Entretien

" Les règles du jeu ne sont pas vraiment en train de changer "

11 min
Pierre-Noël Giraud Professeur d'économie à Mines ParisTech

La mondialisation est-elle responsable de la crise économique actuelle ?

Elle l’a amplifiée : une crise de ce type n’aurait pas pu se produire dans les années 1970. Mais celle-ci trouve surtout son origine dans les transformations de la finance depuis trente ans : notamment dans la généralisation de la finance de marché par rapport à la finance bancaire intermédiée, et dans une innovation financière débridée qui visait à accroître les asymétries d’information* au profit des acteurs financiers et à créer des produits qui leur permettent de capter les rendements en transférant les risques aux autres.

La libre circulation des biens et des capitaux a favorisé des politiques qui ont conduit à des déséquilibres macroéconomiques, notamment dans le couple Chine - Etats-Unis. C’est un des facteurs qui ont permis à la crise actuelle de se déclencher avec une telle violence. Mais la question n’est pas tant de savoir si la globalisation est coupable, comme l’ont longtemps nié la plupart des économistes avec l’Américain Paul Krugman 1 : avec la même liberté de circulation, on aurait pu avoir des politiques étatiques différentes entre la Chine et les Etats-Unis. C’est surtout l’absence de coordination des politiques, voire une espèce d’aveuglement, qui sont en cause.

Existe-t-il un lien entre la crise et le creusement des inégalités, à l’échelle mondiale comme au sein des sociétés ?

La globalisation a réduit certaines inégalités - entre pays émergents et pays riches - et en a aggravé d’autres - à l’intérieur des sociétés. Toutefois, les rémunérations extraordinaires constatées, en particulier dans le secteur de la finance, sont moins liées à la mondialisation qu’à l’évolution de la finance, vers une finance de marché de plus en plus dominée par des asymétries d’information et des situations de monopole. Si les traders sont si bien payés, c’est parce qu’ils font gagner énormément d’argent à leur banque. Comment se fait-il que les banques d’affaires gagnent autant d’argent ? Pourquoi la concurrence, qui est censée ramener les profits à un niveau moyen, voire à zéro, ne joue-t-elle pas ici ? Parce que ce sont des activités hautement monopolistiques : les barrières à l’entrée sont gigantesques, le niveau de technicité requis très élevé et les besoins de liquidités énormes. Au final, elles se concentrent dans quelques établissements bancaires, qui tirent du reste de l’économie des surplus exorbitants. Bref, il n’y a pas assez de concurrence. Mais on ne s’attaque pas véritablement au problème : les rémunérations des traders ne sont que la partie émergée de l’iceberg des profits.

La liberté de circulation des capitaux et celle des marchandises et des investissements internationaux risquent-elles d’être, ou même devraient-elles être remises en cause avec la crise ?

Il faut distinguer le probable et le souhaitable. Sur le premier plan, il y a tout lieu de croire qu’il ne va rien se passer : la crise, à court terme, n’infléchira pas de manière significative le cours de la mondialisation. Il faudrait pour cela une reprise en main collective par les Etats, à l’échelle mondiale, d’un certain nombre de leviers d’action sur les dynamiques des capitalismes. Cela supposerait des accords qui sont très difficiles à obtenir. Au G20 de Pittsburgh, en septembre 2009, il ne s’est pas décidé grand-chose. Au sommet de Copenhague, fin décembre 2009, non plus. De fait, il y a peu de chances que les règles changent substantiellement dans le domaine du commerce international, des investissements, des flux financiers ou de la régulation des banques et de la concurrence. Les acteurs économiques globalisés sont non seulement devenus plus puissants, mais ils sont aussi de moins en moins nombreux dans chaque secteur : on assiste à la constitution d’un petit nombre d’oligopoles mondiaux qui sont en train de tondre le salarié et le consommateur moyens au niveau mondial.

Face à eux, on aurait évidemment besoin d’une politique cohérente et ambitieuse de régulation de la finance, de la concurrence et des droits de propriété sur lesquels s’appuient ces acteurs pour créer des situations de monopoles. Mais cela ne pourrait être obtenu que par un accord entre les plus grandes puissances, à tout le moins. Or, l’analyse du problème n’est pas partagée, les intérêts des Etats divergent et, surtout, il n’existe pas de système politique qui pousse à de tels accords. Les systèmes politiques restent nationaux alors que le système économique est mondial. C’est le problème.

