degré de gravité dépend du degré d’égalité de la société qui doit les affronter. L’exemple de l’ouragan Katrina, qui a dévasté la majeure partie de la Nouvelle-Orléans en 2005, atteste que cette problématique touche aussi, même si c’est dans une moindre mesure, les pays riches mais inégalitaires. L’économiste Elisabetta Magnani a d’ailleurs montré qu’un lien existait entre la limitation des inégalités de revenu et l’importance des dépenses publiques consacrées à l’environnement 2. Dans cette optique, l’accroissement des inégalités de revenu au cours des vingt dernières années dans les pays riches ne serait pas sans rapport avec les difficultés rencontrées pour traiter efficacement les problèmes environnementaux.

La démocratie, enjeu environnemental

Ce point nous amène à préciser le rôle de médiation entre système économique et système écologique que joue la démocratie : les inégalités de développement politique (la plus ou moins bonne gouvernance des pays, selon le vocable en vigueur aux Nations unies) semblent en effet peser fortement sur la soutenabilité environnementale de leur développement économique. La Chine connaît par exemple un krach environnemental de très grande ampleur. Elle est désormais le premier émetteur de gaz à effet de serre au monde, mais le problème de la soutenabilité de son développement économique est plus général que la seule question du changement climatique. La pollution de l’air, en particulier dans les villes, y est l’une des plus graves au monde et celle de l’eau est encore plus préoccupante : selon l’OCDE, 30 % des cours d’eau chinois seraient gravement pollués.

Part de la population mondiale et des émissions de CO2 en 2004, en %

Ce que certains, comme le géographe Jared Diamond (UCLA), décrivent comme une catastrophe environnementale à une échelle sans précédent ne peut pas s’expliquer seulement par la vigueur du développement chinois. La faillite environnementale de la Chine tient avant tout à l’absence d’un gouvernement démocratique capable de prendre en compte les préoccupations sanitaires et écologiques des citoyens. Or, les restrictions des libertés politiques qui empêchent le contrôle écologique du développement économique de la Chine aboutiront à moyen terme à remettre en cause son développement économique lui-même. Celui-ci est donc aujourd’hui en partie en trompe-l’oeil : une fois pris en compte tous les coûts naturels et humains attachés à l’usage intensif du charbon, ce n’est pas moins de 7 % qu’il faudrait retirer au produit intérieur brut (PIB) chinois de 2007, selon une étude récente ("The True Cost of Coal", 2008). Au-delà du charbon et du changement climatique, la résolution de l’ensemble des problématiques environnementales auxquelles nous sommes confrontés implique un approfondissement de la démocratie (voir encadré).

Un effet de cumul

Enfin, le rapport entre écologie et inégalités pose la question de savoir ce que sont les inégalités écologiques ou environnementales. On peut vouloir traiter ce problème 3 en le ramenant simplement à l’écart de dotation en ressources naturelles des territoires. Ce raisonnement n’est pas dénué de pertinence à l’échelle du globe et même de l’histoire humaine (voir par exemple l’analyse que fait Jared Diamond, dans Guns, Germs and Steel (1997), des avantages décisifs pour son développement conférés à l’Eurasie par ses atouts géographiques). Mais à l’échelle d’un pays, le choix du lieu d’habitation, d’une région ou d’une ville paraît fortement conditionné par le revenu, de sorte que l’environnement n’apparaît pas comme une donnée exogène. Il est bien plutôt choisi, quand on est riche, ou au contraire subi, quand on est pauvre.

Ainsi, inégalités sociales et environnementales peuvent se cumuler et même se confondre : l’Institut français de l’environnement (Ifen) remarquait dans son rapport annuel de 2006 que "dans certaines situations, les inégalités environnementales ne sont pas indépendantes des autres formes d’inégalités sociales : des populations défavorisées vivent dans des espaces où l’environnement et le cadre de vie sont particulièrement dégradés". Les inégalités environnementales apparaissent de ce point de vue comme des inégalités sociales dont le référent est l’environnement (par opposition par exemple au revenu).

Zoom Biodiversité et gouvernance

La biodiversité se définit à trois niveaux : la diversité des espèces, la diversité génétique et la diversité des écosystèmes, selon le think tank Resources for the future. Dans le débat public, on ne se réfère généralement qu’à la première dimension (la variété et l’abondance des espèces dans un espace géographique donné) ; on évalue alors la biodiversité en y recensant le nombre d’espèces et de sous-espèces vivantes. Selon l’ONG Conservation International, il y aurait 34 zones critiques (hotspots) pour la biodiversité mondiale, couvrant 2,3 % de la surface du globe et abritant 50 % des espèces végétales et 40 % des espèces animales connues.

