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Europe de l’Est : la convergence interrompue

7 min

La crise a cassé la dynamique de rattrapage des pays d'Europe centrale et orientale. Un phénomène qui met en cause les mécanismes de solidarité de l'Union européenne.

Le vingtième anniversaire de l’ouverture du rideau de fer a été discret. Et pour cause : 2009 a été pour les pays de l’Est une année noire. La crise les a frappés particulièrement durement. Certains d’entre eux, comme la Hongrie, la Lettonie et la Roumanie, ont même dû demander l’aide du Fonds monétaire international (FMI) pour faire face à leurs engagements. Ce brusque coup d’arrêt au processus de rattrapage des économies occidentales, lancé au début des années 1990, remet en question la réussite de l’élargissement et illustre les limites de la solidarité entre les Etats membres de l’Union européenne.

Les rancoeurs, nées d’une transition souvent douloureuse vers l’économie de marché, risquent donc de s’exacerber encore. Avec pour conséquence de paralyser durablement une Union où les " petits pays " disposent institutionnellement d’un puissant pouvoir de blocage. Cette situation pourrait bien amener une remise en cause en profondeur du fonctionnement de l’Union européenne.

Vingt ans de rattrapage

Jusqu’en 2008, l’élargissement de l’Union à dix nouveaux membres (en 2004), suivi par l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie (en 2007), ressemblait à une success story. Certes, ces douze pays ne représentaient encore à ce moment-là que 8 % du produit intérieur brut (PIB) européen, alors qu’ils pesaient 21 % de sa population, autrement dit leur niveau de vie restait très inférieur à la moyenne. Mais leur croissance a été vive : en 1995, leur part au PIB de la future Union à vingt-sept ne dépassait pas les 4 %. En une quinzaine d’années, cette part a donc doublé, si bien que la perspective d’un rattrapage progressif ne paraissait pas totalement illusoire.

Et cela bien que les nantis de l’Union à quinze se soient montrés particulièrement pingres au cours du processus d’intégration. Ils ont en effet refusé aux Pays d’Europe centrale et orientale (Peco) une aide d’une ampleur comparable à celle qu’ils avaient apportée dans les années 1980 à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal après leur adhésion. L’élargissement à l’Est s’est en effet réalisé à budget de l’Union constant, alors qu’il s’agissait d’intégrer 103 millions d’habitants supplémentaires, trois fois plus pauvres en moyenne que ceux de l’Ouest. Sans compter les multiples vexations imposées aux Peco en matière de libre circulation des personnes ou d’accès à la politique agricole commune.

Zoom Pays d’Europe de l’Est : tous ou presque sont atteints par la crise

Les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) sont loin d’être égaux face à la crise. Les pays baltes, la Bulgarie et la Roumanie sont particulièrement mal en point. Ces pays enregistraient des déficits extérieurs supérieurs à 15 % de leur produit intérieur brut (PIB) en 2007 (jusqu’à 22 % en Lettonie et en Bulgarie). Ces déficits étaient compensés par des capitaux étrangers, lesquels font aujourd’hui défaut, entraînant de sévères ajustements. La Lettonie et la Lituanie ont ainsi connu un effondrement de leur activité de 18 % en 2009. La Roumanie accuse une chute de 8 % de son PIB, la Bulgarie et la Hongrie une baisse de l’ordre de 6 %. La Pologne est le seul pays de l’Est dont la production a continué d’augmenter en 2009. Néanmoins, la baisse du zloty face à l’euro entraîne malgré tout un recul du niveau de vie des Polonais vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest. La Slovaquie, du fait de son entrée dans la zone euro, le 1er janvier 2009, échappe à ce recul.

PIB par habitant des nouveaux membres de l’Union en euros constants, base 100 = France

Officiellement, cette parcimonie se justifiait par les " capacités d’absorption " limitées des économies de l’Est. Mais Bruxelles s’est nettement moins inquiétée de l’absorption des capitaux privés. De fait, le rattrapage des pays de l’Est a reposé essentiellement sur un afflux de capitaux en provenance de l’Ouest. Les industriels, mais aussi les banquiers, les assureurs, les distributeurs, les opérateurs de téléphonie, etc. ont racheté l’essentiel des entreprises de ces pays qui, sortant du communisme, manquaient à la fois de capitaux et de savoir-faire. Ils ont ensuite délocalisé sans ces pays une partie significative de leurs productions intensives en main-d’oeuvre. Ils ont ainsi trouvé à l’intérieur de l’Union un moyen de contrer la concurrence des pays asiatiques à bas coûts (en 2006, le coût du travail d’un ouvrier polonais était cinq fois plus faible que celui de son homologue français et sept fois inférieur à celui d’un ouvrier allemand). Cette stratégie a été en particulier à la base du redressement de l’industrie allemande.

