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Migrations : l’Europe peut-elle fermer ses frontières ?

6 min

Non seulement l'Europe peut très difficilement se fermer à l'immigration, mais elle en aura besoin si elle veut limiter les effets de ses déséquilibres démographiques.

L’Europe se vit de plus en plus comme une forteresse assiégée. Elle entretient depuis les années 1970 le fantasme de l’immigration zéro, alors même qu’elle est devenue - dans sa partie occidentale - la première terre d’immigration de la planète, avec environ 3,2 millions d’entrées en 2007, contre 1,3 million en Amérique du Nord, selon l’OCDE. 31 millions d’étrangers se sont installés sur son sol en 2008, soit 6,2 % de sa population. Beaucoup voudraient que l’Union européenne ferme encore plus ses frontières. Est-ce possible et, surtout, est-ce souhaitable ?

L’impossible fermeture des frontières

Après ses élargissements successifs, l’Union compte aujourd’hui près de 78 000 kilomètres de frontières extérieures, dont 65 000 kilomètres de côtes, indique l’Atlas des migrants en Europe1. Dans ces conditions, un strict contrôle des entrées et des sorties relève du voeu pieux. Prérogative des Etats membres, la surveillance a pourtant été constamment renforcée, avec notamment la création, en mai 2005, de Frontex, agence européenne qui fournit aux principaux pays d’arrivée - les pays méditerranéens - des moyens d’action supplémentaires. Mais la progression du budget de Frontex (42 millions d’euros en 2007, 70 millions en 2008) n’empêche pas les arrivées de clandestins.

A Malte, où les autorités sont débordées par les quelque 1 600 personnes qui passent chaque année à travers les mailles du filet, on se plaint de la pingrerie des grands Etats membres, qui rechignent à absorber une partie de ce flux et à renforcer les contrôles en mer. Et si, observe encore l’Atlas des migrations, les détentions de clandestins à l’arrivée ont diminué en Espagne (19 600 en 2007 pour 14 600 en 2008), c’est surtout parce que le problème s’est déplacé : un contrôle renforcé ici se traduit ailleurs par l’ouverture de nouvelles routes de l’immigration illégale, plus longues, plus chères (un passage depuis la côte libyenne coûte environ 1 500 euros) et plus dangereuses. L’organisation non gouvernementale (ONG) italienne Fortress Europe a recensé 1 274 morts et disparus en mer dans le canal de Sicile en 2008, autant qu’au cours des trois années précédentes.

Au total, le nombre des clandestins en Europe, estimé aujourd’hui entre cinq et sept millions 2, traduit l’impossibilité pratique d’une maîtrise rigoureuse des flux migratoires, en dépit d’un renforcement constant des mesures déployées depuis le milieu des années 1970. Dans un monde aussi terriblement inégalitaire que le nôtre, cette quête est probablement illusoire. Elle entraîne en outre un recul des droits et des libertés des personnes (droit d’asile, liberté d’étudier, d’entreprendre, de visiter, de voir un parent à l’étranger...). Non seulement pour les candidats au départ et pour les immigrés, mais aussi pour l’ensemble de la société du pays d’accueil, soumise à des contrôles policiers et à un quadrillage de plus en plus stricts et intrusifs. Une situation bien décrite notamment dans le film Welcome. Au point d’aboutir à des aberrations, comme celle à laquelle on assiste aujourd’hui en France vis-à-vis de l’ensemble des Français nés à l’étranger : ils sont systématiquement soupçonnés par l’administration d’avoir usurpé leur nationalité à l’occasion du renouvellement de leurs papiers d’identité...

L’Europe a besoin de l’immigration

Publié en 2000, un rapport des Nations unies sur la population mondiale mettait en garde l’Union sur sa politique d’immigration trop restrictive, alors que le vieillissement de sa population et les déséquilibres entre actifs et inactifs nécessiteraient, au contraire, une plus grande ouverture. En effet, une immigration zéro se traduirait, dans une cinquantaine d’années, par une baisse probable de la population de l’Union à vingt-sept de 80 millions de personnes et par un accroissement très sensible de la part des plus de 65 ans (voir graphique). Autrement dit par une baisse de la richesse des Européens, au moment où s’accroîtront les dépenses liées à la prise en charge des aînés. Dès aujourd’hui, si la population européenne croît encore un peu (+ 0,3 % chaque année), c’est pour les deux tiers grâce à l’arrivée d’étrangers (+ 0,2 %).

Evolution de la population européenne à 27, en millions

Cette politique très restrictive est le plus souvent justifiée par l’existence du chômage de masse. Le sujet est évidemment important puisqu’on peut légitimement craindre qu’un afflux d’immigrés ne contribue à aggraver ce chômage et à dégrader les conditions de rémunération de l’ensemble des salariés du fait d’une concurrence accrue sur le marché du travail. Mais dans un contexte où la fermeture des frontières ne peut pas être effective, les barrières à l’immigration ont en réalité surtout pour effet de maintenir dans la clandestinité un volant important de travailleurs. Ce qui, au-delà des drames individuels que cela suscite, exerce en pratique une pression à la baisse sur les conditions de travail dans les secteurs où les clandestins sont employés, une pression probablement supérieure à ce qu’elle serait si ces travailleurs étaient dans la légalité.

