Société

La révolution culturelle numérique

6 min

La révolution numérique bouleverse les industries de la culture et de l'information. Pour le meilleur ou pour le pire ? Il est trop tôt pour le dire. Mais en tout cas, cette nouvelle donne implique des régulations plus adaptées.

La révolution numérique est en train de transformer de fond en comble les industries de la culture et de l’information. Si la musique au format numérique ne représente en France que 16 % des recettes du secteur (contre 40 % aux Etats-Unis), les ventes de CD ont déjà été divisées par 2,5 depuis 2002. Le cinéma, de son côté, doit faire face au développement de la vidéo à la demande : celle-ci ne totalisait encore qu’un chiffre d’affaires de 50 millions d’euros en 2008, mais avec une perspective de croissance de plus de 50 % en 2009. La télévision traditionnelle, qui fédère des audiences de masse sur une grille de rendez-vous fixes, doit elle aussi apprendre à cohabiter avec des chaînes thématiques, la TNT et une offre croissante de programmes en ligne. Quant au livre numérique, s’il cherche encore sa voie en Europe, il a déjà réalisé une première percée aux Etats-Unis.

A cela s’ajoute partout une peur bleue du piratage et de la contrebande sur les réseaux d’échange. La manière de produire les contenus, de les financer, de les protéger et d’y accéder change donc de visage. Il est encore trop tôt pour donner raison aux optimistes qui y voient de nouveaux horizons pour la création, ou aux pessimistes qui redoutent une baisse généralisée de la qualité de l’offre culturelle. Mais il est certain que la révolution numérique appelle de nouvelles régulations.

Les modèles économiques bousculés

Cette révolution se traduit par une séparation croissante des contenus et de leurs supports physiques (papier, disque...) grâce au déploiement à grande échelle de systèmes de codage, d’équipements privés interconnectés, d’accès à haut débit et de capacités de stockage élevées. Cette dématérialisation fait fondre les coûts de diffusion-distribution, des plates-formes en ligne se substituant aux lourds équipements logistiques de la distribution physique ; elle autorise une circulation quasi instantanée des contenus en raison de la forte reproductibilité des oeuvres numériques et des vastes réseaux d’échange de " pair à pair "* qui se sont mis en place ; elle tolère la diffusion de fichiers piratés qui échappent à la rémunération des ayants droit ; elle abaisse fortement les barrières à l’entrée pour les créateurs, encourageant les phénomènes d’autoproduction et d’autopromotion ; elle favorise, enfin, le développement d’offres gratuites...

Zoom Révolution numérique : l’illusion du gratuit

La révolution numérique encourage l’émergence d’offres gratuites, du fait d’une baisse des coûts de traitement et de transport de l’information. De telle sorte que les revenus publicitaires pourraient suffire, croit-on, à rentabiliser l’exercice. Mais le développement du tout-gratuit reçoit aussi l’appui des " Robins des Bois de l’Internet ", impatients de célébrer la fin de l’exploitation des artistes par les fat cats, les " chats gras " du business culturel. En réalité, si la gratuité ouvre à des consommateurs modestes l’accès à un nombre important de contenus, elle est en grande partie une illusion économique. La moindre baisse conjoncturelle des recettes publicitaires peut mettre son modèle en échec. En outre, le gratuit a exacerbé la concurrence entre des acteurs qui se sont précipités dans une bataille parfois suicidaire pour augmenter leurs parts de marché, sans considérer les risques d’autoconcurrence et de destruction de valeur. La presse en a fait en particulier les frais, et beaucoup de médias cherchent aujourd’hui les moyens de développer des offres payantes capables de rentabiliser la production d’une information de qualité qui ne se réduise pas à la diffusion de dépêches améliorées ou au ramassage " collaboratif " de commentaires très inégaux.

Ce bouleversement entraîne une perte de souveraineté croissante des exploitants de droits (maisons de disques, producteurs...) et des détenteurs d’accès traditionnels (des structures de diffusion aux détaillants physiques) au profit de nouveaux détenteurs d’accès : sites Internet fédérant de larges audiences comme les moteurs de recherche qui permettent de s’orienter dans la jungle numérique, revendeurs comme Amazon pour le livre numérique aux Etats-Unis, fournisseurs d’accès à Internet ou entreprises de télécommunication cherchant à agréger de larges bouquets de contenus. Cette transformation de la chaîne des intermédiaires déstabilise en profondeur les modèles des industries culturelles.