Ce processus a toutefois été souvent mal vécu sur place, les Peco ayant l’impression d’être " rachetés " par l’Ouest. D’autant que le chômage est resté élevé du fait des restructurations que les industriels ont menées dans des entreprises peu performantes héritées de l’époque socialiste afin d’obtenir durablement des gains de productivité importants. Reste que jusqu’à la crise, cette dynamique semblait pouvoir porter un rattrapage progressif des niveaux de richesses et des conditions de vie entre l’Est et l’Ouest du continent.

Sonnés par la crise

Mais cet afflux de capitaux privés a aussi permis aux Peco de vivre très largement au-dessus de leurs moyens. Avec un marché intérieur largement ouvert aux produits d’Europe de l’Ouest, et des banques occidentales prêtes à leur faire largement crédit, il était tentant d’accéder aux standards de consommation occidentaux. En 2007, la croissance du crédit au secteur privé avait été de l’ordre de 50 % par an en Europe de l’Est. Ce boom était entretenu depuis le début de la décennie par les filiales locales des banques d’Europe de l’Ouest, qui détiennent l’essentiel du réseau bancaire de l’Europe émergente. Jusqu’au jour où les difficultés des maisons mères ont entraîné un resserrement brutal du crédit (credit crunch) à l’Est, privant ces économies du principal carburant de leur consommation et de leur investissement.

Pire : dans nombre de pays, les crédits avaient souvent été contractés en devises étrangères et non en monnaie locale, pour bénéficier de taux d’intérêt plus faibles. En Hongrie, par exemple, plus de la moitié des crédits accordés aux ménages (60 %) et aux entreprises (48 %) étaient libellés en euros, en 2007. Quand les investisseurs ont retiré leurs billes pour se rabattre sur des territoires plus sûrs (selon le processus classique en temps de crise de " fuite vers la qualité "), les taux de change des monnaies d’Europe de l’Est se sont effondrés. Entraînant une perte brutale de pouvoir d’achat sur les produits importés et une explosion du poids des dettes privées, puisqu’il fallait continuer à rembourser les intérêts et le capital en euros.

Face au risque de ne plus pouvoir payer leurs créanciers, un certain nombre de pays ont dû avoir recours au FMI. Certes, les institutions européennes ne sont pas restées sourdes à leurs difficultés : la Banque centrale européenne (BCE) leur a prêté des euros pour défendre leur monnaie et l’Union a doublé ses budgets d’aide d’urgence. Reste que l’Europe s’est montrée incapable de faire face seule à une situation de crise en son sein.

La gestion de la crise financière à l’Ouest a aussi aggravé la fuite des capitaux : ainsi, en octobre 2008, quand les gouvernements d’Europe de l’Ouest ont promis, dans le désordre, de garantir les dépôts effectués dans leurs banques, les comptes se sont vidés à toute vitesse à l’Est. Autre facteur d’inquiétude : de nombreux Roumains et Polonais avaient profité de l’élargissement pour tenter leur chance à l’Ouest. Souvent employés dans le bâtiment, ils comptent parmi les premières victimes de la récession. Du coup, ils retournent massivement au pays, aggravant ainsi la dégradation des marchés du travail à l’Est.

Et maintenant ?

L’élargissement à l’Est avait déjà de facto profondément changé la nature de l’Union du fait de l’ampleur inédite des inégalités de revenus et des écarts de développement entre les pays membres. Cela malgré la fiction juridique maintenue de l’" acquis communautaire ", c’est-à-dire de l’unification du droit dans un grand nombre de domaines. Ces écarts considérables de niveau de vie posaient en particulier dans des termes qualitativement nouveaux la question du dumping social et du dumping fiscal à l’intérieur de l’Union. Néanmoins, dans l’imaginaire collectif des Européens, la perspective à moyen terme restait celle d’un rapprochement relativement rapide. Les difficultés rencontrées dans les rapports entre l’Est et l’Ouest n’avaient donc qu’un caractère transitoire, gênant certes, mais qui ne nécessitait pas de revoir en profondeur les modes de fonctionnement de l’Union.

Il est encore trop tôt pour en dresser un bilan définitif, mais il paraît probable que la crise obligera à reconsidérer cette approche : elle a en effet brutalement, et probablement durablement, renvoyé certains Peco plusieurs années en arrière. Elle a également jeté une lumière crue sur la faiblesse persistante des mécanismes de solidarité internes à l’Union, puisque plusieurs de ses membres n’ont eu d’autre choix que de s’adresser au FMI comme n’importe quel pays en développement. Selon toute vraisemblance, la crise va donc placer l’Union devant une alternative : prendre acte de son caractère " à plusieurs vitesses " et en tirer les conséquences pour différencier davantage son fonctionnement interne, ou approfondir ses mécanismes de solidarité pour reprendre et accélérer sur des bases plus saines la dynamique de convergence interrompue par la crise.

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