Une majorité de migrants (dont les conjoints entrés légalement au titre de l’immigration familiale) s’emploient en effet dans des métiers que refusent les nationaux, en raison des conditions de rémunération et/ou d’emploi : morcellement et flexibilité des horaires, travail de nuit et les week-ends, pénibilité physique... C’est le cas en particulier des secteurs du bâtiment, de la restauration, du nettoyage, de l’agriculture, des soins aux personnes âgées ou de la garde des jeunes enfants. Et cela alors que, au bout du compte, les Etats sont toujours conduits à procéder à des régularisations de ces sans-papiers. Massives, comme en Espagne et en Italie, devenues récemment de grands pays d’immigration. Ou au compte-gouttes et honteuses, comme en France (6 000 régularisations en 2009).

Zoom Les illusions du codéveloppement

Dès les années 1970, la politique de fermeture des frontières européennes s’était accompagnée de programmes d’aide au retour, comme " le million Stoléru " 1 en France. Sans grand succès, car les immigrés avaient plus à perdre qu’à gagner à un retour au pays, faute d’infrastructures, de débouchés ou d’emplois locaux. Ce constat a renforcé l’idée que, sans développement du Sud, l’" immigration zéro " était un objectif illusoire.

Au cours des années 1980, on est allé plus loin en cherchant à mettre en place des politiques d’aide au développement impliquant les migrants dans le but explicite d’éviter le départ de nouveaux émigrants. C’est ce qu’on appelle le " codéveloppement ", consacré en France par la création en 1998 d’une délégation interministérielle.

L’idée était née d’un double constat : l’importance croissante des envois d’argent par les migrants dans leur pays d’origine et la stagnation de l’aide internationale. En 2008, ces deux flux atteignaient respectivement 305 milliards et 120 milliards de dollars au niveau mondial. Cependant, vouloir orienter les envois des migrants vers davantage d’investissements productifs ou collectifs paraît largement utopique : ils envoient de l’argent avant tout pour aider leur famille à satisfaire leurs besoins de base. Même si ces transferts pourraient être plus efficaces (notamment via la baisse des commissions prélevées à cette occasion), l’intérêt pour le codéveloppement sert surtout à masquer la misère croissante de l’aide publique.

De plus, il n’est pas vraiment sûr que le développement local réduise réellement l’émigration. Les deux phénomènes, au contraire, tendent pour partie à se renforcer mutuellement : la migration est une stratégie de développement pour nombre de régions (région de Kayes au Mali, du Wenzhou en Chine, l’Etat philippin...). Et ceux qui émigrent sont le plus souvent des hommes et des femmes plus riches et mieux formés que ceux qui restent.

  • 1. En 1977, Lionel Stoléru, secrétaire d’Etat à l’Immigration, met en place une aide de 10 000 francs (1 million de centimes ou encore 1 500 euros) pour tout candidat au retour au pays.

Par ailleurs, en termes économiques, le raisonnement qui veut que l’arrivée d’immigrants pèse uniquement de façon négative sur le marché du travail est à relativiser fortement : une population supplémentaire, ce ne sont pas seulement des demandeurs d’emploi en plus, mais aussi des consommateurs plus nombreux. Et souvent également des entrepreneurs particulièrement dynamiques. La montée en puissance des Etats-Unis ou, plus récemment, du Canada est fondée depuis deux siècles sur une immigration importante. Plus près de nous, le dynamisme économique de l’Espagne au cours des vingt dernières années est dû, pour une large part, à son ouverture récente à l’immigration, même si les déséquilibres massifs de son modèle de développement l’ont amenée à connaître aujourd’hui une grave crise.

Une politique incohérente

Ces contradictions ont poussé la Commission européenne à déposer en 2001 un projet de directive sur l’accueil des travailleurs étrangers, puis à publier un livre vert en 2005 sur la migration économique. Ce débat a conduit, en France, au vote de la loi de juillet 2006 sur l’" immigration choisie ", qui remet en cause la politique d’immigration zéro et entend faciliter les entrées de certains travailleurs. Elle reste cependant très restrictive en pratique, tandis qu’elle durcit les conditions de l’immigration familiale, dite " subie ".

Au niveau européen, la même vision sous-tend, d’une part, une ouverture a minima avec la " carte bleue " (titre de séjour temporaire réservé aux travailleurs hautement qualifiés voté en juin 2009 par le Parlement européen) et, d’autre part, une approche toujours plus sécuritaire avec l’adoption de la " directive retour " en juin 2008, qui permet entre autres d’étendre à dix-huit mois la détention des clandestins en instance d’expulsion. Une approche manifestement condamnée à l’échec, même s’il paraît clair que l’ouverture totale des frontières n’est pas non plus une alternative crédible.

  • 1. Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Migreurop, éd. Armand Colin, 2009.
  • 2. La globalisation humaine, par Catherine Withol de Wenden, éd. PUF, 2009.

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