Economie

L’Etat est-il de retour ?

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Le libéralisme impliquait déjà une forte présence de l'Etat et son intervention massive dans la crise n'a pas entraîné jusqu'ici de rupture significative vis-à-vis de la période antérieure.

Après trois décennies de domination des théories néolibérales en économie, le vent tourne. Difficile en effet, après les ravages provoqués par la crise des subprime, de considérer que le libre jeu du marché est capable d’assurer en toutes circonstances un optimum économique et social. La nécessité de refonder le capitalisme, en le régulant de manière plus stricte, fait désormais consensus, y compris au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, qui furent à l’origine de la vague néolibérale. Certes, tous les participants au G20 ne mettent pas le même sens derrière ces mots, et les paroles ne sont pas toujours suivies par les actes. Il n’empêche, ceux qui encore hier nous expliquaient que laisser la bride sur le cou aux acteurs privés est la meilleure façon d’assurer la bonne marche de l’économie font désormais profil bas.

Zoom Les dépenses collectives n’ont pas régressé

Le poids des dépenses collectives, mesurées par le niveau des prélèvements obligatoires dans le produit intérieur brut (PIB), n’a pas significativement diminué au cours de ces dernières années dans la plupart des pays. La concurrence accrue entre espaces économiques nationaux entraînée par la libéralisation générale des échanges de biens, de services et de capitaux n’y a rien fait. A cela, plusieurs raisons : tout d’abord, la montée continue des dépenses sociales est tirée par la croissance des soins de santé et le coût des pensions, suite à l’allongement continu de la durée de la vie ; ensuite, le fonctionnement d’une économie développée suppose d’investir fortement dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la sécurité, mais aussi l’environnement, la culture ou le sport. Autant de domaines où les dépenses sont en grande partie prises en charge par la collectivité.

Taux de prélèvements obligatoires en 2007, en % du PIB

Ces facteurs sont à l’oeuvre dans tous les pays développés. Le niveau des prélèvements obligatoires demeure néanmoins sensiblement différent d’un pays à l’autre, selon la façon dont les différents services sont dispensés, et notamment le degré de socialisation des dépenses. Ainsi, aux Etats-Unis, les versements pour les fonds de retraite et les assurances santé ne sont pas considérés comme des prélèvements obligatoires. Pour autant, ils sont nécessaires et très coûteux. Inversement, en France, les trois années d’école maternelle gratuite diminuent fortement le coût pour les familles de l’éducation des jeunes enfants vis-à-vis de la plupart des autres pays développés. Elle a cependant pour contrepartie des niveaux de prélèvements plus élevés. Enfin, si la mondialisation n’a pas réduit finalement le poids des dépenses publiques, elle a contribué à modifier la structure de leur financement. En allégeant l’impôt sur les facteurs les plus mobiles - entreprises, revenus du capital -, au détriment des revenus du travail. Et cela de façon de moins en moins progressive en fonction desdits revenus.

Prélèvements obligatoires des administrations publiques et des institutions communautaires, en % du PIB

L’Etat n’était pas vraiment parti

Parler de retrait de l’Etat pour caractériser la période d’avant-crise est-il pour autant pertinent ? Le retour en grâce des théories néolibérales au cours des années 1970 dans le champ académique, au détriment de la vulgate keynésienne, a moins accompagné un retrait de l’Etat qu’un changement dans ses objectifs. L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, en 1979, puis de Ronald Reagan aux Etats-Unis, en 1982, ont été à l’origine de puissantes interventions publiques dans l’économie et la société. Avec pour résultat de profondes modifications dans les règles du jeu imposées aux acteurs économiques, au profit des plus puissants et des plus riches, au nom de la libération de l’offre.

Les gouvernements néolibéraux ont mis des bâtons dans les roues des syndicats afin de rendre les marchés du travail plus flexibles ; ils ont réduit le champ de la protection sociale obligatoire au profit de systèmes privés facultatifs et de régimes de retraite par capitalisation ; ils ont levé les dernières barrières qui freinaient la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux, ouvrant la voie à une mondialisation non régulée et à la multiplication des bulles spéculatives ; enfin, ils ont laissé les acteurs privés définir par eux-mêmes le droit de cette mondialisation, considérant qu’ils étaient les mieux placés pour s’en charger 1. En ce sens, les gouvernements néolibéraux ont organisé l’affaiblissement de la démocratie dans les Etats dont ils assuraient la direction.

Mais, dans le même temps, ces gouvernements ont constamment affirmé la nécessité d’un Etat fort dans le domaine sécuritaire, sur le plan interne comme sur le plan international. La législation pénale a été durcie aux Etats-Unis durant les années 1980, tandis que les dépenses militaires connaissaient une vive croissance. On a même pu parler de keynésianisme militaire pour caractériser la reprise de l’économie américaine durant cette période. Plus récemment, George W. Bush s’est inscrit lui aussi dans cette tradition durant ses deux mandats : il restera dans l’histoire comme le Président américain qui a fait le plus de cadeaux aux plus riches, tout en se montrant largement indifférent aux victimes de l’ouragan Katrina et en engageant son pays dans la guerre d’Irak.

Au secours du capitalisme en crise

La crise a donc conduit les gouvernements à opérer lourdement dans l’économie. Ce n’est pas vraiment nouveau. Les autorités publiques étaient en effet déjà intervenues massivement dans les crises financières récentes : sauvetage des Savings and Loan (caisses d’épargne américaines durant les années 1980) ; intervention du Trésor des Etats-Unis lors de la crise asiatique de 1997, etc. La différence tient surtout à l’ampleur de l’intervention publique face à une crise elle-même d’une profondeur exceptionnelle.