Elle affaiblit en particulier les intermédiaires " accoucheurs " (producteurs, éditeurs classiques), qui jouaient un rôle de sélection et de conseil aux créateurs et que n’assument pas les nouveaux géants de la distribution numérique. Car l’un des paradoxes de cette révolution est qu’elle autorise des modes d’accès et d’échanges largement décentralisés tout en renforçant de grands oligopoles (comme iTunes pour la musique), capables d’imposer leurs conditions tarifaires, et notamment la standardisation des prix.

Ces transformations favorisent également le morcellement des oeuvres en vue de proposer au public des formats plus courts à des prix plus modiques, voire totalement gratuits. La tendance à la miniaturisation de l’offre et au développement d’outils de recherche rapide à l’intérieur de vastes catalogues tend à conformer les contenus aux exigences d’écrans de plus en plus portatifs (type iPhone) et d’une consommation plus nomade et plus " customisée ". Les oeuvres complexes auront sans doute du mal à se faire une place dans cette culture de la fragmentation.

Un fort besoin de régulation

Devant la multitude des risques, de nouvelles régulations sont en tout cas nécessaires. Pour le moment, les pouvoirs publics se sont concentrés surtout sur le piratage et sur les instruments de protection de la propriété intellectuelle. En France, la loi Hadopi a ainsi prévu des sanctions portant sur l’accès à Internet pour les utilisateurs contrevenants. Très critiquée, cette approche répressive s’avère de toute façon insuffisante. Le gouvernement français envisage à présent de créer une taxe sur la publicité en ligne (dite " taxe Google ") pour en redistribuer les recettes aux créateurs. Par ailleurs, la justice ne reste pas inactive : le programme de numérisation sauvage de livres à l’initiative de Google a ainsi été condamné par la justice française et risque d’être entravé également par la justice américaine.

D’autres questions méritent également examen. Dans le secteur du livre, par exemple, c’est une régulation très particulière qui a permis, en France, de maintenir une offre diversifiée, notamment avec la loi sur le prix unique du livre**, qui n’a pas pour l’instant d’équivalent pour le numérique. Cette dérogation à l’orthodoxie concurrentielle a protégé la qualité de l’offre en permettant à des libraires indépendants de subsister, alors même que le prix du livre augmentait moins vite que l’indice des prix à la consommation. Quinze pays européens disposent aujourd’hui d’une législation comparable. Qu’en sera-t-il sur Internet ?

Et les artistes ?

Et les créateurs dans tout ça ? L’une des craintes récurrentes est que ces mutations finissent par les appauvrir et les décourager de produire des oeuvres originales. En réalité, leurs difficultés ne datent pas de la révolution numérique et ils ne la voient pas toujours d’un mauvais oeil. Une enquête récente sur les artistes et les musiciens interprètes 1 montre que la moitié des personnes interrogées gagne d’ores et déjà moins de 1 250 euros par mois. La musique enregistrée n’est d’ailleurs pas l’essentiel de leurs revenus : pour 66 % d’entre eux, les concerts et la participation à des spectacles sont la principale source de rémunération, et pour 50 %, l’activité musicale constitue moins de la moitié de leurs ressources. Par ailleurs, 36 % n’ont jamais eu de contrat avec une maison de disques. Dans le même temps, ces artistes font un usage intensif d’Internet et des outils numériques : 65 % ont une page Web, plus de 60 % utilisent un home studio numérique, et 50 % s’autoproduisent.

Bref, même s’ils rejoignent le consensus en faveur d’un nécessaire effort de régulation, la révolution numérique est davantage ambivalente à leurs yeux qu’à ceux des grandes firmes traditionnelles du secteur : elle se traduit aussi par de nouvelles opportunités. Pour le reste, ils évoluaient déjà et ils évolueront encore dans un domaine ultra-inégalitaire où seule l’existence de filets de sécurité sociaux permet de garantir l’avenir et de réunir les conditions minimales d’une production originale.

  • 1. Voir Les musiciens dans la révolution numérique, par Maya Bacache, Marc Bourreau, Michel Gensollen et François Moreau, éd. Irma, 2009.
* " Pair à pair "

Traduction de " peer to peer " (ou " P2P "). Réseaux reliant entre eux de nombreux utilisateurs grâce à des protocoles permettant de partager une grande quantité de contenus.

** Prix unique du livre

Une même édition d'une oeuvre se trouve à un prix identique dans tous les points de vente pendant un certain temps.

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