Economie

Les banques centrales font-elles des bulles ?

7 min

Les politiques des banques centrales ont contribué à la reprise économique. Mais l'abondance de liquidités pourrait aujourd'hui favoriser la formation de nouvelles bulles spéculatives.

Dans un cycle conjoncturel traditionnel, la banque centrale abaisse le taux d’intérêt auquel les banques se refinancent auprès d’elle lorsque l’économie entre en récession et elle le relève lorsque la reprise de l’économie est clairement engagée. La crise financière actuelle n’a toutefois rien d’une récession classique. L’implosion du marché du crédit à partir de l’été 2007 n’a pas seulement mis les banques à genou, avec des pertes estimées à 2 800 milliards de dollars en trois ans, elle a aussi fait plonger la production industrielle et le commerce international dans des proportions inédites depuis la crise des années 1930.

Aux Etats-Unis, pour la première fois depuis la guerre, la totalité des emplois créés au cours d’une phase de croissance de l’économie (2003-2007) a été détruite par la crise. Confrontées à l’apparition de puissantes pressions déflationnistes, les banques centrales ont ramené en un temps record leurs taux d’intérêt au voisinage de zéro. Face au risque de défaillances en chaîne des institutions financières, elles ont permis aux banques de se refinancer dans des proportions pratiquement illimitées. Décidées à réactiver les circuits de financement à long terme de l’économie, elles sont intervenues directement sur le marché obligataire*, en rachetant des titres représentatifs de la dette privée comme publique.

Stabilisation du système financier et bulles spéculatives

Ces politiques, dites de détente quantitative, ont porté leurs fruits. Mises en oeuvre de façon systématique en 2009, elles ont rétabli la liquidité sur le marché interbancaire, rendu possible le retour des primes de risque** sur les obligations privées à leur niveau d’avant la crise (voir graphique) et suscité une reprise spectaculaire des marchés boursiers. En Europe comme aux Etats-Unis, ceux-ci ont refait la moitié du chemin perdu entre septembre 2007 et mars 2009. Conjuguées aux programmes de relance budgétaire les plus massifs jamais réalisés en temps de paix, ces politiques ont permis d’enrayer les dynamiques déflationnistes à l’oeuvre depuis la fin 2008 et contribué à la reprise de l’activité observée dans les économies avancées depuis l’été 2009.

Pour les autorités monétaires, la question de la stabilisation du système financier tend ainsi à passer au second plan par rapport à celle de la normalisation des conditions monétaires. En ouvrant au maximum les vannes de la création monétaire, les banques centrales ont en effet pris le risque de déstabiliser les principales variables nominales de l’économie. Si les risques d’inflation semblent inexistants à court terme du fait de l’atonie persistante de la consommation et du niveau élevé du chômage, l’abondance de liquidités*** pourrait menacer la stabilité monétaire à terme, en cas d’accélération de l’activité.

L’euphorie qui s’est emparée des marchés financiers à partir du printemps 2009 laisse craindre par ailleurs que de nouvelles bulles spéculatives soient en voie de formation. Parce qu’elle favorise des prises de risque excessives, la politique de taux d’intérêt zéro des banques centrales semble avoir porté le prix des actifs financiers à des niveaux sans rapport avec les données fondamentales de l’économie. D’une façon générale, la gestion des crises financières depuis une vingtaine d’années fait apparaître un biais expansif propice à la formation de bulles spéculatives, les banques centrales réduisant brutalement leur taux chaque fois qu’une crise éclate et ne les relevant que très tardivement et très progressivement ensuite, de façon à faciliter la convalescence des institutions financières.

Le seul moyen de rétablir la normalité des conditions monétaires en moyenne sur le cycle serait de prévenir la formation des bulles, autrement dit d’intégrer la maîtrise de l’inflation financière dans les objectifs des banques centrales. Mais elles se sont toujours refusé à le faire par le passé, focalisant leurs stratégies sur la maîtrise des prix à la consommation. Pourtant le prix payé lors de la crise présente est tel que la question du resserrement de la liquidité se pose d’ores et déjà, alors même que le taux de chômage atteint 10 % en Europe et aux Etats-Unis.

La sortie de la détente quantitative

En optant, selon des modalités différentes (voir encadré), pour des stratégies de détente quantitative, les banques centrales se sont dotées d’un instrument supplémentaire dans la gestion de la crise. Au maniement classique du taux d’intérêt, qui vise essentiellement à préserver la stabilité des prix, se sont ajoutées des actions visant à assurer la liquidité du marché interbancaire (Banque centrale européenne, BCE) et des marchés financiers (Fed, Banque du Japon, Banque d’Angleterre). Ce dédoublement de la politique monétaire, explicite dans le cas de la BCE (principe de séparation entre la politique de taux et la politique de liquidité), permet aux banques centrales d’amorcer la sortie de la détente quantitative, tout en maintenant les taux d’intérêt au voisinage de zéro. Si certaines banques centrales, telles la Banque d’Australie et la Banque de Norvège, dont les économies bénéficient de la remontée des cours des produits de base, ont déjà commencé à relever leurs taux directeurs, la plupart d’entre elles n’envisagent pas en effet de modifier leurs taux avant le second semestre 2010.