En pratique, cette action a pris la forme de mesures de soutien massives au secteur bancaire et de plans de relance budgétaire destinés à compenser la chute de la demande privée provoquée par la récession. On peut fort bien, en effet, considérer à la fois que les pauvres sont responsables de leur sort et qu’il n’est pas nécessaire de les aider, et avoir tout de même tiré les leçons de la crise de 1929. Dit autrement, les théories de Friedrich Hayek et Milton Friedman se sont montrées utiles pour réduire la redistribution au bénéfice des plus faibles, mais on en est bien vite revenu à John Maynard Keynes dès lors qu’il s’est agi de sauver le capitalisme de l’effondrement...

Nombreux sont ceux qui rappellent que privatiser les profits et socialiser les pertes est une pratique aussi vieille que le capitalisme. Ils n’ont pas tort. A ceci près qu’en sauvant le système financier de l’effondrement, nos dirigeants ont certes sauvé la mise aux banquiers, mais aussi à l’économie réelle. Au-delà, tous les chefs d’Etat et de gouvernement, quelle que soit leur orientation politique, se considèrent désormais comptables devant leurs électeurs de l’état de l’économie. Face à la crise, ils ont tous cherché à s’affirmer comme des Franklin D. Roosevelt plutôt que des Herbert Hoover, ce président des Etats-Unis dont l’inaction, au lendemain de la crise de 1929, avait précipité le monde dans la crise. On mesure là les limites du discours libéral...

Cette intervention de l’Etat s’accompagne-t-elle d’une remise en cause des finalités qui étaient le plus souvent devenues les siennes durant la phase libérale ? En dépit des multiples proclamations en faveur d’un capitalisme mieux régulé, ou malgré les dénonciations convenues des revenus excessifs des traders, il n’y a pas encore de signe fort montrant que la dynamique inégalitaire de ces dernières décennies est remise en cause par ce retour de l’Etat (voir page 62). Aucun gouvernement n’a encore adopté de mesures qui rompent significativement avec les pratiques de la période antérieure sur le plan fiscal ou social. Les dirigeants des principaux Etats de la planète entendent certes mieux assurer le bon fonctionnement du capitalisme, d’où la mise à l’étude de nombreuses mesures qui pourraient, si elles sont mises en oeuvre, limiter notamment la profitabilité du secteur financier et sa capacité à prendre des risques excessifs 2. Mais rien n’a été fait à ce jour pour réorienter de manière significative les buts assignés à l’économie. Or, le monde n’a pas seulement besoin d’une meilleure régulation technique. Il lui faudrait surtout renouer avec une vision de l’économie qui laisse moins de place aux inégalités et au mépris des conséquences collectives des comportements individuels, notamment en termes environnementaux.

Le contrecoup de la montée des émergents

En revanche, les nouveaux rapports de force issus de la montée des pays émergents, à commencer par la Chine, font évoluer le jugement porté par les dirigeants des pays les plus développés sur les bienfaits de la libéralisation générale des échanges. Ces dirigeants, et les institutions économiques internationales qu’ils influencent (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce), ont longtemps défendu les principes libéraux en matière commerciale ou financière au plan international. Parce que ces principes et les règles qui en découlaient servaient leurs intérêts. Les pays émergents qui s’en sortent se sont cependant bien gardés d’appliquer les conseils qui leur étaient dispensés : la Chine, notamment, a conservé le contrôle du taux de change du yuan et continue de pratiquer un fort protectionnisme. Ce qui lui a permis de devenir désormais le premier exportateur mondial...

Et c’est surtout cet état de fait, beaucoup plus que les progrès de la science économique, qui rend le libre-échange moins populaire dans les pays riches. Les accords multilatéraux négociés dans le cadre de l’OMC paraissent bien moins séduisants maintenant que les Etats du Nord peinent à imposer des conditions qui leur soient favorables. Désormais, les pays émergents sont devenus assez forts pour réclamer des contreparties réelles aux ouvertures qui leur sont demandées. Résultat : les compromis se sont révélés plus difficiles à trouver, comme en témoigne le blocage du cycle de négociations commerciales ouvert à Doha en 2001 et toujours pas clos. Les Etats-Unis, mais aussi l’Union européenne, ont préféré multiplier les accords commerciaux bilatéraux, ce qui leur permet plus aisément de profiter de leur rapport de force vis-à-vis des petits pays.

On a souvent observé, avec raison, que la mondialisation avait affaibli le politique en suscitant un décalage entre son espace et celui de l’économique. Les évolutions décrites ci-dessus conduisent à nuancer le propos. D’une part, la libéralisation des relations économiques internationales donne plus de pouvoir aux entreprises, qui peuvent mettre en concurrence les différents territoires. Mais elle a été pleinement portée jusqu’ici par les Etats qui concentrent sur leur territoire les centres de décision de l’économie mondialisée, à commencer par les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, l’Union européenne. D’autre part, on s’est rendu compte, à la faveur de la crise, que les acteurs privés transnationaux savaient très bien quelle était leur nationalité dès lors qu’il s’agissait de faire appel à l’argent public. Enfin, la mondialisation n’a pas mis fin à la logique mercantiliste, et la concurrence entre firmes dans le cadre du grand marché mondial n’a pas fait disparaître la concurrence des Etats et leurs difficultés à s’accorder sur les principes qui devraient fonder la gouvernance de la mondialisation, comme en témoignent les résultats limités, jusqu’à aujourd’hui, des sommets du G20.

  • 1. Voir " Le droit de la mondialisation est antipolitique ", Alternatives Economiques n° 282, juillet-août 2009. Disponible dans nos archives en ligne.
  • 2. Voir " La finance enfin mise au pas ? ", dossier d’Alternatives Economiques n° 280, mai 2009. Disponible dans nos archives en ligne.

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