Cette richesse mondiale disparaît en effet à un rythme soutenu. L’indice Living Planet, calculé par le Fonds mondial pour la nature (WWF) suit ainsi l’évolution de 1 313 espèces vertébrées (poissons, oiseaux, mammifères, reptiles, amphibiens) sur le globe, qui servent d’échantillon témoin de la biodiversité terrestre globale. Cet indicateur a globalement baissé d’un tiers entre 1970 et 2005. Dans le détail, il a chuté sur la période de 33 % pour les espèces terrestres, de 14 % pour les espèces marines et de 35 % pour les espèces d’eau douce. Au total, selon les Nations unies, 850 espèces se seraient éteintes depuis 1500, et le rythme d’extinction actuel serait 1 000 fois supérieur au rythme caractéristique du passé terrestre.

La question de la biodiversité doit en outre être étendue à celle de l’économie des écosystèmes. La Convention sur la diversité biologique a en effet dressé l’inventaire de tous les services rendus par les écosystèmes à l’humanité : notamment fourniture d’aliments, de fibres et de combustibles, aide à la purification des eaux, à la pollinisation, ou encore régulation du climat et de l’érosion. Et tous ces services sont affectés par la dégradation de la biodiversité.

Cette perte accélérée de biodiversité et de résilience des écosystèmes, extrêmement coûteuse pour le développement humain, est aujourd’hui principalement causée par l’humanité elle-même (destruction de l’habitat des espèces, introduction d’espèces étrangères, surexploitation des ressources, pollutions diverses, changement climatique). Là aussi, les systèmes politiques jouent un rôle significatif dans ce processus.

Indice Living Planet et intervalle de confiance pour les forêts tropicales, base 1 en 1970

La spécificité de la question de la biodiversité parmi les multiples problèmes écologiques graves auxquels nous sommes confrontés est en effet d’être concentrée en un nombre réduit d’endroits du globe, qui ont pour caractéristique commune d’être à la fois riches en biodiversité et menacés, notamment par la déforestation. Or, un examen rapide de la liste des 34 zones critiques révèle, qu’en dehors de la Nouvelle-Zélande, du Japon ou de la Californie, une majorité de ces zones sont à la fois faiblement développées et plongées dans de graves difficultés civiles et politiques. Ainsi, en croisant les données de l’indicateur de développement des Nations unies et celles de l’institut Freedom House (qui mesurent les libertés civiles et les droits politiques), on se rend compte que les zones Méso-Amérique, Caraïbes, Andes tropicales, Forêts de Guinée d’Afrique de l’Ouest ou encore Corne de l’Afrique présentent à la fois un faible niveau de développement économique, humain et démocratique. Ce qui confirme le lien préoccupant à l’échelle planétaire entre dégradation de la biodiversité, sous-développement humain et mauvaise gouvernance. Un lien qui est au demeurant à double sens.

L’Ifen reprend à cet égard la notion d’inégalités environnementales dont Lydie Laigle et Viola Oehler ont proposé, dans un rapport de 2004 4, une typologie. Elles distinguent "les inégalités d’exposition aux nuisances urbaines (bruits, pollutions...) et aux risques (naturels, technologiques, industriels, sanitaires...) ; les inégalités d’accès à l’urbanité et à un cadre de vie de qualité ; les inégalités liées à l’héritage et au développement des territoires urbains ; les inégalités dans la capacité d’agir sur l’environnement et d’interpeller la puissance publique pour améliorer le cadre de vie". Le débat sur ces questions ne fait probablement que commencer car, à mesure que les enjeux écologiques se diffusent dans le débat public, leur lien avec le processus démocratique et l’exigence d’égalité apparaît de plus en plus évident.

  • 1. Voir La nouvelle écologie politique. Economie et développement humain, par Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent, coll. La république des idées, éd. du Seuil, 2008.
  • 2. "The Environmental Kuznets Curve, Pollution Abatement Policy and Income Distribution", par Elisabetta Magnani, Ecological Economics, vol. 32, 2000, pp. 431-443.
  • 3. La question de l’égalité ou de l’équité entre les générations se pose bien entendu de manière critique ici, mais faute d’espace, nous la laisserons de côté. Voir La nouvelle écologie politique, op. cit.
  • 4. "Les enjeux sociaux et environnementaux du développement urbain : la question des inégalités écologiques", rapport exploratoire rédigé pour le compte du Puca-Melt, Centre scientifique et technique du bâtiment.
* Empreinte écologique

Calculée par le WWF, c'est une "mesure de la pression qu'exerce l'homme sur la nature. C'est un outil qui évalue la surface productive nécessaire à une population pour répondre à sa consommation de ressources et à ses besoins d'absorption de déchets".

** Externalités

Désignent les conséquences sur les tiers de décisions prises par une personne, une collectivité ou une entreprise, que ces conséquences soient heureuses (économie externe) ou malheureuses (coût externe).

*** Courbe de Kuznets

L'économiste américain Simon Kuznets (prix "Nobel" 1971) a établi une relation entre croissance économique et niveau d'inégalités : dans un premier temps, les inégalités s'accroissent puis, à partir d'un certain seuil de développement, elles décroissent.

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