Zoom Il y a détente quantitative et détente quantitative

On distingue deux formes principales de détente quantitative. La première, active, consiste pour la banque centrale à acheter directement des titres sur le marché obligataire, de façon à faire baisser les taux à long terme. Au Royaume-Uni, la Banque d’Angleterre a ainsi financé la quasi-totalité du déficit budgétaire en 2009 en achetant elle-même les titres émis par le Trésor britannique. Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale a acquis en 2009 pour 1 500 milliards de dollars de titres obligataires, dont 300 milliards de titres de la dette publique. En favorisant une hausse des prix des obligations, ces politiques permettent de réduire leurs rendements, donc d’abaisser les taux à long terme (voir le graphique).

Rendements des obligations du secteur privé américain selon leur notation*, en %

La notation AAA correspond aux titres de la meilleure qualité. La notation BAA est donnée aux titres émis par des entités considérées comme vulnérables à un retournement des conditions économiques.

Rendements des obligations du secteur privé américain selon leur notation*, en %

La notation AAA correspond aux titres de la meilleure qualité. La notation BAA est donnée aux titres émis par des entités considérées comme vulnérables à un retournement des conditions économiques.

La BCE pratique, quant à elle, une seconde forme de détente quantitative, dite passive. Elle consiste à proposer aux banques d’emprunter des sommes illimitées à un taux fixe sur des périodes pouvant aller jusqu’à un an, alors que, traditionnellement, la BCE leur prête pour des périodes beaucoup plus courtes. Ainsi, en juin 2009, les banques ont-elles emprunté sur douze mois la somme record de 442 milliards d’euros au taux fixe de 1 %. Dans la mesure où les liquidités ainsi accumulées par les banques sont elles-mêmes placées en titres obligataires, cette forme de détente quantitative rend possible elle aussi une détente d’intérêt à long terme. De part son statut, la BCE n’a pas le droit de financer directement le déficit budgétaire des Etats, comme le font les banques centrales anglaise, américaine ou japonaise. Le fait de ne pas intervenir, ou seulement de façon marginale, sur le marché obligataire privé correspond en revanche à un choix, qui a été fortement contesté au sein même de l’institution.

La sortie de la détente quantitative, en revanche, est clairement à l’ordre du jour aux Etats-Unis. La Fed a achevé son programme de rachat de titres de la dette publique et annoncé la fin de ses interventions sur le marché obligataire privé pour le 31 mars 2010. Arrêter d’injecter des liquidités supplémentaires n’est cependant pas tout. Encore faut-il éponger les liquidités en excès dont regorge désormais le système bancaire. C’est la délicate mission à laquelle la Fed devra s’attaquer à partir du printemps.

Au Royaume-Uni, la Banque d’Angleterre, qui avait porté en novembre dernier l’enveloppe de son programme d’achats de titres à 200 milliards de livres sterling, a procédé en janvier, pour un montant mineur, à une première revente de titres obligataires privés. Dans la zone euro, la BCE a annoncé en décembre que les opérations de refinancement illimitées des banques ne se feraient plus désormais au taux fixe de 1 %, mais à taux variable et sur des périodes plus courtes.

Les risques pour l’économie

Au-delà de la stabilisation de la sphère financière, l’impact majeur de la détente quantitative porte sur le niveau des taux d’intérêt à long terme, qui conditionnent le coût du financement de la dette publique, des grandes entreprises et des emprunts immobiliers. Le risque majeur d’un arrêt de ces programmes et, à plus forte raison, d’un drainage des liquidités en excès accumulées par le secteur bancaire, réside par conséquent dans une remontée des taux longs. Aux Etats-Unis par exemple, les interventions de la Fed sur le marché obligataire ont porté en 2009 sur un montant à peu près équivalent à celui des besoins de financement du secteur public. L’arrêt de ces interventions à partir du 31 mars 2010 pose donc la question des conditions du financement du déficit budgétaire, qui devrait se situer en 2010 comme en 2009 à plus 10 % du produit intérieur brut (PIB) américain. La remontée des taux longs, qui semblait s’engager au dernier trimestre 2009, risquerait notamment d’entraîner une rechute du marché immobilier, encore convalescent.

En Europe, les besoins de financement des Etats pour 2010 sont estimés à 1 000 milliards d’euros, soit là aussi plus de 10 % du PIB de la zone. Un resserrement de la liquidité ne compromettrait pas seulement la reprise fragile de la demande intérieure en France ou en Allemagne, elle exacerberait aussi les difficultés de financement des Etats de la zone au bord de la rupture financière, tels la Grèce, le Portugal ou l’Espagne. Au Royaume-Uni, où le déficit public programmé atteindra 13 % du PIB en 2010 et où des élections parlementaires doivent se tenir en milieu d’année, la sortie de la détente quantitative s’annonce particulièrement périlleuse.

Au total, la gestion de la crise financière dans les économies avancées n’a permis de résorber qu’à la marge l’endettement privé passé. Elle s’est employée à le refinancer par la création monétaire et lui a substitué l’endettement public. Tout comme au début des années 2000, les banques centrales ont donc pris le risque d’encourager la formation de nouvelles bulles spéculatives, qu’elles ne peuvent désormais prévenir qu’au prix d’une déstabilisation du marché obligataire. Et donc d’une rechute de l’activité.

* Marché obligataire

Compartiment du marché sur lequel sont cotées les obligations, c'est-à-dire les titres d'emprunt portant intérêt et remboursables à une date déterminée.

** Prime de risque

Majoration du prix d'un contrat liée à la probabilité de la survenue d'un risque.

*** Liquidité

Capacité d'un actif (physique ou financier) à être transformé en monnaie sans délai.

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