Le G20 ne marque-t-il pas malgré tout l’émergence d’un nouveau pouvoir supranational ?

Le passage du G9 au G20 est bien sûr une avancée. La gouvernance mondiale doit en effet nécessairement impliquer les puissances émergentes (Inde, Chine, Brésil) et ceux dont elles se font les porte-parole. On a ainsi tracé le cadre, mais quel est le contenu ? Pour pousser un ensemble d’Etats à agir dans le même sens, il faudrait qu’existent des organisations politiques mondiales. Les organisations non gouvernementales (ONG) internationales en forment l’embryon. Ce sont les seules qui permettent à des individus de pays divers de pousser différents gouvernements à agir dans le même sens pour envisager des régulations mondiales. C’est notamment le cas autour des grands sommets de type onusien. Mais on en voit aussi les faiblesses : les ONG restent très spécialisées, et dès qu’elles montent en puissance, on commence à s’interroger (à bon droit) sur leur légitimité.

Ce qui devrait être à l’agenda de ce corps politique global en cours de constitution, c’est notamment une limitation des mouvements de marchandises. Il faut dire aux pays émergents qu’ils ont suffisamment bénéficié de l’ouverture de nos frontières et que désormais il faut laisser une place à l’Afrique. On devrait dire aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, aux Sud-Africains : " Recentrez-vous un peu sur votre propre marché, on va vous y aider en ouvrant notre marché à l’Afrique et en le fermant un peu pour vous. Comme ça, vous serez incités à délocaliser en Afrique et à faire à son égard ce qu’on a fait pour vous. " Il s’agit en somme d’une forme de protectionnisme stratégique, destiné à accélérer la réduction des inégalités internationales. Il faudrait veiller à ce que ça n’accentue pas trop les inégalités internes, mais ça ne peut pas être tellement pire, puisque notre marché est complètement ouvert.

Certains diront qu’il faut aussi entraver les mouvements de capitaux. Je ne le crois pas, car on ne peut pas vraiment faire de tri entre les capitaux purement spéculatifs et les autres. On risque aussi d’entraver les investissements directs productifs, qui sont à mes yeux une bonne chose, même s’ils viennent d’une multinationale qui piétine le droit du travail et pille les ressources naturelles. C’est aux autochtones de régler ces problèmes, de s’organiser pour faire pression. En revanche, les emplois, les savoir-faire, la technologie qu’elle apporte dans ses bagages sont de puissants facteurs d’accélération des rattrapages.

En termes de mouvements de capitaux, il y a quand même la question des paradis fiscaux... La crise permettra-t-elle de résoudre ce problème ?

La suppression des paradis fiscaux est évidemment une condition nécessaire de la reprise en main de la finance globale. Cela dit, ils sont attaqués en tant qu’ils sont des paradis fiscaux : très endettés, les gouvernements ne peuvent plus se permettre de laisser s’évaporer autant de recettes fiscales. Mais on parle beaucoup moins des paradis fiscaux en tant que paradis dérèglementés pour les opérations à risque des banques. On ne sait pas encore ce qu’on veut imposer aux banques de ce point de vue.

Je suis pour un retour à des mesures de type Glass-Steagall Act** pour séparer clairement deux types de banques : les banques de dépôt et de crédit aux particuliers et aux entreprises, d’un côté, et les institutions agissant sur les marchés financiers, de l’autre. Même s’il faudra, bien sûr, renouveler la forme du Glass-Steagall Act pour l’adapter à l’évolution des techniques financières. On ne pourra pas se passer, je crois, de la finance de marché et du règne des asymétries d’information, des prises de risque excessives, du jeu et de la spéculation 2. La seule chose à faire, c’est d’établir des cloisons entre ce domaine et le reste de la finance (la banque classique), ainsi qu’avec le reste de l’économie.

Les gens qui veulent faire des investissements très risqués devraient le faire avec leur propre épargne, et pas avec du crédit bancaire ou de la monnaie créée par les banques. Les banquiers disent que c’est indiscernable. Je ne les crois pas. La finance de marché étant intrinsèquement instable, on peut la cantonner pour éviter les dégâts collatéraux qu’elle peut infliger à la monnaie et au crédit, et donc à l’économie. Certains acteurs de la finance disent maintenant que c’est ce qu’il faut faire, alors qu’il y a encore un an, ils opposaient encore des arguments du type : " Vous êtes passéistes, vous vous croyez encore dans les années 1930. " J’ai même vu un site financier qui affirme que les banques devraient être nationalisées, parce que c’est une facilité essentielle, qui crée de la monnaie et la gère, et qu’il ne faut pas laisser ça à la compétition, au secteur privé.

Iriez-vous jusqu’à considérer qu’il faut les nationaliser ?

Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’aller jusque-là. On pourrait en revanche envisager une sorte de service public du crédit. Il serait probablement un peu moins efficace que les banques en concurrence, mais au moins la monnaie et l’économie dans son ensemble ne seraient pas régulièrement ravagées par la conjoncture de la finance de marché et son instabilité intrinsèque. Entre le marché et l’Etat, il faut comparer les coûts et les avantages empiriquement, et déterminer ce qui coûte le plus cher à la collectivité. Il n’y a pas de réponse générale et définitive.

Dans un contexte où une régulation de type étatique reste très difficile à mettre en oeuvre à l’échelle mondiale, la responsabilité sociale des entreprises est-elle un moyen intéressant de faire pression sur les multinationales ?

C’est l’une des formes balbutiantes de la politique mondiale, en général menée par des ONG disposant de moyens de contrôle étendus. Cela présente plusieurs limites. Premièrement, ça ne pèse que sur les entreprises soucieuses de leur image de marque. Deuxièmement, elles peuvent externaliser les activités qui fâchent (même si les ONG cherchent à étendre leur surveillance aux sous-traitants). Troisièmement, on ne peut pas exclure que les ONG poursuivent leurs intérêts propres plutôt que les intérêts collectifs. Coca-Cola a été accusé, par exemple, d’épuiser les nappes phréatiques en Inde, mais en réalité le problème provient avant tout des prélèvements excessifs et des pollutions dus à l’agriculture indienne depuis la " révolution verte " : la campagne contre Coca-Cola masquait les vrais enjeux.

Plus généralement, les sociétés civiles peuvent tenter de s’organiser internationalement pour faire ce que les Etats ne font pas. Mais leur but ultime ne peut être que de pousser les Etats à le faire, car elles ne pourront pas s’y substituer. Ce faisant, elles contribuent cependant à hisser l’action politique internationale au même niveau que les phénomènes économiques.

Diriez-vous qu’il s’agit de moraliser le capitalisme ?

L’économie n’a pas besoin de la morale pour comprendre que les situations d’oligopoles sont défavorables à la société. Si une population juge que les dynamiques du capitalisme lui causent du tort, alors elle doit essayer d’obtenir, soit des autorités publiques, soit par son action propre sur les acteurs en question, qu’on change les règles du jeu. Les valeurs morales n’interviennent que dans la détermination des objectifs collectifs.

Les mesures prises ont permis d’éviter une dépression analogue à celle de 1929. Pourra-t-on malgré cela re-réguler suffisamment le capitalisme ou faudra-t-il une crise plus grave encore ?

Pour l’instant, les règles du jeu ne sont pas vraiment en train de changer, nous devrions donc vivre d’autres crises. Mais en même temps, je n’exclus rien. Mai 68 a été un mouvement social a priori imprévu, et pourtant il a transformé beaucoup de choses, y compris dans l’économie. L’émergence de l’Inde et de la Chine va changer profondément le monde. On ne va pas pouvoir continuer non plus à laisser l’Afrique s’enfoncer dans la guerre civile, la pauvreté, les massacres et la maladie. Dans cinquante ans, le monde sera de toute façon très différent d’aujourd’hui : la population commencera à décroître, elle sera à 80 % urbanisée... La technique va progresser à un tel rythme qu’on sera complètement passé aux énergies renouvelables à la fin du siècle. La pression exercée par les hommes sur la nature commencera à diminuer. Nous avons en revanche un difficile problème de transition pour les cinquante prochaines années. Quelles évolutions peut-on prévoir dans ces conditions pour le système économique ? Le plus probable, c’est que la sphère de l’intervention publique ne peut que prendre encore plus d’importance par rapport à la sphère privée. Nos problèmes relèvent en effet de plus en plus de la production et de la protection de ce qu’on appelle les biens publics***, tant au niveau local qu’aux niveaux national et global.

  • 1. Voir La mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du libre-échange, éd. La Découverte, 2000.
  • 2. Voir les deux nouveaux chapitres du Commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, par Pierre-Noël Giraud, coll. Points, éd. du Seuil, 2009.
Propos recueillis par Chloé Mercier et Guillaume Duval

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